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Un berbère chez les iroquois
4. L'arbre à palabres des Amériques
Publié dans Le Soir d'Algérie le 01 - 03 - 2017


Carnet de voyage canadien d'Arezki Metref
Avant de partir au travail, Ali chez qui j'ai passé la nuit m'affranchit :
- Quand tu sortiras, surtout n'oublie pas de fermer la porte qui donne sur le jardin.
Devant mon air interrogatif, il ajoute :
- Montréal est une ville tranquille, mais on n'est jamais à l'abri d'un cambriolage.
Je sors dans l'air presque caniculaire du matin. Il me faut moins de 10 minutes pour trouver la rue Jean-Talon, ce fragment de Maghreb en terre iroquoise. Un copain fraîchement arrivé d'Algérie m'avait prévenu :
- Tu y trouveras le jeune Algérien, stéréotype du glandeur universel, attablé à une terrasse en train de dénigrer — autre cliché — une femme enceinte enhidjabée promenant des jumeaux dans une poussette avec deux autres gosses marchant à ses côtés.
Dépréciation de soi ! Le cliché est souvent réalité mais il n'est pas toute la réalité. Ce qui est redoutable, c'est moins la chose en soi que cette propension que nous avons majoritairement à charrier des images négatives de nous-mêmes.
Large et rectiligne, la rue Jean-Talon est loin de ressembler à une venelle de la Casbah. On a baptisé le quartier «Le Petit Maghreb» en 2009 au cours d'une cérémonie officielle en présence du maire de Montréal. Cette reconnaissance d'un territoire ethnique pour les Maghrébins, comme il en existe dans les grandes villes nord-américaines pour d'autres communautés, a été obtenue grâce à l'action de l'association Le Petit Maghreb. L'interrogation formulée par des profanes est la suivante : cet espace qui devait mutualiser nos efforts pour donner de nous-mêmes une image positive, socialement et économiquement dynamique, n'a-t-il pas au contraire mutualisé nos défauts ? Entre le croisement de la rue Saint-Michel et de la rue Pie-IX, l'enfilade de cafés, de boucheries hallal, de boulangeries, de coiffeurs pour hommes et de boutiques internet donne au quartier les allures d'une rue d'Alger. Il y a quelques années, un commerçant de 32 ans déclarait à la journaliste canadienne Marie-Pier Boucher : «Il ne manque qu'une agence matrimoniale car il y a beaucoup d'Algériens célibataires à Montréal.» Autant en France les quartiers à forte concentration algérienne nous semblent naturels de par l'histoire de l'immigration, autant ici ça peut laisser perplexe. Pourtant avec la politique US et canadienne du melting-pot qui favorise les agrégations ethniques, on pourrait s'attendre à ce que cela passe plus facilement. Peut-être convient-il de s'interroger sur notre capacité, nous les Algériens, à vivre en communauté à l'étranger, et à veiller à l'image que nous donnons de notre moi collectif. Le fait que le café soit le domaine exclusif des hommes, que l'on y cultive dans une part relativement importante l'apparence islamiste — barbe canonique pour les hommes et voile intégral pour les femmes —, le fait que l'on y trouve à première vue pas mal d'inactifs, tout cela crée un clivage dans la façon dont on se représente le Petit Maghreb.
J'arpente la rue Saint-Michel jusqu'au croisement avec la rue Pie-IX dans la chaleur de ce matin méditerranéen. Même le climat s'y met ! N'était la vastitude de la rue, tout le reste restitue une rue algérienne.
A première vue, la barbe et le hidjab semblent largement majoritaires. Cela veut-il dire quelque chose ? La question est objet de controverses, du moins dans la communauté algérienne.
Je parcours la rue avec un sentiment ambivalent. D'un côté, je me sens à l'étranger, notamment à cause de la largeur américaine de la rue, de la toponymie et même, il faut le dire, de la propreté de la voie publique. D'un autre, quelque chose bien de chez nous flotte dans l'air. La dégaine des mecs qui te transportent illico sous nos latitudes oisives, le nom des commerces et un rien d'indéfinissable.
Je m'avise d'aller déjeuner au MacDonald's à l'angle de la rue Viau, ce qui conduit à traverser quasiment tout le tronçon du Petit Maghreb. Boucherie Yasmine, Café du 5 Juillet, Café Le Maghreb et les enseignes de superettes, de coiffeurs (pas mal de coiffeurs d'ailleurs), d'agences de voyages, de phone house défilent, éclats d'Algérie ou d'Afrique du Nord dans Montréal. Le Fennec, le Sable d'or, la Table fleurie d'Algérie.
Au MacDonald's, tu es déjà plus ou moins sorti du Petit Maghreb. J'y vais pour pouvoir me connecter. J'en profite pour publier ce post sur Facebook : «Jean-Talon, le Bab El-Oued de Montréal.» Ce qui aura une conséquence inattendue que je narrerai plus loin. Je fais profit de la connexion pour lire mes mails et passer quelques coups de fil par Viber et Skype.
