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C'est ma vie
Les sacrifices d'un père
Publié dans Le Soir d'Algérie le 01 - 04 - 2017

Mon oncle, un villageois, a eu la chance, ou peut être la malchance, de se marier avec une femme d'une beauté éblouissante, mais derrière ce visage angélique se cache une âme diabolique...
Caractérielle, autoritaire et égoïste, dès son arrivée dans sa nouvelle famille, elle lance un ultimatum à son époux : «Si tu veux que notre couple survive, pas question de vivre avec tes frères et sœurs, tu demandes ta part d'héritage immédiatement et nous partons nous installer ailleurs.» Première capitulation de tonton, il accepte de se plier au diktat de sa femme. Le couple emménage à bonne distance de la résidence familiale. L'épouse est contente de l'emprise qu'elle vient d'acquérir auprès de son conjoint ; maintenant qu'ils sont en tête à tête, elle peut le mener à la baguette sans que les autres interviennent.
Deuxième somation : «Tu ne t'imagines pas que nous allons passer le reste de nos jours dans ce trou perdu à cultiver cette terre aride, à ramasser des olives l'hiver, attendre l'été pour cueillir quelques figues, à nous occuper de tes quatre chèvres et de ton âne, fruit de ton rachitique héritage ; tu iras t'inscrire au bureau de main-d'œuvre à Béjaïa, mes deux frères sont partis en France par l'intermédiaire de cette organisme d'embauche pour l'étranger.»
Il suivra à la lettre les directives de sa femme et deux mois plus tard, il se retrouve de l'autre côté de la Méditerranée. Nous sommes en 1968, à peine une année après le mariage, mon oncle, n'ayant jamais franchi le portail d'une école, ne savait ni lire ni écrire et ne s'exprimait qu'en kabyle ; il a connu des débuts difficiles, mais grâce à l'aide de ses deux beaux-frères, il a pu s'en sortir. Il ne revenait qu'une fois par an au bled et ses séjours ne dépassaient jamais 31 jours.
En 1970, il a eu son premier enfant, un garçon, suivi de 3 filles. La première est née en 1972, la deuxième en 1978 et la dernière en 1980. Mon oncle ignorait tout des textes juridiques relatifs au regroupement familial ; c'est seulement en 1988 que sa femme a pu le rejoindre, munie d'un simple visa touristique.
Dès qu'elle posa les pieds sur le sol français, elle reprit les brides du couple : «Tu vas chercher au plus vite les deux petites et tu laisses les deux grands au village, ils veilleront sur la maison et sur nos biens.» Malheureusement au niveau du consulat, on lui expliquera que sa femme devait d'abord revenir en Algérie dès que son visa arrive à expiration ; là, il pourra solliciter le service consulaire pour un regroupement familial et attendre la réponse.
Désespéré, ne sachant plus quoi faire, il a eu la bonne idée de toquer à notre porte, ce qui lui arrive que très rarement depuis qu'il est sous le joug de sa femme. Il me demanda de l'accompagner à Alger afin de plaider sa cause auprès de l'administration, vu que je m'exprime mieux en français. Arrivés sur place, nous avons eu la chance de tomber sur une employée avenante, je lui explique : «La femme de mon oncle, à son arrivée en France, a été admise en urgence à l'hôpital pour cause d'indigestion, on a détecté chez elle une grave maladie, elle doit au plus vite subir une intervention chirurgicale dont l'issue est incertaine ; elle souhaiterait donc avoir ses deux fillettes près d'elle, c'est peut-être la dernière fois qu'elle pourra les prendre dans ses bras.» Après un long moment d'hésitation, la dame délivrera les autorisations aux deux petites villageoises de 8 et 10 ans leur permettant de rejoindre leur maman.
Je n'ai eu l'occasion de revoir mon oncle et sa petite famille qu'en l'an 2000, le visa étant facile à obtenir à l'époque. J'ai eu l'agréable surprise de revoir mes cousines, elles ne ressemblent plus aux deux petites paysannes de 1988, elles ont hérité de la stupéfiante beauté de leur génitrice, elles s'exprimaient dans un français sans accent. La métamorphose était extraordinaire, j'avais devant moi deux vraies Parisiennes, mais, hélas, la mère leur avait aussi transmis sa méchanceté .
J'ai constaté cela par l'accueil froid, pour ne pas dire glacial, qu'elles m'ont réservé, à peine si elles m'ont salué d'un petit hochement de tête.
L'immeuble où réside la petite famille ne payait pas de mine. Situé dans une zone industrielle, les odeurs que dégageaient les usines environnantes rendaient l'air irrespirable à telle enseigne que les fenêtres restaient toujours fermées. Les marches des escaliers sont en bois et il en manque plusieurs, il fallait alors faire de grandes enjambées afin d'atteindre les suivantes. Quant à l'intérieur de l'appartement, il est aussi piteux que l'extérieur, un vrai taudis. En Algérie, ils sont propriétaires d'une somptueuse villa qui pourrait faire pâlir des milliardaires ; j'ai alors compris comment ils ont pu amasser l'argent nécessaire pour la construction de ce joyaux de l'architecture moderne : mon oncle trime cinq jours à l'usine et les week-ends sur les marchés, sa femme est la concierge de cet l'édifice qui menace ruine. Elle accepte de se faire humilier par des galopins mal éduqués, qui salissent, cassent et détériorent tout sur leur passage. Lorsqu'elle hausse le ton, ou les gronde, ils se vengent en faisant leurs besoins dans les couloirs. Elle nettoie, la rage au cœur, sans oser démissionner car seuls comptent les milliers de francs à expédier au bled. Les deux filles aussi sont mises à contribution, elles travaillent dans différentes crèches de la région et font même des heures supplémentaires afin d'amasser le plus d'argent possible.
