Que François Hollande s'entête à chasser deux lièvres à la fois, abattre Bachar et anéantir Daech, ne devrait pas expliquer, ou justifier, les nouveaux attentats à Paris. Nous sommes bien face à une action concertée de groupes terroristes, certainement commandés de l'extérieur, mais sans aucun doute nourris à un «islam de France», foncièrement intégriste. On ne peut pas lutter à la fois contre le chômage et contre le terrorisme, en ménageant les pourvoyeurs du second fléau sous prétexte que leur argent fait tourner les usines. Qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas le khalifat de Mossoul qui a envoyé des commandos de tueurs étrangers semer la mort et la terreur au cœur de la capitale française. Si les instructions viennent bien de l'EI, ou d'Isis, selon la version, les exécutants n'ont pas été parachutés ou infiltrés en territoire français. Même s'il paraît vraisemblable que des Non-Français aient pris part aux attentats de ce 13 novembre 2015, on peut difficilement occulter, ou minimiser, le rôle de réseaux dormants en France même. Il est aussi fort possible que de jeunes Français, musulmans de naissance ou convertis, aient pu faire un séjour en Syrie, et revenir dans leur pays avec une formation adéquate. Du point de vue de la surveillance des apôtres de la violence qui prêchent librement dans les mosquées, et du contrôle des «djihadistes», la France a beaucoup de retard. L'exemple type en ce sens paraît être la ville de Lunel, dans l'Hérault (région du Languedoc-Roussillon), qui a récemment défrayé la chronique. Six jeunes originaires de la ville ont récemment trouvé la mort en combattant dans les milices islamistes. Le chiffre est dérisoire rapporté aux 25 000 habitants de la cité, mais dans le climat actuel où l'islamophobie paraît s'être emparée d'une partie notable de la classe politique, la nouvelle a provoqué un choc. L'émotion a d'autant plus cédé le pas à la stupeur, qu'on a appris dans la foulée qu'une vingtaine de jeunes originaires de la ville combattraient actuellement dans les rangs islamistes en Syrie et en Irak. Là-dessus, comme s'il pouvait en être autrement, est venue se greffer l'affaire de la mosquée de Lunel qui a agité cette fois-ci, et principalement, la communauté musulmane de Lunel. Tout a commencé en décembre 2014, lorsque Lahoucine Goumiri, responsable de la mosquée Al-Baraka, avait refusé de condamner le départ des jeunes Lunellois pour le «djihad» en Syrie. Réaction immédiate d'Abdallah Zekri, représentant du CFCM (Conseil français du culte musulman) et président de l'Observatoire national contre l'islamophobie, qui avait stigmatisé l'attitude scandaleuse du notable. Le départ de Goumiri, et l'élection d'un nouveau responsable, n'a pas servi à régler la crise, puisque, dans la foulée, de jeunes exaltés, futurs «djihadistes», ont tenté d'imposer leur contrôle sur le lieu de culte. Après plusieurs mois de conflit, ponctué de menaces de mort et de coups de force, un nouveau président a été élu le 1er novembre dernier et le calme semble être revenu. Mais Lunel, proclamé, à raison, laboratoire miniature du «djihad made in France», réunit toujours les ingrédients propices à l'expansion de l'intégrisme : des jeunes en mal de repères et sans perspectives d'avenir et un discours intégriste dominant. L'erreur des pouvoirs publics français est de ne pas intervenir contre les prêcheurs, au nom de la liberté, et sous prétexte qu'il n'y a pas d'incitation directe au «djihad». Or, tous les prêcheurs et tous les théologiens fondamentalistes sont des recruteurs potentiels pour les milices intégristes, il suffit juste de les écouter. Malheureusement, les attentats de ce vendredi, que les errements diplomatiques et militaires de la France en Syrie ne doivent pas justifier, montrent encore une fois qu'il n'est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. A. H. Repentance Guérir de l'islamisme, c'est possible Comment un jeune Algérien natif de Nantes, orphelin de père à treize ans, s'est laissé tenter d'abord par le piétisme avant de s'enrôler dans l'UOIF (Union des organisations islamiques de France), appendice du mouvement des «Frères musulmans». Récit d'un parcours au sein de cet islam de France, qui ressemble à tout sauf à l'islam de nos pères, à une nation musulmane prêchant le bien et proscrivant le mal. Farid Abdelkrim est l'un de ces jeunes Français issus de ce qu'on appelle communément la 2e génération, qui sont nés en France, ou y sont arrivés très jeunes, et qu'on appelle communément «Beurs», ou «Rebeus» en verlan. Ces jeunes sont tiraillés entre l'identité de leurs parents, qu'ils veulent sauvegarder, et cette incertaine identité française, qu'ils veulent acquérir, sans toujours y parvenir. L'identité ici signifie pour eux avoir les mêmes droits, puisqu'ils ont les mêmes devoirs, que ces Français «de souche» avec qui ils partagent la nationalité, sans jouir des mêmes chances. Au départ, Farid Abdelkrim ne semblait pas devoir souffrir de cette inconfortable posture de «n'être ni d'ici ni de là-bas», puisqu'il