Introduction Christian Morel, auteur du livre ayant pour titre Les décisions absurdes, traitant de la sociologie des erreurs radicales et persistantes, écrit qu'«il arrive que les individus prennent collectivement des décisions singulières et agissent avec constance dans le sens totalement contraire au but recherché». Les questions auxquelles C. Morel répond dans cet ouvrage grâce à une analyse sociologique portant sur les décisions et le sens de l'action humaine m'ont inspiré pour chercher à savoir si, en ces temps de raréfaction des recettes financières, les engagements pris par le gouvernement visant à rationaliser la dépense publique sont crédibles, lorsque dans le même temps, j'observe que l'action déployée à cet effet, censée traduire dans les faits cet objectif, conduit plutôt à un résultat à l'opposé de celui qui est poursuivi. Cette vision paradoxale dans la gestion des deniers publics suscite une vraie inquiétude. Dans un contexte marqué par une crise financière, les autorités publiques, pour être crédibles, doivent faire montre de leur capacité à être cohérentes dans la prise de décision de manière à ce que cette volonté à y faire face ne soit pas prise en défaut. Pour illustrer mes propos, je prendrai à titre d'exemple, la publication dans le JO n°47 du 23 août 2015 du décret présidentiel fixant les règles générales relatives à l'organisation et au fonctionnement du système national de vidéosurveillance en Algérie. A travers cet exemple, je tenterai de démontrer que ce système électronique de vidéosurveillance présenté comme un outil technologique révolutionnaire concourant à la sécurisation de l'espace public est non seulement extrêmement coûteux, grevant lourdement le budget de l'Etat, mais aussi, et contrairement à ce qui est affirmé, il a l'inconvénient d'être inefficace ; tout au plus et dans le meilleur des cas, son impact est négligeable en termes de baisse du taux de la criminalité. Avant d'exposer l'essentiel de mon intervention qui sera centrée sur cette vision paradoxale caractérisant la politique prônée par les pouvoirs publics en la matière, je me dois de souligner que le cadre réglementaire suscité pose plus de problèmes qu'il n'en résout. En effet et pour peu que l'on soit scrupuleux quant au respect des conditions de mise en œuvre du projet de la vidéosurveillance urbaine, on ne peut s'empêcher de relever, à travers la lecture des dispositions de ce décret, outre l'imprécision maladroitement entretenue entre les systèmes de vidéosurveillance et télésurveillance (deux systèmes complètement différents), une maîtrise approximative des fondamentaux devant présider à la conception et au fonctionnement de cet outil électronique de surveillance. Rappelons que ce cadre réglementaire vient compléter les dispositions d'un décret présidentiel du 21 octobre 2009 portant création de l'Etablissement de réalisation de systèmes de vidéosurveillance dénommé par abréviation EPIC/ERSV. Cette juxtaposition de ces deux textes engendre à mon sens de la confusion, complexifiant davantage la lisibilité des prérogatives attribuées respectivement à l'EPIC/ERSV sous tutelle du MDN, à la DGSN par délégation du Premier ministre et aux sûretés de wilaya par délégation du wali concerné. Ce flou juridique résultant de la lecture des dispositions des deux décrets est de nature à provoquer un télescopage des prérogatives attribuées aux acteurs institutionnels concepteurs et opérateurs de ce dispositif, puisque chacun pouvant revendiquer à bon droit la prévalence de sa compétence en la matière. Ma conviction est que ce conflit d'intérêt sera rapidement mis au grand jour, et ce, à la faveur de l'épreuve du terrain. Les frictions ne manqueront pas de se manifester. En l'occurrence, lorsqu'en vertu de l'art. 5 du décret du 21-10-2009, l'EPIC/ERSV entreprendra d'évaluer l'activité des services de police enregistrée à l'occasion de l'utilisation de la vidéosurveillance, quelle sera la réaction de la DGSN ? Cette institution acceptera-t-elle d'être auditée par cet EPIC ? Il me paraît difficile de croire que les services de police ouvriront grandes leurs portes à un organisme extérieur qui, plus est, dépendant de l'armée et lui communiquer des éléments statistiques censés être revêtus du sceau de la confidentialité ? De nombreuses zones d'ombre rendent ces deux décrets inintelligibles au point de s'interroger en toute légitimité sur leur effectivité. Tout comme cette question de la représentativité au sein du conseil d'administration