Par Youcef Merahi Je m'en voudrais de ne pas profiter de la blancheur de cette page afin d'évoquer «mes» chers disparus de la plume, eux qui ont pris d'assaut la virginité de la feuille pour dire, ô Sisyphe mien, la douleur d'autrui, éclairer les bonds de la société et assimiler la réplique sismique d'après tremblement. Mes chers disparus, ces phares vigilants qui évitent aux marins de la littérature le naufrage, ont illuminé mon cheminement de leurs audaces, de leurs rêves, de leur imaginaire et de leur «prescience ». Je m'en voudrais de ne pas déranger la mémoire humaine, oublieuse à souhait, de la prendre par le collet et de lui intimer l'ordre d'accorder une seconde, la seconde de l'éternité, à ceux qui, comme Si Mohand, Mouloud Feraoun (mon maître !), Djamel Amrani, Ahmed Azeggagh, Mohamed Dib, Mouloud Mammeri, Cheikh Mohand El Hocine, Tahar Djaout et Malek Haddad, ont brandi la plume contre l'adversité. A l'aube de mon adolescence, déjà vorace de lecture, j'ai retrouvé dans la petite bibliothèque de mon père un livre sans couverture. Par curiosité, je l'ai pris dérobé ?) comme je le fais pour lire, après lui, la revue «Détective», en cachette. Les photos de la page centrale me faisaient saliver. Je fais ainsi une rencontre monumentale qui me donna l'occasion de lire de la poésie dans ma langue maternelle (eh oui, j'en ai bien une ; elle est encore dans l'ornière, à nos jours) Si Mohand U Mhand m'apparut dans toute sa majesté, sa splendeur et l'humilité de ceux qui sont habités par leur gestuelle. Sacerdoce ! Je n'ai jamais appris ma langue à l'école, en ce temps-là, les français m'ont enseigné que j'étais un «petit Gaulois». Plus tard, je serai un autre «moi-même». Mais passons ! Revenons à Si Mohand, ce poète de la démesure, qui a porté la révolution dans son Verbe et sous ses sandales ardentes. J'ai appris par cœur ses poèmes, et à ce jour, je peux en réciter plein. Il a fait un vœu qui s'est exaucé : il dort pour l'éternité à Asqif N'Tmana. Mouloud Mammeri m'a fait connaître Cheikh Mohand U Lhocine, un penseur kabyle, vénéré de partout, d'ici et d'ailleurs. Puis ces deux-là font la paire. La sagesse de l'Ancien a fondu sur le cadet. La mémoire des transmetteurs a prévalu pour le Cheikh ; la plume a fait le reste pour Mammeri qui, décrié, fustigé et remis en cause tout au long de sa vie, nous a légué une œuvre magistrale. «La colline oubliée» reste pour moi un monument de la littérature algérienne par sa gestuelle flaubertienne. Notre pays a importé des penseurs, religieux et autres, d'un peu partout, leur a accordé le gros des médias, et a occulté les nôtres qui, ô mort absurde, sont allés tutoyer l'oubli et l'ostracisme ambiant. Cheikh Mohand n'aurait jamais appelé au meurtre, comme l'ont fait d'autres «cheikhs» (sic !). Djamel Amrani et Ahmed Azeggagh, deux poètes terribles de mon pays, nous ont quittés sur la pointe des pieds, eux qui ont supporté, sur leurs épaules frêles, l'enfer des hommes. Djamel ne hantera plus les rues d'Alger, exhibant à l'indifférence sociale son dernier poème ; il est définitivement dans «La nuit du dedans», prémonition qui fait froid dans le dos. Ahmed ne promènera plus son «bleu de Chine» (Anticher ou Filou !) et son regard bleu d'acier du côté du Sacré-Cœur ; il a fini de dire ses «Récifs du silence», car il est en plein dedans. Le poète n'a plus raison, il se conjugue désormais au futur antérieur et devient objet d'étude d'une certaine archéologie. Et c'est ce que je fais, à mon corps défendant. Manuels scolaires, où êtes-vous ? Mohamed Dib et Mouloud Feraoun : même génération, même combat, destin tragique pour Mouloud, destin stupide pour Mohamed. Dib était nobélisable, je ne suis pas le seul à le penser. Mais le talent, à lui seul, ne suffisait pas ; il aurait fallu du lobbying, semble-t-il, pour mettre en orbite l'écrivain. Diantre, qui devait le faire ? Le ministère de la Culture, nos ambassades, nos hommes de lettres, les politiques (?), les autres ? Toujours est-il que Dib, écrivain de l'exil, a préféré cette terre de l'Ailleurs pour y être enterré. Comme un autre Mohamed, Arkoun de son nom de famille. Feraoun, à quelques jours de l'indépendance, s'est fait rattraper par la violence qu'il a toujours rejetée par humanisme. Au cours moyen, j'ai rencontré son texte dans un manuel scolaire de l'Algérie indépendante (tiens, tiens !) qui a incité l'écolier que j'étais à tenter l'aventure de l'écriture. Quelle marginalité Djamel, ô anachorète des grandes villes ! La mort de Tahar Djaout est une obsession pour moi. Je n'arrive pas encore à faire le deuil de ce départ. Djaout, ce talent pur, qui devait faire le lien entre les écrivains de la guerre et la suivante, a été la cible choisie par des machiavels de bas étage. Et voilà que se bâtit la fable du Poète et du tôlier ! Jean de la Fontaine nous a-t-il donc caché que l'être humain peut descendre plus bas que l'animal ? Ces salauds n'iront pas au paradis ; leur place est dans un purgatoire spécial. Et Djaout n'arrête pas de m'annoncer les barbelés de tous les solstices, nous y sommes encore ; mais il m'enseigne que «je suis de l'autre Race, celle qui porte dans le tréfonds de leurs neurones des millénaires de Soleil». Malek Haddad s'est intimé le silence, car il écrivait dans une langue autre. Ce «suicide littéraire» est digne de respect. Je respecte ce choix, même si je pense que «nous» sommes victimes de l'histoire de notre pays. Haddad aurait pu nous donner d'autres livres, d'autres rêves, d'autres poèmes et d'autres gestuelles. Le talent se doit de perdurer. Mais la raison a ses écœurements que la raison ne connaît point. Pardon Monsieur Haddad, je fais de la philosophie à rebours ; il est vrai que je suis à l'aise dans mon confort littéraire. Mais je n'oublierai jamais la phrase que vous avez prononcée suite au décès de votre mère : «On est orphelin même à cinquante ans.» Terrible, terrible, terrible, le lieu de péril de nos écrivains !