Entretien réalisé par Mohamed Kebci Le président du parti des Avant-gardes des libertés décortique la situation du pays, s'attardant, comme il ne cesse de le faire depuis sa candidature à la dernière élection présidentielle, sur la vacance du pouvoir qui a induit, selon lui, «un vide au sommet de l'Etat » avec son inévitable corollaire «la dislocation du centre de la décision nationale». Ali Benflis considère, par ailleurs, que le sauvetage de l'Algérie n'est pas de la seule et unique mission de l'opposition nationale puisque étant, explique-t-il, «l'affaire de chacun où qu'il se trouve et l'affaire de tous ceux qui doivent se sentir concernés». Le Soir d'Algérie : L'opposition se prépare à un second congrès. Quel plus ce rendez-vous pourra apporter, cette opposition donnant l'impression de manquer d'entrain, voire d'imagination ? Ali Benflis : Il me semble, quant à moi, que dans notre pays, la pratique politique a moins besoin d'entrain et d'imagination que de courage, de volonté et de persévérance politiques. Croyez-moi, il faut beaucoup de courage, de volonté et de persévérance politique à l'opposition nationale pour assumer ses responsabilités dans un système politique qui, comme le nôtre, n'accorde au pluralisme politique qu'une reconnaissance nominale et n'a à l'égard de l'idée même de contre-pouvoir qu'une tolérance zéro. Mais malgré cela, l'opposition nationale met beaucoup de courage à s'opposer au régime politique en place malgré tout ce qu'il lui en coûte ; elle reste intraitable dans sa volonté de changement démocratique ; et elle persévère sur cette voie en dépit de tous les paris sur son éclatement ou sur son découragement. Je vous le demande. Qui est le plus éclaté, aujourd'hui, le pouvoir ou l'opposition ? Qui est le plus isolé dans la société, le pouvoir ou l'opposition ? Qui est le plus frappé par un total discrédit auprès de nos concitoyennes et de nos concitoyens ; le pouvoir ou l'opposition ? A mes yeux, l'opposition nationale n'est pas dans une compétition sportive avec le pouvoir en place dont le reste des Algériennes et des Algériens seraient de simples spectateurs qui compteraient des points. Le sauvetage de l'Algérie n'est pas le fardeau de l'opposition nationale. Il est l'affaire de chacun où qu'il se trouve et l'affaire de tous ceux qui doivent se sentir concernés. Vous ne pensez pas que cette opposition n'a pas pu capitaliser les querelles entre les divers clans du sérail ? A quoi obéissent ces chamailleries «familiales» ? Je ne suis qu'un élément de l'opposition nationale et je n'en suis pas le porte-parole attitré. Je ne peux que parler pour moi-même et j'ai pour règle de conduite de ne jamais m'ingérer dans les querelles de famille. Ce qui m'inquiète, par contre, et je n'aurai de cesse d'en faire état, c'est la dislocation du centre de la décision nationale. Je m'en explique encore une fois. La vacance du pouvoir a indubitablement généré un vide au sommet de l'Etat. Ce vide au sommet de l'Etat a été mis à profit par des forces extra-constitutionnelles pour s'accaparer du centre de la décision nationale. Et du fait des contradictions, des différences de visées et de divergences d'intérêts entre ces forces extra- constitutionnelles, le centre de la décision nationale s'est disloqué. Et c'est là, et nulle part ailleurs, que réside la principale menace qui pèse sur l'Etat national aujourd'hui. Le système crie à la menace extérieure. Ne pensez-vous pas que c'est là un simple épouvantail brandi juste pour se sortir de cette crise ou est-ce une réelle donne qui dicte ce front interne ? De deux choses, l'une. Ou cette menace est réelle et manifestement ce n'est pas avec une vacance du pouvoir et des institutions illégitimes que notre pays pourra y faire face dans les meilleures conditions. Ou alors cette menace extérieure est amplifiée et instrumentalisée indûment, et il s'agirait d'un pur chantage sécuritaire et d'une quête de légitimité sécuritaire à défaut d'une légitimité populaire. Mais dans les deux cas, il y a une question capitale qui se pose et qu'il faut poser : pourquoi la situation sécuritaire devrait-elle faire disparaître la revendication démocratique ? Et comme nos dirigeants ont la fâcheuse tendance à se comparer à plus démocratique qu'eux comme les Etats-Unis et l'Allemagne, il serait peut-être utile de leur rappeler un fait historique. En pleine Guerre mondiale, des Etats démocratiques ont continué à vivre leur vie démocratique. Et avant même la fin de ce conflit mondial, Winston Churchill lui-même a été évincé de son poste au profit de Clément Attlee dans des élections dont personne n'a osé même imaginer le report pour cause de Guerre mondiale. Ainsi, tout un conflit mondial n'a pu interrompre des processus démocratiques et je ne vois sincèrement pas pourquoi une menace terroriste devrait induire chez nous un renoncement à la revendication démocratique. Laissez-moi vous dire qu'en cette affaire, l'on est face à une autre vente concomitante : la sécurité nationale avec la pérennité du régime politique en place ou l'anarchie et le chaos sans lui. Comme beaucoup de ventes concomitantes, celle-ci est léonine. Elle ne trompe que peu de monde. Vous ne manquez jamais de lier toutes les tares du pays à la vacance du