de l'EPIC (art. 8 du décret présidentiel du 21-10-2009) dans lequel on retrouve des responsables ayant une double casquette, puisqu'ils sont à la fois administrateur au sein du CA et responsables d'institutions (DGSN, MICL/wali) appelées à négocier avec ce même EPIC les projets d'équipement de vidéosurveillance initiés par leur administration de rattachement. Cette double qualité de maître d'œuvre et maître d'ouvrage assumée par une même personne gagnerait à être clarifiée car elle pose un problème d'éthique. A moins que le code du marché public algérien ne tolère cette fusion statutaire et fonctionnelle. Dans d'autres pays plus rigoureux en matière de respect des règles de transparence régissant les marchés publics, cette situation de cumul de fonctions ambivalentes serait entachée d'incongruité et ne manquerait pas d'alerter les instances judiciaires consécutivement aux opérations de passation des marchés conclus dans de telles conditions. Ensuite, s'agissant d'un dispositif qui aura immanquablement un impact sur les libertés publiques, les citoyens seraient enclins à considérer l'intrusion d'un EPIC sous tutelle du ministère de la Défense comme une immixtion suspecte dans leur sphère privée, puisqu'à leurs yeux il revient au MICL, la responsabilité d'organiser et de réglementer précisément ces libertés. En effet, comme nous le verrons ci-après dans le point consacré à la méthodologie de mise en place du dispositif de vidéosurveillance, le fait d'attribuer en exclusivité la conception d'un projet de vidéosurveillance à l'EPIC/ERSV, quand bien même serait-il sous tutelle du MDN, c'est lui permettre par ce biais d'accéder à des informations confidentielles détenues par des autorités administratives et judiciaires. Cette immixtion d'un établissement industriel et commercial dans les affaires publiques en lien avec des administré(e)s peut faire sourciller. A cet égard, il est curieux de constater que le décret suscité ne fait mention d'aucune disposition relative à la protection de la vie privée des citoyens alors qu'il est patent que l'utilisation détournée de ce système est un risque avéré, susceptible de se produire. Si les institutions républicaines demeurent attachées au cadre déontologique qu'elles s'emploient à faire respecter, il reste néanmoins que des «brebis galeuses» existent et peuvent nuire en commettant l'irréparable. Un rapport établi à ce sujet en France par l'Institut national des hautes études de sécurité et de justice (INHESJ) souligne que «les risques de dérives dans l'utilisation des systèmes de vidéosurveillance sont réels, notamment en matière de respect de la vie privée. Le non- respect de la confidentialité demeure le talon d'Achille de la vidéosurveillance. Une seule dérive en la matière peut ruiner l'image de tout le dispositif. Sourcilleuse des éventuelles atteintes à son image, l'opinion publique pourrait vite changer si des dérapages étaient constatés et médiatisés». Ces points signalés ci-dessus, de façon lapidaire, ne seront pas traités en profondeur dans cette contribution mais il en sera question de manière implicite dans la réflexion qui sera faite à propos des deux variables du dispositif de la vidéosurveillance, en l'occurrence son coût et son efficacité (ou plutôt son inefficacité). Si de nombreux articles de presse de ces derniers jours ont commenté la publication de ce décret présidentiel, aucun, me semble-t-il, n'a jugé utile de traiter la question de savoir quel est l'impact de cet investissement sur le plan financier et sur l'apport réel ou supposé de la vidéosurveillance dans la lutte contre les atteintes aux personnes et aux biens. Je tenterai de combler modestement cette lacune en apportant, à partir de mon expérience professionnelle en lien avec ce domaine, quelques éléments de réflexion autour de cette problématique. 