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L'entretien de la semaine
Tassadit Cherfaoui et Pr Rachid Belhadj, respectivement psychologue clinicienne, chef de service de médecine légale : «Aucune famille n'est formellement à l'abri de l'inceste»
Publié dans Le Soir d'Algérie le 11 - 02 - 2017


(2e partie et fin)
Pour ce sujet sensible et tabou, Soirmagazine a réalisé un entretien croisé avec Tassadit Cherfaoui et professeur Rachid Belhadj, respectivement psychologue clinicienne et chef de service de médecine légale du CHU Mustapha- Pacha, expert auprès des tribunaux et des cours, ont apporté, chacun dans sa spécialité, leur éclairage sur les causes de ce phénomène et dressé un profil des auteurs.
Soirmagazine : Quel est le rôle de la mère ?
Tassadit Cherfaoui : Pile ou face !
Le rôle de la mère est comme une pièce de monnaie à double enjeu,
l'un commence quand l'autre se termine !
Voyons le côté pile...
Pour l'agresseur, il s'agit de la première source d'attractivité et du permis au travers des conduites séductrices de la mère, et ainsi l'inceste vient du père et l'incestuel vient de la mère. Les exemples ne manquent pas dans notre culture ; des mamans qui se changent ou circulent avec des habits intimes devant leurs enfants, les accompagnent au hammam (bain turc), et là c'est la grande pièce théâtrale ; exhibition publique, libre et autorisée avec les sœurs, les tantes, les cousines, les grands-mères et les belles-mères... Pis encore et à ma surprise, la maman ou pseudomaternelle qui s'amuse à embrasser les jeunes garçons sur leurs parties géniales (en tirant leur juste fierté d'avoir le mâle ou de ne pas l'être par castration)..., le mal va au point de les glisser dans des belles robes de fillettes, les coiffer en kikinettes... et ainsi les laisser sous leurs jupes... Et tout le monde se marre pour cette partie de plaisir... A cet ordre, la responsabilité des mères qui introduit un dysfonctionnement familial et une confusion chez le père où l'inceste s'installe.
Voyons la partie face !
Pour la victime, et après coup, la mère est partagée entre le sentiment de la honte sociale et la menace familiale. Elle se retrouve coincée, coupable et insuffisamment protectrice pour son enfant.
Ambivalence, colère envers l'enfant et sidération, culpabilité, froideur affective, censure et déni. Dans ce processus, on peut distinguer des mères complices, mais aussi des mères sécures qui interviennent dès qu'elles sont informées, qui se montrent protectrices en quittant leur conjoint (quand le père est l'auteur) ou coupant le lien avec le parent agresseur ; des mères ambivalentes et incrédules, et aussi des mères tout à fait insécures qui accusent leur enfant de mensonges et se montrent indifférentes à sa souffrance.
On sait par ailleurs que de très nombreuses situations d'inceste ne sont pas dévoilées (le fameux «chiffre noir» de l'inceste). Mais dans ces situations restées cachées, les victimes ne sont pas toutes détruites. Elles «vivent avec» un passé souvent douloureux, qui ne facilite pas la protection de leurs enfants à venir, mais qui n'empêche pas nombre d'entre elles de construire une vie à peu près équilibrée, sans intervention des juges ni des psys. Mais pour combien de temps ? Ne pas apporter un soutien suffisant à la mère peut engendrer des traumatismes supplémentaires pour l'enfant victime au moment du dévoilement !
Elle reste figée dans des questionnements complexes et souvent contradictoires qui peuvent, si elle n'est pas aidée, l'amener à nier l'existence de l'abus sexuel. Et là, j'en passe sur les cas d'inceste où la victime est un garçon, et où l'auteur est la mère !
Pr Belhadj : La transition épidémiologique et sociale fait que la maman travaille et que la cellule familiale soit disloquée. Donc, nous pouvons dire qu'il n'y a pas une surveillance plus accrue. Dans certains cas, nous avons constaté que la mère peut être complice à deux niveaux en ne voulant pas remarquer ou voir la violence exercée sur l'enfant ou être une complice active. Nous avons eu un cas où la mère donnait la pilule à ces filles qui étaient victimes d'inceste de la part de leur père. Il y a aussi le fait de les préparer à la prostitution.
Quels sont les signes avant-coureurs de la détresse de l'enfant ?