C'est ainsi que j'apprends que la canicule écrase l'Algérie. J'évalue un peu la composante du fast-food. On est bien dans un pays d'immigration et dans un quartier d'immigrés, pas de doute.
Au faciès, à la fois les clients et les employés du lieu composent la carte du monde. On en voit, sans mauvais jeu de mots, de toutes les couleurs. Mais on ne saisit que deux langues : le français et l'anglais.
C'est pourtant là, et seulement là, que j'entendrai parler le québécois le plus abrupt qu'il me sera donné d'entendre lors de ce séjour. Une dame âgée, façon paysanne, discute avec une jeune fille, à la table d'à côté. Je crois avoir discerné chez elle le québécois brut de décoffrage, dans tout son charme. Soudain l'enseigne américaine m'apparaît comme un arbre à palabres des Amériques.
Je refais le chemin en sens inverse. Traverser une fois encore, et ce ne sera pas la dernière, le Petit Maghreb. Et cette fois-ci, j'avoue que déjà j'ai l'impression de me sentir chez moi. Qu'est-ce qui a changé depuis tantôt ? Comme toujours, c'est le regard qui fait la mire. Il faut plus d'une demi-heure pour rallier Saint-Michel.
A 14 heures tapantes, comme convenu, j'appelle Hacène Zemani et Saïd Brahimi, mes deux amis d'enfance de la cité des Eucalyptus, dans la banlieue d'Alger. Je les avais prévenus de mon passage à Montréal, où ils vivent l'un depuis plus de 20 ans et l'autre depuis plus de dix ans. Ils m'attendaient, se rendant d'une disponibilité confondante. C'est à eux que je dois d'avoir réussi quelques jours plus tard ce fabuleux raid sur New York que je me ferai un régal de raconter le moment venu. Ils sont parvenus à me faire transcender les hésitations et les tergiversations, me mettant quasiment dans le bus pour la Grande Pomme.
Hacène arrive le premier. Il faut dire que je ne l'ai pas vu depuis plus de trente ans. Saïd, que je rencontrais assez souvent du temps où nous étions tous les deux sur Alger, nous rejoint.
Je reconnais tout de suite Hacène. Il doit avoir un an ou deux de moins que moi, mais on est de la même génération. On a joué au ballon sur les mêmes terrains vagues. On a connu les mêmes plages. Vibré aux mêmes enthousiasmes d'enfant à l'indépendance. Nos familles se connaissent bien.
Comme avec tous mes amis d'enfance de ce quartier qui est une sorte de village tribal où les voisins ont fini par être un peu de la famille, on a gardé le contact d'une façon ou d'une autre. Si, l'âge adulte atteint, la plupart d'entre nous avons quitté le quartier, quelque chose nous a toujours reliés par-delà la distance géographique et le temps. Tout le monde sait où chacun se trouve, même si nous restons des décennies sans nous rencontrer. A la fin des années 1960 et dans les années 1970, notre quartier était une vaste fourmilière de footballeurs. Tous les terrains vagues étaient ipso facto transformés en stades et il était inconcevable qu'un garçon ne joue pas au foot. Pas une surface plane n'échappait à la gloutonnerie footballistique. Et même les terrains bosselés faisaient l'affaire. Il y avait des dizaines de matchs par jour et le moindre espace était envahi par des hordes de gamins shootés à la passion du ballon.
A cette époque, comme aujourd'hui, le football servait de complément d'âme patriotique. Les sélectionneurs du Nahd, le club d'Hussein-Dey évoluant en 1re division, organisaient des tournois inter-quartiers pour détecter les joyaux. Excellent joueur, Hacène avait fini par être repéré par les recruteurs du Nahd et enrôlé au club. Il sera tour à tour junior puis senior.
Se consacrant à ses études, il a interrompu sa carrière de footballeur pour poursuivre un cursus d'ingénieur dans une université d'Albany, la capitale de l'Etat de New York aux USA. Je lui pose la question :
- Pourquoi contrairement à beaucoup de nos compatriotes boursiers aux USA, es-tu revenu en Algérie à la fin de tes études ? N'as-tu pas eu la tentation de rester ?
- Je suis revenu parce que j'avais un contrat avec une entreprise nationale et aussi parce que j'ai été éduqué de sorte à ne jamais laisser tomber ma jeune fratrie et mes vieux parents. Saïd, lui, est carrément plus jeune que moi. Un garçon au regard intelligent, débrouillard en diable. Informaticien formé en Algérie, Saïd a gagné le Canada presque par hasard. Il a fait une demande d'immigration dans une démarche incrédule et il a eu la surprise de se voir accepter.
Lui aussi, ça fait un bail que je ne l'ai pas revu. L'un comme l'autre semblent bien dans leur peau au Canada.
Pourtant, à mes yeux, ils sont tous les deux liés aux Eucalyptus. Et pendant ces quelques jours que je passerai à Montréal, j'aurai l'impression de rattraper en accéléré tout le temps durant lequel on ne s'est pas vus. Nous évoquerons l'enfance et la jeunesse, avec un brin de nostalgie.
Saïd doit repartir. Hacène me propose de me balader dans la vieille ville de Montréal.


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