1- Coût du système de vidéosurveillance L'installation d'un équipement de vidéosurveillance est un système complexe, mettant en jeu des technologies variées. Son prix dépend d'un certain nombre de critères définissant le type d'architecture que l'on souhaite mettre en place. Pour faire simple et ne pas rentrer dans des détails techniques fastidieux, il convient de préciser que la surveillance de l'espace public visant à identifier par la preuve de l'image les auteurs d'infractions ou bien à réguler le flux du trafic automobile, à titre d'exemple, requiert pour chacun de ces objectifs un équipement spécifique adapté aux attentes de l'utilisateur. Par conséquent, pour la réussite du système, il est fondamental de déterminer pour quel usage il est affecté de façon à permettre l'élaboration du cahier des charges avec, en annexe, la rédaction des clauses de spécifications techniques propres à chaque système (configuration du logiciel, résolution en pixels et largeur du champ des images, enregistrement, reconnaissance faciale, attitudes comportementales, déplacement des foules, flux de la circulation, détection automatique d'accidents, identification des véhicules par lecture de la plaque minéralogique, etc.). En amont de la maturation du projet, l'utilisateur doit impérativement penser le dispositif de vidéosurveillance de manière la plus stratégique possible. A défaut, il en résultera une installation inopérante sans aucun impact sur la problématique qu'il entend résoudre. Ce point de départ dit «point zéro» suppose une identification des situations qui vont, à un moment, pouvoir trouver ou non une solution avec la vidéosurveillance. Ce point de départ constitue un élément central dans la phase d'étude car c'est de lui que dépendra l'évaluation ultérieure du dispositif de la vidéosurveillance. J'ouvre ici une parenthèse pour préciser que la stratégie à développer pour traiter une situation problématique au moyen de la vidéosurveillance ne doit pas être pensée ex nihilo. Celle-ci doit être menée suivant un diagnostic précis. Je tâcherai d'apporter ici de manière synthétique les éléments méthodologiques qui participent à la définition d'une politique de lutte contre la criminalité, avec en avant plan la réflexion devant conduire à la mise en place de la vidéosurveillance. Contrairement à l'idée reçue qui consiste à faire croire que le nombre de caméras contribue à rassurer comme certains médias ont tenté de nous en persuader on nous apprenant que près de 3000 sont devenues opérationnelles à Alger, il convient de relativiser cette annonce et dire que ce n'est pas en saturant l'espace urbain de caméras que l'on parviendra à lutter contre la criminalité. L'opération qui consiste à saupoudrer des caméras dans une ville est vouée à l'échec si des objectifs précis et une doctrine d'emploi des systèmes ne sont pas définis au préalable. Alain Bauer, criminologue français, professeur d'université, expert international des questions de sécurité, affirme à ce propos que «la vidéosurveillance est comme les rayons X. A faible dose, ils guérissent. A forte dose, ils tuent.» Dès lors et comme souligné précédemment, pour identifier ses besoins, l'utilisateur doit effectuer une analyse de la situation à laquelle il est confronté. Concrètement, cette réflexion doit être menée sur la base d'une cartographie de la criminalité afin de bien identifier les hotspots (points chauds). A ce niveau, l'examen doit porter sur l'appréciation du lien de proportionnalité (à mettre en évidence) entre un espace territorial considéré comme criminogène et la pression du crime évalué en un temps «T» sur ce territoire. Ce point du diagnostic de la situation potentiellement problématique doit reposer sur un constat de la criminalité circonscrite à un espace géographique bien délimité. Cette analyse se fera à partir des statistiques de la criminalité des services de sécurité correspondant aux trois dernières années et sous réserve que ces données ne souffrent d'aucun biais (car ce point suscite bien des controverses). C'est pourquoi et afin d'objectiver davantage l'analyse de ces données policières factuelles, d'autres indicateurs socio-économiques en possession d'autres acteurs publics et privés (bailleurs sociaux, entreprises de transports, éducation nationale, etc.) sont utiles et doivent être consultés et interprétés sur la base d'un canevas établi à cet effet. Corrélativement, une analyse du sentiment d'insécurité et/ou une enquête de victimisation devra être menée auprès de la population/victimes/usagers ou auprès des agents de première ligne opérant sur ce territoire. Enfin, une évaluation des moyens en termes d'allocation de ressources (moyens humains et matériels) déployés par les services publics en réponse à la demande sociale de sécurité exprimée au niveau de cet espace clôturera ce processus d'analyse. Ce n'est qu'à l'issue de ce diagnostic que l'on pourra décliner le mode opératoire à mettre en œuvre pour le traitement des situations qui auront été identifiées comme préoccupantes en recourant, le cas échéant, à des moyens de sécurité électronique (vidéosurveillance, télésurveillance, contrôle d'accès, etc.). Faire