pouvoir, à «l'illégitimité» des institutions dont celle de la présidence de la République. D'aucuns vous répliqueront que vous y avez personnellement et grandement contribué en participant à la dernière élection présidentielle malgré les avertissements de l'opposition. J'agis toujours à visage découvert. Lorsque je me suis présenté aux dernières élections présidentielles, j'en ai expliqué longuement mes raisons dans une lettre adressée à notre peuple. Je m'en suis aussi expliqué à l'occasion des quarante-huit rassemblements auxquels j'ai participé à travers toutes les wilayas du pays sans exception. Si j'en crois l'engouement dont ont bénéficié tous ces rassemblements, nos concitoyennes et nos concitoyens ont parfaitement compris mes raisons et ma démarche. Et plus que cela, ils y ont adhéré. Pour avoir raison de moi, le pouvoir politique en place a dû recourir à une fraude à large échelle. J'ai produit un livre blanc à ce sujet. Contrairement à ce que son intitulé indique, ce livre n'a pas été un coup à blanc. Il a eu un large écho. Il a contribué à sa mesure à l'éveil des consciences au crime contre la démocratie et à la honte pour la nation que constitue la fraude systémique que le régime politique en place instrumentalise à l'effet d'assurer sa pérennité. Ma participation aux dernières élections présidentielles n'a pas conféré un surcroît de crédibilité ou de légitimité qu'elles ne pouvaient pas avoir du fait de la fraude. Une élection présidentielle dont, justement, soutiennent ces mêmes voix, le pays paie la facture ! Le pays ne s'acquitte pas seulement de cette facture-là. Il s'acquitte d'une facture autrement plus lourde : celle de la révision constitutionnelle de 2008 qui a mis fin à la limitation des mandats présidentiels. C'est cette révision constitutionnelle qui a signé l'arrêt de mort de l'alternance démocratique pacifique. C'est elle qui a donné naissance à un pouvoir personnel absolu et à vie. Et ne nous trompons surtout pas : en 2014, il n'y a pas eu une élection présidentielle en bonne et due forme ; il y a surtout eu une reconduction frauduleuse de la vacance du pouvoir dont assument la responsabilité historique tous ceux qui l'ont favorisée et permis qu'elle se commette. Comment expliquez-vous l'indifférence du petit peuple à l'égard de la chose politique en général et de l'action de l'opposition en particulier ? Je poserai, quant à moi, la question autrement. Qui est responsable comme vous le dites de «l'indifférence du petit peuple à l'égard de la chose politique en général et de l'action de l'opposition en particulier » ? N'est-ce pas l'addiction du régime politique en place à la fraude ? N'est-ce pas son déclassement de la citoyenneté et son mépris pour la volonté populaire ? N'est-ce pas ses promesses non tenues et ses faillites politiques, économiques et sociales ? N'est-ce pas pour son discrédit et sa perte de confiance auprès de nos concitoyennes et de nos concitoyens ? N'est-ce pas des institutions républicaines si peu représentatives de notre peuple et si promptes à assurer le pouvoir en place de leur allégeance automatique et inconditionnelle ? Nos concitoyennes et nos concitoyens ont certes pris leurs distances par rapport au politique et à la politique ces dernières années. Mais cette distanciation n'est ni irréversible ni écrite dans le marbre. Le temps de la réconciliation avec le politique et la politique viendra. Il faudra pour cela un projet national rassembleur que le régime politique en place ne peut pas produire. Et qu'est-ce la transition démocratique que nous revendiquons sinon l'acte de naissance de ce projet national rassembleur dont notre pays a un besoin vital et pressant. Ne pensez-vous pas que l'opposition se doit de se remettre en cause et actualiser sa feuille de route au gré des nouvelles donnes. Comme par exemple se délester de la revendication d'une élection présidentielle anticipée ? Les remises en cause sont toujours bénéfiques. Ce sont des entreprises humaines tout à fait louables et sans prétendre parler au nom de l'opposition nationale, je suis sûr que si elle devait se remettre en cause, elle le ferait sans hésitation et sans recherche de faux-fuyant. Quant à l'actualisation de la feuille de route établie à Mazafran, c'est là précisément l'objectif des prochaines assises de l'opposition nationale. Tant de développements dangereux aux plans politique, économique et social sont intervenus qu'il est indispensable que nous nous adaptions à la situation nouvelle qu'ils ont fini par imposer dans notre pays. C'est en mesurant la nécessité de ces adaptations que l'opposition nationale est convenue de se réunir de nouveau. Bien entendu, au cœur des préoccupations de l'opposition nationale, il y a la problématique centrale de la légitimation de toutes les institutions du pays, de la base au sommet. La transition démocratique que nous réclamons n'aurait aucun sens sans cette œuvre de relégitimation salutaire pour notre pays qui est aussi la condition sine qua non de son entrée dans la modernisation de son système politique. Cette relégitimation ne saurait être sélective et partielle. Elle devra nécessairement concerner l'institution présidentielle qui reste la clef de voûte de tout notre édifice constitutionnel.