La paix est un produit qui se vend bien. Le retour de la s�curit�, th�me r�current de l'actuel r�gime, depuis 1999, a fini par impr�gner la totalit� de l'action politique jusqu'� en devenir la principale ligne de partage entre les camps et les ob�diences partisanes. Chacun y allant de ses analyses, voire de ses doutes ou de ses adh�sions, elle constitue depuis, un "exercice impos�" � tous les positionnements. Selon que l'on �tait "pour" ou "contre" le projet de r�conciliation, l'on balisait sa place dans l'�chiquier. Rien n'a chang� depuis, ou plut�t si, mais dans la surench�re. L'amnistie annonc�e pour bient�t doit r�activer un d�bat extr�mement sensible qui ne manquera pas d'alimenter d'autres malentendus, quand il pr�tendra vouloir r�soudre le seul probl�me qui vaille toutes les peines de la R�publique : celui de la place de l'islamisme politique dans la refondation de l'Etat. Le caract�re fondamentalement ancien de la question n'a pourtant jamais �t� abord� de front. Affaire de m�thode ou de conviction ? Jamais en tout cas le pouvoir actuel n'a voulu s'aventurer dans les sables mouvants de l'id�ologie et encore moins � afficher publiquement ses intentions. Tout au plus, sait-on, depuis six ann�es, que pour lui la responsabilit� de la terreur n'excluait pas de facto la violence de l'Etat � cette �poque. Autrement dit, il n'y aurait pas de "l�gitime d�fense" d'un c�t� et d'agression de l'autre, mais une �gale culpabilit� dont il s'efforce d'effacer les stigmates � travers une œuvre en deux actes. Apr�s la r�conciliation, alors condition n�cessaire, l'on s'efforce de persuader l'opinion que le parach�vement du projet exige de rendre "suffisant" le contexte. L'�nonc� classique couplant ces deux pr�alables expliquera par cons�quent le recours � l'amnistie g�n�rale. Le credo de la paix, grand accoucheur d'arguments-alibis, fera le reste en termes �lectoral, comme il a pu servir de promoteur � la premi�re mise en sc�ne. Politiquement, le r�f�rendum de septembre 1999 a certes contribu� � cr�er un consensus dans de larges couches sociales, mais malgr� tout, il est demeur� fragile parce qu'il lui manquait une dimension �thique. Celle qui devait faire la part en toutes choses et notamment le devoir de pr�server la m�moire des victimes et la dignit� de leurs familles. C'est justement sur cette invalidit� morale que certains parmi les plus lucides ont r�sist� � la fascinante mystification. Ils �taient avocats ou magistrats parfois, journalistes surtout, enseignants engag�s et �videmment militants de conviction, � avoir d�nonc� ce qui manquait � cette loi. Mais ils furent peu �cout�s et mal entendus ; et leurs critiques se dilu�rent dans la vaste orchestration de la propagande officielle. Voix minoritaires, que pouvaient-elles changer face � une large majorit� applaudissant ? Fascin�, son tour par l'illusion de sa justesse, qu'il a contribu� lui-m�me � cr�er, le pouvoir maintient le cap sur cette id�e-s�same qui consiste � croire que la route vers la paix ne doit passer que par les soldes de tout compte. Non seulement il fait table rase du pass�, mais il souhaite faire rimer amnistie et amn�sie tout en faisant peu cas de l'imprescriptibilit� des crimes contre l'humanit� perp�tr�s sur cette terre. Au nom d'une cause entendue par avance, il rameute des brigades d'exorcistes charg�s des talismans politiques. Comme il se doit, ils n'�voqueront que la paix. Rien qu'elle comme slogan et pas un mot sur les hypoth�ques qui p�seront sur l'ordre r�publicain � travers une si excessive magnanimit�. Tel est le nouveau mythe que v�hicule l'amnistie et tels seront les p�rils qu'elle induira. Car ce genre de r�f�rendum n'appelle pas � se prononcer sur la fin d'une "guerre civile" — si tel �tait le cas —, mais � pl�bisciter une r�habilitation politique. Qu'est-ce � dire si ce n'est que la paix explicite attendue de la loi ne sera effective que par la reconnaissance implicite de ceux qui port�rent les armes contre l'Etat d'abord et les populations ensuite. En somme, sous ses apparences vertueuses, le projet porte les germes d'un modus vivendi analogue � celui pass� en 1990 et la l�galisation du FIS. Mais, cette fois, la paix et la s�curit� �tant les enjeux, le pouvoir peut ais�ment jouer sur le registre �motionnel et taire sans difficult� les cons�quences politiques � long terme ou m�me les avantages qu'il pourra tirer � l'avenir, d'une visibilit� plus grande du radicalisme islamique. Ainsi, quand le chef de l'Etat rappelait r�cemment que "l'amnistie � une contrepartie que chacun va payer", il p�se politiquement ses mots et son jugement n'a pas chang� depuis la formule c�l�bre mettant en parall�le "la violence de l'Etat" et le terrorisme. Par son refus transcendantal � d�signer par leurs noms les bellig�rants et d'en qualifier leurs actes, l'amnistie, comme la r�conciliation, disqualifie � son tour le principe m�me de la justice, tout en pr�tendant agir au nom de la rectitude morale. L'on n'insistera jamais assez sur le caract�re puissant et pernicieux � la fois de cette rh�torique de pouvoir. Cet art de persuader qui est le contraire de la philosophie des nations, laquelle est, comme on le