fi de cette méthodologie, c'est courir le risque de verser dans l'approximation en réalisant une opération qui ne répond à aucune logique avec le risque du retour de la manivelle entraînant des conséquences qui peuvent être désastreuses. Malheureusement, comme dans beaucoup de cas où l'on s'est abstenu de faire appel à un expert spécialiste en sécurité urbaine, préférant confier cette mission à des «électriciens», dont le seul souci est de vendre le plus grand nombre de caméras en les présentant comme dotés de facultés qu'ils n'ont qu'en partie et en dissimulant les coûts réels pour l'utilisateur, j'ai des raisons de croire que les quelques opérations d'équipement déjà réalisées s'inscrivent, encore une fois, dans cette logique mercantile. Au vu de l'emplacement (à l'emporte-pièce) d'un certain nombre de caméras à Alger, je suis au regret de dire que le travail effectué dans ce cadre relève parfois de l'aberration. Pour un expert avisé, il lui sera aisé de constater la gabegie, conséquence de ce «bricolage» dont on peut avoir une estimation à la lumière des indications fournies par le marché français de la sécurité privée, détaillées dans les catalogues des fabricants et que tout un chacun peut consulter sur leur page web. Je donne ici un résumé des paramètres de calcul d'un projet d'équipement de vidéosurveillance : - François Freynet, coauteur avec Alain Bauer de Vidéosurveillance et vidéoprotection, collection Que sais-je ? PUF, novembre 2008, affirme que «le coût de la vidéosurveillance va du simple au décuple en fonction des technologies utilisées et, surtout, des infrastructures à construire». Les bureaux d'études français, quant à eux, évaluent le prix d'une caméra entièrement installée entre 15 000 et 20 000 euros. Sans compter la création d'un centre de supervision urbaine. Sur la base de cette estimation calculée à partir de ces données et sachant que l'ensemble de ces équipements sont importés, le coût des 3 000 caméras opérationnelles à Alger coûterait au minimum 45 millions d'euros et 60 millions d'euros au maximum. A cette somme déjà considérable (dans ces deux niveaux), il faudra ajouter le coût de réalisation d'un ou de plusieurs centres d'exploitation et de supervision qui peut être chiffré à plusieurs centaines de milliers d'euros (pour la seule ville d'Alger). En termes de coûts d'exploitation (incluant maintenance technique et rémunération du personnel), en moyenne pondérée, la vidéosurveillance coûte, en France, 7 400 € par caméra et par an. Quels seraient ces coût d'exploitation en Algérie ? La réponse est difficile à formuler, car ne disposant pas d'éléments d'information quant à la façon avec laquelle l'architecture du système composé de 3 000 caméras avait été conçue, il serait hasardeux de donner le nombre d'agents opérateurs dédié au pilotage de ce système et, par voie de conséquence, de chiffrer la masse salariale générée par l'emploi de ce personnel. Normalement, le fonctionnement de cet ensemble avec cette envergure, ne peut se faire sur le plan technique et humain que suivant une architecture déployée au niveau de plusieurs centres. D'où la difficulté de déterminer dans cette configuration le total des effectifs des agents d'exploitation en poste dans ces différents centres. Quoi qu'il en soit, pour avoir une idée sur les coûts induits par la rémunération du personnel, il faut savoir qu'un centre de supervision pour des considérations tenant à l'ergonomie doit être conçu dans un espace pouvant accueillir sur plusieurs postes, un opérateur face à un mur de huit moniteurs, affichant chacun au maximum 4 images en mosaïque retransmises par salve (cycle), et ce, pour une vacation de 4 heures au maximum (soit six brigades par tranche de 24 heures pour un poste). Au-delà de cette limite, l'affichage simultané de plusieurs images devient plus compliqué à superviser et l'opérateur aura du mal à s'y retrouver (fatigue, épuisement, stress, lassitude, baisse de vigilance et de réactivité). La tâche est vraiment difficile à assumer car Il faut savoir qu'une caméra saisit 25 images par seconde, c'est-à-dire plus de 2 millions d'images en 24 heures. La meilleure solution pour parvenir à rendre l'opérateur performant pour «flairer» d'un coup d'œil l'évènement où se passe quelque chose d'anormal, c'est de lui offrir un panel d'images sur un mur d'écran qui tienne compte de ses capacités physiques et mentales. Sur la base de ces critères, il est clair que le nombre des agents chargés de la supervision