Le paradoxe c'est que plus les rentrées d'argent sont considérables plus les sorties sont parcimonieuses. Pas de dépenses inutiles. On achète le strict minimum ; je l'ai remarqué à mes dépens le jour où j'ai demandé que l'on me réchauffe le steak froid qui m'a été servi. Et bien, on m'a sèchement répondu que la bonbonne de gaz butane coûtait très cher. Je n'étais pas au bout de mes surprises : j'ai mangé sans savoir ce que je mettais dans la bouche tellement il faisait sombre dans la chambre, on m'a expliqué que l'énergie électrique était, elle aussi, hors de prix. J'ai donc décidé de prendre tous mes repas à l'extérieur. Ils s'arrangeaient pour se rendre au marché en fin de matinée pour profiter de la baisse des prix, mais ne récoltaient que de la marchandise flétrie que l'on mettrait au rebus. Tout cela pour thésauriser et afficher leur richesse en Algérie
J'ai découvert que mon oncle n'était pas à la noce : entouré de ses trois furies, il leur obéissait au doigt et à l'œil. J'ai été plus que choqué lorsque, sans le vouloir, j'ai assisté à une scène de ménage. Un soir où mon oncle est rentré un peu plus tard que d'habitude, sa femme l'attendait de pied ferme :
- Tu étais où, questionna-t-elle rageusement.
- J'étais avec Mahmoud, au café du coin, répondit-il d'une voix à peine audible.
- Je t'ai interdit mille fois de fréquenter ce vaurien.
Pendant plus d'un quart d'heure, elle déversera sur lui toute sa rancœur, lui restait muet comme une carpe. Elle voulait me démontrer que c'est elle qui porte la culotte chez elle.
Elle n'aimait pas recevoir les membres de la famille de son époux, ils ne sont jamais les bienvenus, alors qu'elle accueille toujours à bras ouverts ses parents .
En ce qui me concerne, elle a fait une exception et des efforts pour ne pas me montrer son désappointement  ; la raison est toute simple : en me rendant chez elle j'avais les poches pleines, j'ai remis une somme d'argent assez importante à mon oncle, lui demandant de me la garder et j'en piocherai avec parcimonie pour mes diverses dépenses. Rassurée, elle a compris que je n'allais pas quémander une quelconque aide financière durant mon séjour, elle pouvait donc me loger. J'ai même proposé de participer à payer la quittance de loyer avant de repartir au pays, ce qu'elle a beaucoup apprécié.
La gifle magistrale, je l'ai reçue un après-midi, deux jours avant mon retour en Algérie. En sortant de chez mon oncle, j'ai croisé l'une de mes cousines dans la rue, elle revenait du boulot, elle est passée à quelques mètres de moi sans me saluer, faisant semblant de ne pas me connaître. Sur le moment je me suis posé des questions : c'est peut-être mon un look de plouc qui lui faisait honte, mon faciès de Maghrébin, qu'elle avait peur d'être vue par ses copines françaises et d'être obligée d'expliquer que j'étais son cousin ; bref, une chose est sûre, elle venait de me blesser à mort. Je n'arrivais pas à croire qu'en une décennie, elle voulait renier ses origines et bannir de ses relations tout ce qui pouvait lui rappeler d'où elle venait.
J'ai appris par la suite qu'avec l'aide de sa mère et de sa sœur, elle a voulu forcer son père à obtenir la nationalité française. C'est peut-être le seul acte héroïque de mon oncle, il a résisté et refusé catégoriquement d'accéder à sa demande malgré plusieurs tentatives.
De retour en Algérie, j'ai rencontré mes cousins, sans m'attarder sur les détails de mon séjour à Paris, chez leur père.
Le lendemain de notre rencontre, mon cousin se pointe chez nous. Comme son père en 1988, lui aussi ne vient que très rarement chez nous, il voulait que je lui prête une grosse somme d'argent, il racontait qu'il a été victime d' un accident de voiture, je l'ai cru et je n'ai pas hésité à satisfaire sa demande. Je voulais à tout prix m'acquitter de ma dette vis-à-vis de ses parents : avec les liasses de billets que je lui avais remises, j'aurais pu passer mes 30 jours en France dans un grand palace parisien, au lieu de la sordide chambre que j'ai occupée à Aubervilliers. Par la suite, j'ai su que mon cousin est un panier percé qui vit largement au-dessus de ses moyens, qu'il est criblé de dettes et que j'étais loin d'être sa première victime. Il mène la belle vie au frais des personnes qui croient à ses boniments. Pauvre tonton, lui qui économise le moindre petit centime à Paris, doit s'attendre à une ardoise astronomique à payer à chacun de ses retours en Algérie ; moi je n'ai jamais réclamé la restitution de mon prêt. Comme le dit ce dicton de chez nous : «Draham el mechehah klaoum el mertah» (l'argent du radin sera dépensé par l'oisif).
La petite famille parisienne n'a plus jamais toqué à notre porte, de peur de s'acquitter de sa dette. Quant à moi, je suis retourné plusieurs fois en France en évitant de passer dans la rue où se trouve leur lugubre et sinistre immeuble ; cela me rappelle de mauvais souvenirs.


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