Tassadit Cherfaoui : Le bilan est très lourd. On note ainsi des troubles du comportement comme l'agitation, les troubles du sommeil, les fugues, les tentatives de suicide, l'agressivité, les automutilations, l'anorexie ou la boulimie, des troubles de l'affectivité tels que les crises émotionnelles, la dépression, le mutisme, l'apathie ; des troubles intellectuels qui se révèlent fréquemment par des blocages scolaires, des troubles de la mémoire et des apprentissages ; et des troubles du développement sexuel comme de l'angoisse ou une perturbation des relations sexuelles à l'âge adulte.
Ces nombreux effets de l'inceste sont classés selon qu'ils soient à court terme, c'est-à-dire qu'ils apparaissent pendant l'inceste et jusqu'à 2 ans après sa cessation, ou à long terme lorsqu‘ils se développent à partir de 2 ans après la cessation de la situation incestueuse.
Les effets à court terme sont généralement la culpabilité, la peur, la dépression, la perte d'estime de soi, les problèmes de sociabilité, la colère et l'hostilité, la diminution de l'aptitude à faire confiance, la confusion des rôles, la pseudo-maturité : huit sortes de difficultés sont ainsi repérées et peuvent être de l'ordre familial, psychologique, social, scolaire, sexuel, de la délinquance, de la santé, ou qui s'expriment à travers des fugues. Et les effets à long terme sont globalement identiques ; des problèmes de drogue et d'alcool, les femmes qui sont agressées sexuellement par leur mari, sont battues, ou celles qui ne se sont jamais mariées ont deux fois plus de chance de prendre des somnifères, trois fois plus de chances de recourir à des calmants, beaucoup vivent difficilement leurs rapports avec les hommes et rejettent leur fonction parentale affective, des jeunes fugueurs et délinquants, et enfin 76 à 90% des prostituées.
Comment aider l'enfant à se reconstruire ?
Tassadit Cherfaoui : Le corps guérit mais le psychique... Comment rassembler les débris d'un vase en cristal ? Pour ma part, l'accompagnement signifie l'aide concrète et psychologique apportée à l'enfant victime et à ses parents à partir du dévoilement. Même si les résultats sont peu optimistes, ils peuvent avoir un impact différent sur la vie de la victime à l'âge adulte. La prise en charge varie en fonction de l'âge, de la gravité des faits et de leur durée. Dans tous les cas, des psychothérapies individuelles devront intervenir. Commencer par faire reconnaître par la victime l'inceste, cette thérapie vise à renforcer les compétences sociales permettant de passer de l'état victime à celui d'un adulte maîtrisant sa vie sexuelle. Aussi de gagner en estime de soi et réparer son image de futur adulte.
En gros, nous devrions travailler sur les points suivants :
1. la honte, la culpabilité et la peur pour récupérer même en partie son estime de soi et reconstruire une image positive de soi-même (difficile s'il est déjà en train d'abuser d'autres enfants) ;
2. les compétences sociales : nouer des relations sociales en dehors de la famille ; amis, relations amoureuses ;
3. exprimer ses émotions et ressentir ce que parfois on ne ressent plus ;
4. élucider le sens que donne l'enfant au fait d'avoir été abusé ;
5. sur le secret, tout ce qui n'a pas pu se dire ;
6. la réaction des frères et sœurs ;
7. prévenir, apprendre à la victime à prendre soin d'elle et réparer son image de l'adulte de demain.
Pr Belhadj : Chez les enfants, c'est la maman qui remarque un trouble du comportement au niveau alimentaire (anorexie ou boulimie), trouble du sommeil (insomnie, énurésie, encoprésie (faire ses gros besoins dans sa culotte) et pour le garçon dilatation annale.
Dans le milieu scolaire, il y a l'enseignante qui peut donner l'alerte. Par exemple, l'enfant était un excellent élève et il y a subitement une chute de ses notes ou bien ne participe plus en classe, il a un comportement plus agressif. Chez les adolescents, notamment filles, c'est la fugue, le fait qu'elle se mette à fumer ou à se droguer et se retrouver dans les milieux de la prostitution. Mais aussi, il y a deux chapitres à identifier : les actes incestueux confirmés scientifiquement sur la victime et qui sont démontrés par des lésions anales, la présence de sperme, de la salive, des poils. Cela veut dire présence du patrimoine génital du présumé agresseur comme lorsque la femme tombe enceinte et cela facilite l'identité de l'auteur de l'agression ; ou bien encore les aveux de l'agresseur lui-même.