des 3 000 caméras devrait être, sans aucun doute, important et que la masse salariale générée dans ce registre serait conséquente. En outre, il est essentiel que ce personnel soit particulièrement bien formé, motivé, réactif. Faute de quoi, on court le risque d'avoir devant les écrans de simples téléspectateurs ne sachant quoi chercher, comment et sur quoi porter leur attention. D'où la nécessité de prévoir un budget dédié à la formation à inscrire également dans les prévisions globales de l'investissement. La mobilisation de cet effectif pléthorique face à des écrans pose d'ailleurs la question de savoir quelle est la pertinence de ce choix par préférence à une présence plus rassurante de ces agents sur l'espace public. Poursuivant le raisonnement à propos du coût total de l'investissement pour signaler qu'une caméra a une durée de vie de deux années au maximum (usure due à son exposition aux intempéries, pannes diverses, vandalisme, etc.). De même, comme tout appareil électronique, la caméra est victime du risque d'obsolescence (réduction de durée de vie programmée par le fabricant). Aussi, afin d'assurer le renouvellement de ces caméras, les organismes opérateurs sont contraints de prévoir une ligne budgétaire consacrée à la maintenance. Autre contrainte sur laquelle je vais m'attarder pour mettre en exergue un risque induit par l'évolution des systèmes qu'il faut nécessairement prendre en compte. Ce risque se produit lorsque vous contracter avec un fournisseur-installateur a fortiori lorsque ce derniers se trouve en position dominante, monopolisant le secteur d'activité comme c'est le cas de l'EPIC/ERSV (art. 4 du décret du 25-10-89). Ce dernier vous imposera un équipement exclusif sur lequel vous ne pourrez effectuer aucune intervention autrement qu'en recourant à son SAV et au prix qu'il veut. Et si vous avez la possibilité de faire appel à un autre fabricant, vous vous familiarisez très vite à vos dépens avec le concept de l'incompatibilité des systèmes. En outre, compte tenu de l'ambition des pouvoirs publics visant à généraliser cet outil, il faut s'attendre à une multiplication des projets. Pour satisfaire ce déploiement important d'équipements en vidéosurveillance, il sera difficile de trouver un soumissionnaire unique capable de prendre en compte tous les besoins. Dans ce cas de figure, l'EPIC/ERSV, seul maître d'œuvre en Algérie dans ce secteur d'activité, sera contrainte de sous-traiter la réalisation de ces opérations. D'abord parce que cet établissement a pour mission de satisfaire prioritairement les besoins de l'ANP et, si les conditions le permettent, les autres demandes (cf décret présidentiel du 26 mars 2008 fixant les statuts types des EPIC relevant du secteur de l'ANP) ensuite, parce que dans un marché de réalisation d'un projet de vidéosurveillance, il y a pas moins de six lots répartis entre plusieurs corps de métiers, couvrant l'étude et la faisabilité, l'assistance au maître d'ouvrage, les travaux de génie civil, la fourniture et l'installation des équipements et l'entretien. Compte tenu de ces contraintes, on peut se poser légitimement la question de savoir si cet EPIC/ERSV a les moyens de sa politique pour pouvoir satisfaire les demandes des pouvoirs publics autres que celles émanant de son administration de tutelle. Par ailleurs et à supposer que l'on parvienne à surmonter ces écueils, il n'en demeure pas moins qu'une fois les objectifs atteints en termes d'installation des équipements, la profusion des systèmes qui s'ensuivra va engendrer des situations inextricables, ingérables. Car, à un moment donné, interviendra la nécessité de coordonner ces équipements d'origines diverses par la mise en place de conditions techniques permettant de procéder à l'interopérabilité de ces dispositifs. En théorie, l'intérêt de cette technique pour les services de sécurité est de faire réagir la vidéosurveillance avec d'autres systèmes de sécurité mais surtout, de permettre dans le cadre de certains événements, notamment liés à l'ordre public, une utilisation simultanée de l'ensemble des caméras existantes (dans les centres urbains, les transports publics, les centres commerciaux, les stades de football, dans les entreprises, etc.). Or, les systèmes vidéo étant tellement différents qu'il est techniquement impossible de les connecter les uns aux autres, et ce, au motif que chaque constructeur de caméra, implémente ses propres algorithmes de compression et ses propres méthodes de renseignement des