Nous avons décidé, dès le lendemain de mon arrivée, d'aller avec ma petite bande familiale visiter la ville de San Francisco. Nous quittons Mantecca sur le coup de 10h. J'ai la curieuse impression de sillonner une ville morte. Mantecca est en elle-même très étendue et verdoyante, en dépit de la sécheresse. Les maisons sont disséminées sur une large surface, et comme celle de mon cousin est située à l'écart du centre-ville, ce sentiment de traverser une ville fantôme n'en est que plus fort. J'ai droit à ce qui deviendra un rituel quotidien, mon premier arrêt Starbucks. Mon cousin fait le plein de café dans son Mug. Les jours suivants, lors de cette virée de plus de 4 000 km à travers la Californie et le Nevada, le premier geste matinal de mon ami Dahmane, mon cicérone US, consistera à chercher sur son GPS téléphonique l'adresse du Starbucks le plus proche. Je vais faire la route de la veille au soir en sens inverse. C'est dimanche. Je remarque une multitude d'Airstream, ces caravanes au design d'engin intersidéral au babil de la conquête spatiale. Quatre-vingts ans après leur invention par Wally Byam, un ingénieur californien amateur de camping, elles incarnent plus que jamais l'American Dream, c'est-à-dire à la fois le confort et le nomadisme. A l'entrée de San Francisco que nous atteignons en un peu plus d'une heure, la circulation est dense mais praticable. A cette distance, San Francisco a l'aspect d'une ville blanche shootée à la brume diaphane, au bord de l'océan. On n'en distingue que la partie ancienne. Nous y entrons par la modernité, buildings and co. Dans quelques années, elle ressemblera à New-York. C'est l'heure de déjeuner et l'on se gare sous les buildings. Au look décontracté des passants, on imagine aisément le passé beatnik de la ville. Ici, de vieux hippies complaisamment attardés dans leur flamboyance. Là des filles en ultramini-shorts, le toutou coincé dans leur giron et des fleurs dans les cheveux. Et de temps à autre quelques quidams à la norme internationale, c'est-à-dire en jean et tee-shirt. Norme internationale ? Oui et non, sachant que le premier Levi's est né ici. Mais il ne faut pas s'attendre à retrouver intacte l'âme paradoxale de San Francisco telle que hurlée(1) par Allen Ginsberg, le père de la sublime déglingue hippie, qui célèbre «la longue et honorable tradition de San Francisco de confusion sociale Bohémiano-Bouddicho-Branlo-Anarcho-Mystique». Ce San Francisco-là n'existe plus que comme marginalité dans la marginalité. Ou comme une coquetterie de bobo(2). Les enfants rebelles des hippies se sont laissé engloutir par le Moloch. Ai-je dit que c'est l'heure du déjeuner ? On opte pour un fastfood américano-mexicain. Cuisine mexicaine servie en mode US. Comment ne pas être d'emblée frappé par le gigantisme des portions ? C'est là que je comprends la tradition du doggy bag qui consiste à emporter les restes. Je n'avais aucunement programmé le lieu du déjeuner. Le hasard l'a fixé dans l'un des nouveaux quartiers de San Francisco. Par contre, je tenais à prendre le café au Vesuvio, l'établissement situé au 255 Columbus avenue, fréquenté dans les années 1950-1960 par les écrivains de la Beat Generation, Kerouac, Burroughs, Ginsberg et les autres. Mouloud, mon parent, branche son GPS et repère North Beach. Après avoir sillonné quelques-unes de ces rues verticales, «rues qui se cabrent et rues qui plongent», telles que les dépeint Cocteau, on finit par tomber sur le Vesuvio. Je reconnais l'enseigne pour l'avoir maintes fois observée sur des photos. Comment oublier ce néon iconoclaste sur lequel clignote un homme nu, de dos, les fesses à l'air, un verre à la main ? Le statut provocateur de l'établissement est affiché dès l'enseigne. Ce qui, dans toute autre ville US, aurait été le summum de l'obscénité est à San Francisco d'une banalité presque affligeante. Je suis tenté d'aller y boire un verre à la mémoire de Jacques Kerouac qui posa là un lapin à Henry Miller. Mais un écriteau interdit l'entrée de cet antre de la perdition aux moins de 12 ans, barrant l'accès à la jeune cousine qui nous accompagne. J'y pénètre donc seul. L'intérieur cosy dont les murs sont tapissés de coupures de presse, d'affiches et de photos est plongé dans une pénombre tavelée de faibles lueurs provenant de petites lampes Tiffany. Les vitraux de la devanture filtrent de chiches rais de soleil. Bref, une véritable invitation au voyage mystico-éthylique. C'est en 1948 que naît le Vesuvio. Dès le début des années 1950, il devient le rendez-vous des écrivains et des artistes anticonformistes, considérés comme les pères putatifs de la Beat Generation. L'alcool et la drogue étant pour eux des chemins de libération, on comprend mieux que ce soit un bistro qui leur serve