sait, exigence de v�rit�. L'immense drame que connut ce pays ne semble pas �tre une source de renouvellement assez fort pour modifier nos mœurs politiques et la d�ontologie des pouvoirs. C'est ainsi que s'explique tout le travail de conditionnement autour d'une op�ration politique o� la paix n'est qu'un des termes de l'�change. Ainsi nos dirigeants "r�cup�rent" l'anxi�t� collective et instrumentent la somme des malheurs pour en faire un mat�riau de campagne. Technique habile mais peu glorieuse pour favoriser artificieusement l'adh�sion � une amnistie pr�sent�e comme la solution salvatrice. Bien mieux qu'un rem�de, l'on embouche d�j� les clairons pour d�cr�ter qu'elle est l'unique salut. Ce qui est en soi d'un cynisme politique que ne renieraient pas toutes les contrev�rit�s ayant servi � d'autres usages. La morale ayant bon dos en politique, c'est paradoxalement toujours en son nom que se plaident de pareilles initiatives. Et c'est pourtant le d�ficit d'�thique qui accuse l'ensemble du projet. En effet, pr�ner la d�livrance des populations de la terreur ou mettre un terme � la d�tresse d'une communaut� en absolvant sans condition les terroristes allant jusqu'� laver leur forfait n'est ni de bonne politique ni de hautes consid�rations pour la dignit� citoyenne. Pour autant que la d�marche, son inspiration ou sa n�cessit� ne grandissent gu�re les ma�tres d'œuvres d�s lors qu'ils se drapent de la raison d'Etat pour commettre d'autres injustices. Quelles "contreparties" doivent encore payer les populations touch�es par le malheur ? Celles, entre autres, d'enterrer l'esp�rance d'une justice apr�s les cadavres… A ce sujet, la question est grave et la r�ponse � lui donner l'est bien davantage. Quand il n'est plus question de conduire le char de l'Etat au quotidien, c'est-�dire sa gouvernance, mais de d�cider du devenir de la nation, le d�bat doit quitter les arcanes du jeu et des tractations pour s'en aller solliciter la lumi�re des esprits avis�s. Les r�f�rendums et la souverainet� des urnes sont en la mati�re des instruments d'escamotage quand ils ne sont pas pr�c�d�s d'une vaste consultation. La dimension �thique de l'Etat, le param�tre humain qu'il implique et le re-cadrage des libert�s publiques sont en cause � travers l'amnistie qui se pr�pare. Or, ce sont des simulacres comme il s'en organise habituellement qui alt�rent chaque fois la perception. Le virage vers la paix que l'on promet risque de se transformer en mortel d�rapage tant que l'on persistera � souffler dans les baudruches de la d�magogie au lieu de donner publiquement la parole � ceux qui ont des r�serves � �mettre. D�monopoliser la r�flexion sur l'amnistie et ses cons�quences incalculables est un pr�alable plus important que de convoquer le corps �lectoral. Car il ne suffit pas de tirer des plans sur la com�te de ses propres ambitions pour pr�tendre d�tenir la science infuse en la mati�re. Ce que cette loi induira pour la reconstruction de l'Etat et notamment la d�mocratie m�rite mieux qu'une op�ration politicienne dont l'utilit� n'est �vidente que pour la consolidation du pouvoir en place. Que ce dernier veuille la mener seul et � son terme, avec tous les "tant pis" adress�s aux victimes est tout � fait inconcevable. M�me s'il parvient � faire passer par perte et profit tous les dommages d'une guerre, pourra-t-il, une fois l'euphorie retomb�e, nous dire quel type de "commerce" politique il entend avoir avec les relais radicaux qu'il aura r�habilit�s, — ces anciens combattants blanchis par la loi et aguerris par le meurtre — ? Qui nous dira que le renoncement par l'Etat � poursuivre ces katibate en tant que criminels, ne sera pas per�u comme une capitulation ? Enfin, la logique sous-tendant une loi aussi lourde de cons�quences n'autorise-t-elle pas la renaissance du maillage de la soci�t� civile par les relais du fondamentalisme ? Rien ne l'interdira encore moins demain, qu'avant-hier au temps du FIS. Le pouvoir a beau simuler l'intransigeance aujourd'hui en interdisant, enfin, apr�s 12 ans de suspension, certaines associations satellites du FIS, il veut seulement rassurer tous les jobards des urnes. Comme dans tout conditionnement de l'opinion, il est n�cessaire de semer des id�es fausses. Celle-l� est l'une d'elles. Entre juin 1990 et d�cembre 1991 les dirigeants alors en poste firent eux aussi croire que le FIS et l'islamisme �taient ais�ment solubles dans la d�mocratie. L'on sait comment cela a fini. L'amnistie � son tour empruntera une variante du m�me discours : le terrorisme, plaidera-t-elle, est une �preuve historique d�finitivement disqualifi�e et qu'il est temps de rendre fr�quentables des militants convaincus de cette �vidence. A quelques nuances pr�s, la th�orie de l'islamisme politique version FIS r�-ins�r�s dans le champ partisan a d�j� ses avocats. Ce qui en 1992 fut apr�s coup qualifi� de fatale m�connaissance du despotisme int�griste sera-t-il en 2005, par la gr�ce d'une amnistie, labellis� : retour aux sources ? Quelle que soit la mani�re dont le pouvoir f�condera cette r�gression (du moins ce retour � la case 1990), cette fois nous savons comment se scellent les destins des nations.