métadonnées (horodatage, positionnement, mouvement, couleur, etc.). A ce jour, il n'existe encore ni norme ni standard définissant l'interopérabilité entre les différents composants de la chaîne. Il n'y a aucune compatibilité entre les différents composants produits par les multitudes fabricants et l'interconnexion souhaitée n'est pas pour demain. Cette contrainte technique atténue l'efficacité des dispositifs de sécurité électronique en ce qu'elle empêche la mutualisation de l'ensemble des systèmes et, par voie de conséquence, annihile toute réactivité coordonnée et efficace des services de sécurité et des utilisateurs de ces différents équipements. Le jour où la technologie dans ce domaine aura progressé, rendant possible l'interopérabilité, les pouvoirs publics seront dans l'obligation de définir les normes et contraindre les utilisateurs à s'y conformer pour adapter leur système en conséquence. Beaucoup d'entre eux seront obligés de changer tous leurs équipements en pure perte. A quel coût ? Impossible à estimer, mais ce qui est certain c'est que la facture sera lourde. C'est pourquoi les décisions d'investissements envisagés en matière d'équipements en vidéosurveillance doivent tenir compte de cette impasse technologique. En attendant cette évolution, il serait intéressant de savoir par quel procédé technique la connexion entre les différents centres (national, locaux et les centres des opérations de secours) peut se faire conformément aux dispositions de l'art. 5 du décret présidentiel du 21-10-2009 qui dispose que l'EPIC/ERVS «...mène toute action visant l'intégration des systèmes déployés par les opérateurs publics et privés dans le dispositif global de vidéosurveillance des espaces publics» et de l'article 9 et suivants du décret présidentiel du 15 août 2015, afin d'obtenir la centralisation de l'activité de la vidéosurveillance. (Mystère !!!) Après avoir donné un aperçu du coût global d'un projet de vidéosurveillance dans ses différents segments, peut-on dire que cet investissement en vaut la chandelle ? C'est l'objet de la deuxième partie de cet exposé. 2- Sur l'efficacité de la vidéosurveillance dans la lutte contre la criminalité Si la vidéosurveillance contribue avec plus ou moins de réussite à lutter contre les vols et les actes de vandalisme ou de sabotage dans des sites clos tels que les entrepôts, les sites industriels sensibles, les parkings, c'est-à-dire dans des espaces privatifs fermés, il en va autrement pour la vidéosurveillance urbaine. Il s'agit dans ce cas de déployer des caméras dans l'espace public, dans les rues de nos villes et en zone suburbaine, pour y surveiller un hypothétique évènement répréhensible susceptible de troubler l'ordre public. Cette surveillance va donc ratisser large sur tout en général et rien en particulier, avec la conviction affirmée avec force par certains responsables que cela aura des effets à la fois préventifs et répressifs permettant de lutter contre les atteintes aux personnes et aux biens. Nous verrons dans le développement qui suit, que cette assurance n'est pas partagée par la communauté des spécialistes, experts en sécurité urbaine. Bien au contraire, la méta-analyse produite de par le monde met en doute l'efficacité de cet outil dans la lutte contre la criminalité. En effet, les évaluations scientifiques menées par ces chercheurs indépendants reposant sur des études de terrain, des observations longues et répétées de fonctionnements des dispositifs, des comptages et des calculs précis, des comparaisons rigoureuses et une connaissance de la littérature scientifique internationale contredisent cette affirmation, remettant ainsi en question la bonne gestion de l'argent public consacré à ces équipements. Ainsi, il est bien utile de se tourner vers l'étranger, notamment en direction des pays ayant déployé à grande échelle la vidéosurveillance, pour voir comment ces derniers ont appréhendé la problématique de l'évaluation de ce dispositif en examinant les points de cristallisation qui sont à l'origine de la controverse opposant les défenseurs de la vidéosurveillance à ses détracteurs. L'illustration de cette polémique nous vient de la France où consécutivement à la publication en 2009 par le ministère de l'Intérieur d'un rapport attestant de l'efficacité de la vidéosurveillance, rendu par l'inspection générale de ce département ministériel, la communauté d'experts avait réagi pour critiquer avec virulence les conclusions de ce rapport le qualifiant de «self-évaluation» et