de quartier général. A l'extérieur, dans la rue latérale devenue la rue Jack Kerouac, le mur du Vesuvio porte le tag de ce poème de Ginsberg : «Quand l'ombre de la sauterelle/Tombe sur le sentier de la souris des champs/Sur l'herbe verte et humide/Tandis qu'un soleil rouge se lève/Dans l'horizon de l'Ouest/Se trace la silhouette d'un Indien décharné aux muscles fermes/Armé de son arc et sa flèche/Visant droit dans ta direction/Il est temps de boire un autre Martini.» Plus loin, l'autre mausolée de la Beat Generation, la City Lights Books. C'est dans cette librairie, siège d'une maison d'édition, qu'Allen Ginsberg fera cette lecture considérée comme l'acte de naissance de Hurlement en 1956. Ce poème, bréviaire de la religion beatnik, est une déclamation fleuve qui porte en germe tous les thèmes de la révolution culturelle de ce mouvement. Rébellion des jeunes, révolte politique, attrait pour le plaisir, la drogue, le sexe, tout cela paradoxalement basé sur un socle qui se veut marxiste, opposé au capitalisme US vu comme le monstre Moloch, dieu sanguinaire dévorant ses enfants. Nous empruntons l'allée Kerouac, ex-Adler, qui nous mène sur Grant Avenue, au cœur de Chinatown. Etonnant quartier que ce Chinatown où cohabitent aujourd'hui des pans d'authenticité avec une devanture touristique qui transforme les vieux commerces, essentiellement cantonnais, en boutiques de souvenirs made in America. Ça va du tee-shirt psychédélique à l'affiche pop de Mao Tsé-toung. Samedi 15h. Ce n'est certainement pas le pic d'animation du quartier chinois. On nous recommande de revenir un samedi soir. Ce sera pour une autre fois. A ce point de la balade, j'ai perdu mon cousin et son GPS. Un peu comme une embarcation à la dérive, j'erre sans boussole et sans plan. Je décide de me fier à l'instinct. Avec tout de même cet objectif de visiter enfin cette mythique Lombard Street que j'ai vu à l'envi en photo et dans les films. Je remonte Colombus Avenue qui longe North Bay. Il fait chaud. L'air est sucré. Des flocons de lumière translucide submergent les passants qui s'abandonnent à la quiétude minérale que charrient les embruns. On ne voit pas l'océan d'ici, mais on sent sa proximité et l'on entend son bourdonnement. Dans ce bout d'Amérique trépidante, on perçoit quelque chose d'une nonchalance toute méditerranéenne. Bientôt, et ça aussi c'est San Francisco, lorsque le soleil déclinera, le froid atteindra un degré légendaire, ce qui aurait fait énoncer à Marc Twain cet aphorisme : «L'hiver le plus froid que j'ai jamais connu, c'était un été à San Francisco.» Tout en gravissant la pente douce de Colombus Avenue saisie du démon de la sieste, je songeai à ce que devait être la ville dans les années 1960-1970, une immense fournaise dans laquelle crépitaient la musique et la démesure hippies. Et je réalise que l'épisode hippie est devenu comme un moment fondateur de l'histoire de la ville au point de faire oublier que la seconde et vraie naissance de San Francisco vient de la Ruée vers l'or. Bien entendu, on ne peut sillonner le centre-ville sans rencontrer les cable cars, ces tramways à traction par câbles, icônes de San Francisco, seule ville au monde où ce type de transport est encore opérationnel. Pour atteindre Lombard Street à partir de Colombus, il faut se munir de son attirail et de son souffle d'alpiniste. La chaleur accentue la difficulté de l'ascension. Arrivé à destination, on est récompensé de son effort. Lombard Street est célèbre notamment par la course-poursuite de Steve Mac Queen dans sa Ford Mustang Fastback, moment fort du film Bullitt. Cette rue étonnante donne l'impression d'un jardin pentu balafré par des arabesques de bitume. Les voitures qui empruntent cette rue dont la pente connaît une déclivité de 16% se noient dans des massifs d'hortensias qui en font la rue la plus originale et peut-être la plus visitée de San Francisco. D'ailleurs le rush des touristes nuit aux habitants qui, depuis des années, réclament une interdiction de circulation des véhicules. Du haut de la rue Hyde, la prison d'Alcatraz semble à portée de main. Alors remontent les souvenirs d'enfance dans les cinémas d'El Harrach où j'ai ingurgité tant de thrillers se déroulant sur le rocher. Voilà donc la retraite forcée d'Al Capone et la demeure de The Birdman, de son vrai nom Robert Stround. Condamné à mort pour avoir poignardé un gardien dans une autre prison, il passera 50 ans à Alcatraz. Echappant à la corde, il deviendra un ornithologue réputé. A. M. Demain : 5/ Début du road trip. 1) Référence au poème d'Allen Ginsberg, Howl (Hurlement). Publié en 1956, il valut à son auteur un procès pour obscénité. Ce poème fleuve a marqué la révolution culturelle des années beatnik. 2) Contraction de bourgeois-bohème.