Les psychologues, les pédo-psychiatres, la médecine scolaire, les enseignants, toutes ces personnes, lorsqu'elles font un travail correct, peuvent déceler des signes et donner l'alerte, parce qu'elles sont aussi responsables devant la loi. La justice peut, par ailleurs, déclencher un processus pour filmer ou enregistrer avec autorisation du parquet.
Comment pouvoir affronter la société et la famille par la suite ?
Tassadit Cherfaoui : Le dévoilement, une bombe qui éclate dans la famille...
Personnellement, je trouve que la société n'est pas prête à entendre cela. Encore plus tard, accepter la prise en charge de la victime par le dévoilement. D'abord par une incompétence consciente mais surtout par le tabou qui nous noie dans un verre d'honneur. La victime a l'impression que c'est elle qui met le désordre dans sa famille. Donc elle se dit que si elle meurt ce sera mieux, que le problème va s'arrêter. Le sentiment de culpabilité est effectivement très présent chez les victimes (88%).
Le fondement de la société, c'est la famille. Or, l'inceste est le reflet du dysfonctionnement de la famille. Une souffrance d'autant plus difficile à confesser que les médecins, les psychologues et les juges manqueraient de formation... pardon de courage. On est dans une société où on ne donne même pas le droit d'être victime et quand le mot dérange on préfère se taire et à jamais... En pratiquant l'hypnose, j'ai rencontré des cas de femmes adultes qui ont fait des révélations sur des relations incestueuses souvent sans suites judiciaires mais qui permettent de révéler des souvenirs traumatisants qui se manifestent sous forme de fantasmes auxquels j'accorde de l'importance.
Et vigilance : aux fausses accusations, en particulier dans des couples en instance de divorce, ce qui peut aboutir à des situations dramatiques pour au final régler leurs comptes sur le dos de leur enfant.
Pr Belhadj : C'est la loi de l'omerta, personne ne parle. Rares sont ceux qui ont le courage d'aller jusqu'au bout. Il s'agit du chiffre noir universel. Ils se retrouvent devant un grand dilemme. Il y a la peur du qu'en dira-t-on ? La médecine légale est sollicitée par la justice ou par les services de sécurité (gendarmerie et police), notamment en cas de fugue.
Un examen est effectué auprès de la victime pour détecter s'il y a des maladies à transmission sexuelle, violence génitale ou extra-génitale, grossesse. Ceci est accompagné d'un interrogatoire avec un psychologue.
On peut détecter, déjà à ce stade, s'il y a une notion d'acte incestueux, sa durée et même sa fréquence. La victime peut s'exprimer aussi par des dessins. Lorsque c'est trop tard, et pour rendre justice à la victime, nous essayons de comprendre le suicide d'un enfant âgé de dix ans qui avait l'apparence d'être bien dans sa peau, dans sa scolarité et qui ne manquait de rien. Il y aussi le suicide notamment des personnes âgées, surtout de sexe féminin. Il y aussi le suicide complexe qui met les enquêteurs sur une trace de la violence. Lorsque la victime ingère des médicaments et se jette d'un balcon, ou bien ingurgite de façon régulière des aiguilles pour se faire mal, jusqu'à se pendre.
Quel est le devenir de l'enfant-victime ?
Tassadit Cherfaoui : Aujourd'hui, on parle de la notion de résilience, c'est-à- dire l'aptitude à retrouver un équilibre psychique après des traumatismes sévères. Il est nécessaire de renoncer au schéma qui veut que l'enfant maltraité et abusé sexuellement devienne lui-même maltraitant, prostitué, toxicomane ou délinquant. Il peut y parvenir grâce à des ressources internes comme la force, le courage et la révolte. Comme déjà évoqué, toutes les victimes n'ont pas les mêmes capacités de résilience, qualité dont il convient de rappeler qu'elle est attribuée en physique à un corps qui a la capacité de revenir à sa forme initiale après avoir été étiré. Il restera à la victime une cicatrice mais elle aura la force de construire un nouvel avenir et croyez-moi, les mutants existent et j'en connais.
Pr Belhadj : L'avènement et le développement des nouvelles technologies permettent aux victimes de s'exprimer grâce à un pseudonyme. Il faut dire que dans certains cas l'agresseur était aussi victime auparavant, et elle devient bourreau. Ce phénomène doit être pris en charge sur plusieurs plans notamment psychologique. L'enfant est loin de l'agresseur et le juge des mineurs suit l'affaire.
La loi le protège et il n'est pas censé se retrouver sous le même toit. Mais il faut dire qu'il y a peu de suivi sur le long terme.


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