sans valeur scientifique. Selon ces experts, ce rapport manque d'objectivité car il s'appuie sur une analyse ne prenant en considération que les chiffres globaux de la criminalité de l'ensemble des villes équipées comparés avec toutes celles qui ne le sont pas. En effet, ce rapport n'a pas cherché à neutraliser dans l'analyse «l'effet caméra» sur une zone témoin en comparaison avec un espace qui présente un profil similaire mais non équipé en vidéosurveillance. Car l'évaluation de l'efficacité de cet outil, selon ces experts, passe obligatoirement par une comparaison dans le temps de deux espaces (avant et après l'installation des équipements) afin de mettre en exergue la plus-value de la caméra dans le changement constaté en termes de baisse du taux de la criminalité dans toutes ses déclinaisons. Rejetant en bloc les conclusions de ce rapport en raison de son approche partiale et parcellaire, ces experts affirment que la vidéosurveillance : 1. Ne surveille par définition que l'espace public. Elle n'a donc aucun impact sur les violences physiques et sexuelles les plus graves et les plus répétées qui surviennent dans la sphère privée. Elle n'en a pas davantage sur les atteintes aux personnes survenant sur la voie publique et qui relèvent le plus souvent d'actes impulsifs (bagarres, rixes entre automobilistes, querelles de sortie de bar, etc.). 2. N'a qu'un impact dissuasif marginal sur des infractions fréquentes comme les vols de voiture, les cambriolages de résidences principales ou secondaires, et même sur toute la petite délinquance de voie publique des centres-villes où elle est installée. 3. N'a aucun effet sur les délinquants professionnels, car ces derniers ont pris en compte depuis fort longtemps l'existence de dispositifs d'alarme ou de détection en allant opérer ailleurs dans des sites non surveillés (déplacement de la délinquance résultant de l'effet plumeau de la vidéosurveillance). 5. S'agissant des atteintes à la propriété (cambriolage, vol à l'arraché, etc.), les résultats sont beaucoup plus contrastés. Certains comportements (comme l'action rapide et discrète d'un pickpocket) étant difficilement détectables sur un écran de contrôle, le vol à la tire par exemple est un délit qui évolue rarement à la baisse. 6. Elle a un impact limité dans les espaces complexes et étendus car le risque d'être arrêté n'est pas assez grand pour dissuader un délinquant potentiel de passer à l'acte. En réalité, la vidéo permet surtout de repérer et d'identifier a posteriori les auteurs de rixes et d'attroupements sur la voie publique, de dégradations de biens publics ou privés et plus rarement les vols avec violence, les vols à l'étalage, de braquages de commerces ou encore de petits trafics de stupéfiants, tout cela à condition que les caméras soient positionnées sur les lieux de ces délits au bon moment, ce qui est loin d'être le cas, puisque la plupart des caméras effectuent des «parcours» prédéfinis (par cycle ou salve) laissant des zones sans surveillance pendant plusieurs minutes. Sur le plan de la statistique, il a été calculé en France que l'impact en termes de détection d'infractions autres que routières se situe entre 1% et 2% du total des infractions sur la voie publique traitées en une année par les services de police ou de gendarmerie sur le territoire ciblé pour l'étude. Enfin, l'aspect judiciaire n'est guère plus probant. Les réquisitions d'images à des fins d'enquête après des infractions sont du même niveau statistique, sans que l'on sache si ces images ont été exploitables et exploitées dans la suite des procédures judiciaires. On est donc loin, très loin, d'un système efficace de prévention de la délinquance. La Cour des compte dans un de ses avis n'a pas manqué aussi de pointer les résultats contradictoires de cette étude du ministère de l'Intérieur, en précisant qu'«il aurait été souhaitable, notamment du fait de l'importance des sommes en jeu, qu'une évaluation de l'efficacité de la vidéosurveillance accompagne, sinon précède, la mise en œuvre de ce plan de développement accéléré de la vidéosurveillance» et de conclure qu'«on ne peut tirer des enseignements fiables dans la mesure où même les études menées à l'étranger ne permettent pas globalement de conclure à l'efficacité de la vidéosurveillance». En effet, en Grande-Bretagne (pays qui compte le plus de caméras au monde), des études menées par des chercheurs, dont certaines commanditées par le Home Office, indiquent que l'enthousiasme originel