pouvait s'en accommoder et même y voir des avantages. «Français en France et Algérien en Algérie. Etre le fils de l'endroit où je me trouvais, quand je m'y trouvais, m'allait très bien. Aucunement contradictoire, cette option me paraissait tout à fait complémentaire. Comme si je cherchais à me donner le droit d'éprouver un peu de lassitude à être Français toute l'année.» Pourtant, cette vie, semblable à un long fleuve tranquille coulant entre El-Kantara, le village de ses ancêtres, et Nantes, «ville d'adoption», allait basculer. En 1980, à la mort de son père, Farid subit le premier choc émotionnel, puis spirituel et son «long fleuve tranquille» commence à s'agiter avec sa quête des «siens», c'est-à-dire les musulmans comme lui. A son premier séjour, sans son père, à El-Kantara, il décide d'être pratiquant, et il accomplit ses premières prières avec quelques cousins. «Cette phase initiatique me transporta d'enthousiasme. Sans pouvoir me l'expliquer, l'attraction incroyable qu'exerçait sur moi cette pratique me stimulait. Sans doute parce que cela faisait écho à mon désir inavoué de structurer mon existence, à mon besoin de cohérence.» C'est le moment des ruptures radicales, et il ne laisse plus de place dans sa vie aux amitiés, à la camaraderie avec les Cyrille, Christophe, etc. Il y a des conséquences immédiates sur ses résultats scolaires, mais il n'en a cure, même s'il appréhende les remontrances de sa mère qui lui répète sans arrêt qu'il n'est bon à rien. C'est aussi le temps de la petite délinquance, des premières cigarettes, puis le shit et l'herbe, avec un arrêt pile, au moment de passer à quelque chose de plus fort, la cocaïne. «Une nuit, mon ami Chérif m'empêcha de m'enfoncer d'un cran supplémentaire en sniffant à lui tout seul la dose que nous étions censés nous partager.» L'échappatoire dans cet univers malsain que décrit Farid Abdelkrim, c'est la musique, et notre semi-délinquant se retrouve chanteur dans un groupe «Black, blanc, beur». Ayant oscillé quelque temps entre les psalmodies de cheikh Abdessamad et le rock d'Elvis Presley, il fait le grand écart en chantant Jailhouse Rock à l'émission «Mosaïque». Il venait d'entrouvrir une porte sur le spectacle, qui se révèlera être son issue de secours, après une longue errance dans la mouvance islamiste. C'est en 1985 que Farid, désormais «musulman engagé», découvre la mouvance des «Frères», dont il ignorait tout auparavant, et qu'il entame son périple avec eux. Il commence par découvrir l'une des armes des «Frères», la maîtrise de l'arabe : «La langue arabe... Redoutable instrument de domination au sein de la confrérie. Par ceux qui la maîtrisaient. Les Nous de majesté. Quant à ceux qui l'ignoraient, cela signifiait tout bonnement qu'ils ne seraient jamais assez dignes de détenir le pouvoir spirituel. Le pouvoir tout court.» Une situation insupportable à laquelle il remédiera en s'attelant à l'apprentissage et à la maîtrise de l'arabe, afin, croyait-il, de se montrer digne de Hassan Al-Bana et de ses héritiers en France. C'est en vain, car sa maîtrise de l'arabe, ses talents d'orateur et d'homme de scène ne suffiront pas à lui garantir une carrière durable, à défaut d'être honorable, au sein de l'UOIF. Car pour la majorité des «Frères» qui pilotent l'organisation, la primauté va à ces trois critères : «arabophonitude, ancienneté et docilité.» Or, les dirigeants lui ont diagnostiqué une «francophonite chronique», et pour l'ancienneté, il était, malgré sa rapide ascension dans la hiérarchie, un «shab», jeune, «appellation d'origine contrôlée». Le premier point de désaccord avec ses responsables sera justement le rejet par ces derniers du plan d'action des JMF (Jeunes musulmans de France) qu'il dirige. S'agissant, enfin, de la docilité, il n'était apparemment pas doué : «Trop algérien peut-être. Ou trop français. Ou encore les deux à la fois, je me condamnais à n'être jamais qu'un ‘'Frère'' tenu à bonne distance.» Les accrochages vont s'enchaîner : Farid Abdelkrim croit en l'émergence d'un islam de France, libéré des liens avec les chapelles, ou les pays musulmans d'origine, point de vue que l'UOIF s'emploie à démentir sur le terrain. Il n'apprécie guère aussi les relations équivoques que les dirigeants ont avec un Tarik Ramadan régulièrement présent aux conférences de propagande, et singulièrement éreinté en privé. Un Tarik Ramadan, dont il dresse par ailleurs un portrait peu flatteur : «Là aussi, j'allais déchanter. Le mec sympa développa des réflexes similaires à ceux qu'il reprochait aux anciens. Attitudes et comportements dogmatiques. Une volonté d'asseoir son autorité, quitte à devoir infantiliser ceux qui l'approchaient.» Aujourd'hui, Farid Abdelkrim est revenu à la scène avec des spectacles, comme Le chemin de la gare où il brocarde volontiers ses anciens compagnons de route, non par vengeance, mais pour informer ceux qui seraient tentés de suivre le chemin qu'il a déserté, parce qu'il ne menait nulle part. A. H. * Farid Abdelkrim — Pourquoi j'ai cessé d'être islamiste (Editions Les Points sur les I).