Par Arezki Metref [email protected] Enfin, on parle des journalistes alg�riens � la t�l�vision fran�aise ! On devrait exulter, c'est �a de pris. C'�tait l'autre jour, le 31 dernier, dans l'�mission �Compl�ment d'enqu�te�, pr�sent�e par Beno�t Duquesne et consacr�e essentiellement � Albert Londres, ce reporter hors pair qui pr�f�rait la gadoue des savanes aux lambris des palaces, et de qui l'on a encore beaucoup � apprendre, notamment ceci : �Une seule ligne, la ligne du chemin de fer�. Le chemin de fer ici, ce n'est pas le tortillard qui sinue � travers les canyons mais, �videmment, le plan du journal que le secr�taire de r�daction va remplir case apr�s case, comme une grille de mots-crois�s. Albert Londres voulait dire que la seule chose qui devrait guider un journal et ses journalistes, c'est la n�cessit� d'informer. Mais informer n'est pas un acte abstrait, qui s'abstrait du contexte politique et, par cons�quent, de la n�cessit� de s'engager. Albert Londres a invent� le journalisme qui change les choses. Ses reportages sur Cayenne, par exemple, ont fini par faire fermer le bagne, inhumain. C'�tait donc un hommage d'avoir diffus� ce petit reportage sur les journalistes alg�riens dans la proximit� de Londres. Mais qu'a-t-on donc vu dans ce reportage ? Eh bien, les r�alisateurs ont jug� plus pertinent de rendre hommage que d'informer, le pass� r�cent au pr�sent. C'est un choix, qu'il faut aussi prendre. On ne parlera jamais assez de la �d�cennie rouge� (cette manie de colorer les d�cennies !), v�cue par les journalistes comme, tout � la fois, une trag�die et un enfer. Pr�s d'une centaine de morts entre journalistes et assimil�s, des disparus, des bless�s, des veuves, des orphelins, des traumatismes, la peur, la r�pression du pouvoir ajout�e � la terreur des islamistes : ce sont les �l�ments de cette trag�die. C'est une bonne chose que ce reportage en parle, car on a tendance � oublier, � gommer de la m�moire tous ces amis, ces confr�res, assassin�s une deuxi�me fois par l'amn�sie. Parler d'eux cependant ne doit pas faire l'�conomie de cette question, qui ne saurait se contenter d'une r�ponse �motionnelle : morts, oui, et assassin�s. Mais pour quoi, bon sang ?... Pour que des g�rants de martyrologues, des liquidateurs de glandes lacrymales y puisent les ressources pour tenir droit un fonds de commerce ? Tout est all� trop vite, trop brutalement pour les journalistes, pris dans la tourmente d'un pays qui faisait sa mue dans le sang. La cr�ation de la presse ind�pendante en 1990 a accru consid�rablement les besoins en journalistes. Ces besoins grandissaient avec l'efflorescence de titres. La presse s'est alors renforc�e de bataillons de jeunes journalistes, parfois aux dents longues, m�me pas form�s sur le tas, confront�s d'entr�e de jeu non seulement � l'exercice d'une profession � risques mais qui plus est � l'exercice de cette profession dans le contexte d'une violence politique. Elle s'est renforc�e aussi de bataillons de �convertis�. D'anciens fonctionnaires, d'anciens officiers de l'arm�e ou des services de s�curit�, des enseignants, des cadres d'entreprises publiques, saisis sur le tard par la passion de l'�criture, de l'actualit�, du pouvoir factice suppos� au journalisme, de la d�fense d'un id�al, ou de tout cela � la fois, sont devenus journalistes. Et, de plus, la presse, singuli�rement la presse ind�pendante, s'est trouv�e dans l'œil du cyclone, acteur et enjeu tout � la fois d'un conflit aux ensembles id�ologiques antagoniques visibles mais aux protagonistes et aux int�r�ts nettement moins d�celables. Le r�sultat est l'h�catombe que l'on sait. On croirait qu'une force machiav�lique a pr�cipit� la presse dans le chaudron, l'a jet�e dans l'ar�ne, sans pr�paration, sans vergogne, sans piti�. Et apr�s la bataille, on compte les morts, et on rentre chez soi. Il ne reste que les familles des victimes, leurs amis, qui se souviennent de ces femmes et de ces hommes dont les noms servent, pour certains, � parfaire les rimes des romances. Il y a les survivants. Ils sont l�, dans une autre �poque. Ils sont ailleurs, dans une autre �poque aussi, parfois dans le pass�, id�alis�, qui leur fait voir l'exil comme un d�classement. Il y avait quelque chose d'attendrissant et de douloureux � entendre, dans ce reportage, le commentateur d�cerner � notre ami Mohamed Zaoui la distinction d'�tre �parmi les meilleurs journalistes alg�riens � et d'entendre celui-ci dire combien, en p�n�trant dans une salle de r�daction en France, il mesure � quel point la sienne de salle de r�daction lui manquait. J'ai �t� �mu d'entendre Nadia Djaout parler de son p�re. Elle l'a fait avec affection, admiration et dignit�, sans tr�molos. Sa r�serve est une le�on. Il y a aussi ceux dont on ne parle jamais. J'ai pens�, en regardant ce reportage, � Farrah Ziane et � Kaddour Bousselham mais aussi � beaucoup, beaucoup d'autres journalistes pass�s malheureusement par pertes et profits, enterr�s sous un double oubli, celui de tous les journalistes assassin�s car l'�poque est � la concorde et un oubli plus injuste peut-�tre, celui qui est d� � leur manque de visibilit�. Mais ce qui m'a chiffonn� devant ce reportage, c'est l'occultation du pr�sent par le pass�. Pas un mot sur la situation de la presse aujourd'hui, sur la situation de cette presse qui �tait celle de tous les journalistes assassin�s, aujourd'hui. On aurait aim� savoir o� elle en est, quels sont les rapports � la politique, au pouvoir. On aurait aim� entendre qu'il y a encore des journalistes en prison, que les titres irrigu�s de leur sang par ces journalistes assassin�s sont soit suspendus soit sous l'2p�e de Damocl�s d'une suspension. On aurait aim� surtout entendre que, aujourd'hui comme hier, il n'est pas pr�cis de parler de la presse comme entit� indistincte. Il y a des titres qui composent cette presse. Et dans ces titres, il y a des hommes. Tout cela m�rite une approche infiniment plus nuanc�e que le lyrisme et la nostalgie qui fabriquent, dans la fiction d'univers domin�s par la repr�sentation, l'h�ro�sme des l�gendes. Contentons-nous du r�el. Il y a assez � faire avec. A. M.