mériterait d'être fortement tempéré puisqu'il a été démontré que ces systèmes ne sont généralement pas parvenus à atteindre l'objectif de baisse des statistiques de la criminalité. Les enquêtes menées en Australie, au Canada, aux Etats-Unis... ont abouti également au même constat, relativisant de ce fait le discours triomphant des partisans de la vidéosurveillance urbaine. A la lumière de ces éléments d'enquêtes menées sur le plan international et compte tenu de la dynamique qui s'est enclenchée en Algérie laissant présager un développement tous azimuts de la vidéosurveillance, il est à craindre que les organismes en charge du fonctionnement de ce dispositif fassent état du même constat élogieux à l'endroit de cet outil en empruntant les mêmes travers et autres raccourcis pour attester de son efficacité. Cette appréhension est justifiée au regard de l'article 5 du décret présidentiel du 25-10-89 précité qui dispose que l'Epic/ERVS «évalue pour le compte des pouvoirs publics les dispositifs de vidéosurveillance déployés par les opérateurs publics et privés...». Sur cette base, peut-on valablement cautionner l'évaluation qui sera faite par cet Epic en sachant qu'il agira à cette occasion, en service commandé, l'empêchant de ce fait de jouir de la neutralité à même de lui permettre d'effectuer en toute indépendance cette évaluation avec objectivité ? Par ailleurs, sa position de juge et partie, assumant deux fonctions antinomiques de concepteur/évaluateur, suscitera nécessairement de la suspicion. Motif suffisant, selon moi, pour le disqualifier de cet exercice. En outre, suivant quelle approche méthodologique cet Epic conduira l'évaluation du dispositif de vidéosurveillance installé de manière empirique au niveau de l'espace urbain ? Comment parviendra-t-il à nous convaincre de la conformité de sa démarche d'analyse, tenant compte de l'exigence de rigueur recommandée par les experts internationaux et selon laquelle, pour être crédible, devra être établie (dixit Eric Chalumeau, directeur du cabinet Icade Suretis) «suivant une grille d'évaluation déclinant la totalité des dimensions à prendre en compte entre autres : l'explication d'objectifs initiaux, le constat d'un état zéro et la question des périodes de référence (l'avant, le pendant, l'après), le recueil du sentiment d'insécurité, la délimitation des périmètres évalués, l'impact sur la délinquance, les incivilités, les usages des espaces surveillés, les aspects humain, éthique, juridique, technique, financier et organisationnel du dispositif...». Il serait tentant d'entretenir l'illusion de l'efficacité de la vidéosurveillance au moyen de rapports biaisés, mais il serait plus compliqué d'échapper à la vigilance de ceux et celles qui ont la maîtrise méthodologique de la procédure d'évaluation et qui seront en capacité de formuler des observations critiques incontestables en la matière. Faire preuve d'une assurance excessive en cet outil sans tenir compte du cadre qui organise sa conception et son fonctionnement c'est, encore une fois, prendre le risque de faire de la gesticulation qui sera contre-productive pour l'opérateur lui-même et dommageable pour les citoyens contribuables. Par ailleurs et nonobstant l'effort souhaité pour satisfaire à cette rigueur scientifique, il subsistera néanmoins une difficulté de taille à surmonter sur un autre plan. Celle-ci a trait à notre aversion pour toute procédure d'évaluation, et ce, quel que soit le domaine d'activité. En Algérie, il est communément admis avec résignation que toute tentative dans ce registre s'exposera à une résistance farouche neutralisant toute velléité qui osera s'affranchir de cet interdit. La crainte que fait naître la procédure d'évaluation chez certains responsables pousse ces derniers à se «bunkeriser». La difficulté est de savoir comment vaincre ce tabou. Comment éliminer ce repli sur soi, ces pesanteurs, rompre ce cloisonnement des services et ces logiques culturelles qui caractérisent notre système de gouvernance, pour admettre une fois pour toutes, que l'objectif de l'évaluation n'est ni d'être conforté dans ses préjugés ni de censurer des activités et des pratiques ? Cette contribution participe de cet état d'esprit. J'ose espérer qu'elle puisse être profitable et qu'elle suscitera à cette occasion un débat fructueux et ouvert, loin de toute démagogie. M. M. * Consultant expert en sûreté/sécurité. Juriste, diplômé du 3e cycle en ingénierie de la sécurité, INESHI & Paris V, la Sorbonne. [email protected]