Par Badr'Eddine Mili Au terme de leurs délibérations menées, le 21 octobre dernier, par les membres du jury réunis au Centre des études andalouses de Tlemcen, le prix littéraire Mohammed Dib a été décerné, en langue française, au roman La Fetwa de Mustapha Bouchareb. J'ai compté parmi les premiers à avoir eu le privilège d'en lire le manuscrit et je n'ai pu m'empêcher de vouloir en rendre compte, avec l'accord de l'auteur, et à en partager avec les lecteurs du Soir d'Algérie l'intérêt littéraire ainsi que le plaisir esthétique que sa lecture m'a procuré. Au retour d'une formation aux Etats-Unis, un informaticien algérien, originaire de l'antique Auzia, fonde une start-up à Alger et se lance dans l'édition assistée par Tatiana, une Russe qu'il épouse et s'installe dans un quartier populaire de la ville de Boumerdès. Alors que son affaire commençait à prospérer, il est surpris par les évènements d'Octobre 1988, puis par ceux de 1991 au cours desquels il se retrouve, avec sa femme, exposé aux menaces de mort des intégristes. Tatiana, terrorisée par le déferlement de la violence qui s'abat sur le pays, le quitte et rentre à Moscou avec leur fils. Il vit cette séparation dans un désarroi total lorsqu'il est, à son tour, l'objet d'une tentative d'assassinat qui le contraint à s'exiler en Arabie Saoudite, passeport et visa de travail obtenus dans l'urgence d'une course effrénée contre la mort. Le lecteur ne prendra connaissance de ces détails qu'au milieu d'un roman qui s'ouvre sur un accident de voiture provoqué par Anouf, la fille unique de Jouza, et de Loway Road Anbary, l'un des plus riches entrepreneurs de Riyad. Les Moutawas de la Haya, la redoutable police des mœurs – la commission pour la promotion de la vertu et la répression du vice –, l'interpellent et l'accusent du double crime de conduite interdite aux femmes et d'homicide volontaire contre un des leurs. La trame du récit qui prend la forme d'un long reportage de presse s'ordonnance autour de ce fil conducteur – un fait divers révélateur d'une lutte sourde entre phalanges de puissantes tribus rivales – et dévoile, dans un mouvement de balancier savant, les perversités idéologiques, politiques et économiques qui grangèrent la société saoudienne. Le lecteur se rend compte, dès le début du texte, qu'il est en présence d'une mise à nu, sans concession, non seulement d'un régime mais aussi d'une société et d'un Etat plongés dans une profonde crise morale. Le propos s'attarde, essentiellement, sur les contradictions véhiculées par la vie dans un pays déchiré entre le sacro-saint attachement à la tradition et l'ambition économique, facteur de déviations que le conservatisme aux commandes n'arrive pas à gérer au mieux. «L'île des Arabes», magnifiquement décrite depuis l'unification du Nejd et du Hijaz par la famille des Al Saoud, aidée par les Ikhwen de Fayçal Dowish, les ancêtres de la confrérie wahhabite, est présentée comme un Etat forcé de payer la rançon de la modernisation. Cheikh Loway visé, à travers sa fille, par ailleurs, journaliste très critique vis-à-vis du pouvoir en place, fait face à des adversaires déterminés qui lui reprochent ses méthodes jugées permissives. En jetant un regard sur le passé – 50 ans de travail acharné –, il avoue son échec, désespéré de ne pouvoir voler au secours de sa fille. La puissante fondation qu'il avait créée grâce à ses nombreux investissements s'avère n'être qu'une entreprise de brassage de l'argent sale accumulé au détriment des travailleurs expatriés — Indiens, Pakistanais, Bangladais, Philippins, Afghans, Sri-lankais —, destiné à financer les deux plaies de l'Arabie Saoudite : la corruption et le terrorisme que son expansionnisme idéologique a favorisés et entretenus. Le roman les illustre au moyen de multiples exemples puisés dans la réalité de la condition de la femme, objet des pires sévices, et dans celle des immigrants taillables et corvéables à merci par un système aidé par les «khawaredj», les coopérants occidentaux, maîtres des lieux. La violence, l'injustice, la mort, la guerre, la tartufferie y côtoient l'amour interdit, la prostitution, la sorcellerie et l'alcoolisme, des tares qui démontrent l'impuissance du wahhabisme et de l'argent à résoudre les problèmes de fond d'une société trop contrainte et prête à exploser. L'auteur, très au fait des textes religieux dont il use fréquemment, très bien documenté sur l'histoire du royaume et sur les enjeux stratégiques qui commandent son évolution, dit témoigner, fidèlement, des réalités qu'il observe. Il les analyse sans trop s'encombrer de commentaires politiques et s'applique, plutôt, à dresser des portraits — Jouza, Anouf, Anbary, Cheikh Johani, Nora, Yasser Salama, Semgupta, Meteb, Menhal, Ricardo Baretta, Freddie Martins, Mishal Sayyar, Mouslmany Solajan — qui tentent de démêler l'inextricable lacis du tissu social cosmopolite de Riyad, la capitale. La langue du roman est pure, le vocabulaire d'une richesse remarquable et le style bien relevé. Les seuls reproches que l'on peut adresser au texte sont les longueurs qui pèsent, parfois, sur la conduite de la narration et, vers le milieu, une certaine monotonie qui laisse un arrière-goût de déjà lu. Sinon, nous sommes là en présence d'un chef-d'œuvre du roman politique doublé d'un roman sentimental. Le suspense est maintenu jusqu'au bout, jusqu'au dénouement qui n'en est, en vérité, pas un, puisque, démasqué comme étant l'amant qui était aux côtés de la conductrice au moment de l'accident, Zakarya Elaïd Bodia est poursuivi par la police des mœurs. Et comme à Alger, il s'enfuit, de nouveau, obtient un faux passeport et un faux visa après avoir saboté le système informatique de la fondation et s'embarque à Djeddah sur un vol à destination du Caire à bord duquel il apprend, par la presse, la nouvelle de la décapitation de sa maîtresse. C'est à ce moment-là que le pilote annonce qu'il est obligé de revenir en Arabie Saoudite à cause d'une avarie technique. Le roman se termine sur une grande interrogation et plusieurs points de suspension. Mais ce qui devait être dit a été dit et bien dit.