Par Mostefa Zeghlache En cette période où les Musulmans du monde entier célèbrent la fête de l'Aïd El- Fitr marquant la fin du mois de Ramadhan consacré à la dévotion, la piété et la solidarité, il est une communauté musulmane appelée Rohingya, de près de 1,3 million d'âmes apatrides vivant dans la jungle profonde d'un «pays lointain» d'Asie du Sud- Est nommé Myanmar (ex-Birmanie) dont les enfants ont perdu le sourire de toute fête. La raison à cette dramatique situation réside notamment dans son origine ethnique supposée et sa religion musulmane rejetées par les autorités, notamment militaires, et par la majorité bouddhiste de ce pays peuplé de plus de 51 millions d'habitants. Outre la majorité bouddhiste, la population est composée, pour près d'un tiers, de 135 minorités nationales reconnues par le pouvoir central, regroupées en sept «races nationales», dont est exclue la minorité musulmane des Rohingyas. Celle-ci vit principalement dans le sud-ouest de Myanmar (Etat d'Arakan). Les autorités birmanes, tout comme les extrémistes bouddhistes, y compris les moines, cultivent le doute sur l'origine ethnique des Rohingyas en les rattachant au pays musulman voisin, le Bengladesh. Ils se seraient installés au Myanmar à la faveur de l'occupation britannique qui avait suivi la première guerre anglo-birmane de 1824-1826. Eux se considèrent à juste titre comme d'authentiques nationaux de l'Etat d'Arakan, depuis l'époque où cet Etat n'était pas encore rattaché à la Birmanie. De plus, la raison de ce rejet réside dans l'engagement de certains membres de cette communauté en tant que supplétifs de l'armée britannique en guerre contre les Birmans. Cet enrôlement était motivé par la recherche de moyens de subsistance à une époque où ils étaient déjà rejetés pour leur Islam et persécutés en tant que minorité musulmane par leurs concitoyens bouddhistes. Les Birmans bouddhistes ne leur ont pas pardonné leur «traîtrise» et ont trouvé en leur Islam une raison majeure d'exclusion. Les guerres anglo-birmanes qui suivirent en 1852 et 1885 se sont achevées par la victoire des Britanniques et la colonisation du pays. L'administration coloniale — et jusqu'à l'indépendance du pays en 1948 — a permis aux minorités dont celle des Rohingyas de vivre leurs spécificités culturelles et religieuses en toute liberté. A l'indépendance, la situation change. La politique de «birmanisation» de la société engagée par le pouvoir militaire de 1962 à 2012, en procédant au rejet systématique des minorités, à leur tête celle des Rohingyas, a bouleversé leur statut de minorité nationale. Dans ce contexte, la junte militaire a fait adopter une loi en 1982 qui considère que le peuple «Bamar» bouddhiste constitue «le cœur de l'identité birmane», prive de leur nationalité birmane tous les Rohingyas et en fait des apatrides... dans leur propre pays. Le prétexte est que la nationalité birmane n'est accordée qu'aux minorités présentes en Birmanie avant 1824, date de l'arrivée des Britanniques dans la région. En sus de cette «injustice», la minorité rohingya est victime d'une véritable épuration ethnique. Ce qui a poussé les Nations unies à la considérer comme «une des minorités les plus persécutées dans le monde». Alors que sous les pressions de la population dirigée notamment par la «lady» Aung San Suu Kyi, pris Nobel de la paix en 1991 et de la communauté internationale, la junte militaire avait engagé un processus de démocratisation au début des années 2000, le sort de la minorité rohingya empirait. Malgré la dissolution de la junte militaire en mars 2011, de nouvelles lois discriminatoires ont interdit, en 2012 notamment, les mariages inter-religieux entre musulmans et bouddhistes et tendaient même à entraver la fertilité des Rohingyas, décrite comme «animale». Ce qui suscita la réprobation de cette communauté qui, une nouvelle fois, se trouva exposée à un nettoyage ethnique à grande échelle (torture, exécutions extrajudiciaires, villages brûlés, entraves au déplacement...) «œuvre» de l'armée et des extrémistes arankais bouddhistes. De juin à octobre 2012, 200 personnes ont été tuées et plus de 75 000 autres ont fui leurs foyers, contraintes à l'exil par mer (dans des embarcations de fortune) vers la Malaisie, la Thaïlande et d'autres pays ou par route vers le Bengladesh. Nombreux sont aussi ceux qui sont parqués par l'armée dans des camps de fortune dans l'ouest birman. Il n'y a pas que l'armée et les extrémistes birmans qui en veulent à cette minorité musulmane. Le clergé bouddhiste s'est rallié à ce processus. En septembre de la même année, des bonzes bouddhistes avaient organisé une marche à Rangoon pour protester contre l'ouverture d'une représentation de l'Organisation de coopération islamique (OCI) dans cette ville. Une délégation de l'OCI venait de se rendre auprès de la communauté rohingya pour lui exprimer sa solidarité et l'assister. Et pourtant, la répression et les exactions se sont poursuivies poussant, entre janvier et mars 2015, près de 25 000 Rohingyas à prendre la mer à destination de la Malaisie et de l'Indonésie, pays musulmans où ils peuvent vivre leur foi en symbiose avec le reste de la population. Le combat d'Aung San Suu Kyi lauréate du prix Nobel de la paix 1991 (reçu seulement en 2010) en faveur de la démocratie dans son pays avait conquis le monde, notamment l'Occident. Elle représentait aussi un espoir pour l'ensemble des minorités birmanes, notamment celle des Rohingyas. En outre, elle est la fille de la figure emblématique nationaliste Aung San, assassiné en 1947 avec six membres de son cabinet un an avant l'indépendance. En novembre 2015, son parti, la Ligue nationale pour la démocratie avait remporté les élections législatives et constitué son gouvernement (entré en fonction le 1er avril 2016) qu'elle ne pouvait présider en raison du fait qu'elle avait été mariée à un ressortissant britannique. Mais elle demeure la femme-clé du pouvoir en s'octroyant les portefeuilles des Affaires étrangères et de l'Education, et le poste de «conseiller pour l'Etat» qui s'apparente à celui de Premier ministre. Parmi les priorités de son parti et du gouvernement figure la question cruciale des minorités. C'est dans ce contexte et suite à l'accord de cessez-le-feu national d'octobre 2015 que s'est tenue, en août 2016 à Naypyidaw, la capitale administrative du pays, la conférence de Panglong ou «Conférence de paix du XXIe siècle». La seconde a eu lieu en mai 2017, durant 6 jours. Cette dernière a regroupé près de 1 400 représentants du gouvernement, de l'armée, des partis politiques, des mouvements armés, des ethnies et de la société civile. La conférence a abouti à l'adoption de 37 des 41 points soumis à l'ordre du jour, mais pas question des Rohingyas dont le sort ne constitue apparemment pas une préoccupation pour les autorités de ce pays, notamment Suu Kyi, comme en témoignent ses déclarations et son inertie évidente face à cette question. Pour rappel, la veille des législatives, Suu Kyi avait été interrogée sur sa vision de l'avenir des Rohingyas en cas de victoire de son parti. Elle avait répondu : «Un proverbe birman dit qu'il faut rendre les gros problèmes petits pour qu'ils disparaissent.» Mais entre-temps, celui des Rohingyas a pris de l'ampleur et l'arrivée d'un régime semi-civil au pouvoir n'a rien réglé. Ensuite, dans une interview à la BBC en février 2017, elle a nié que l'on puisse parler de «nettoyage ethnique» s'agissant de la communauté rohingya. Elle trouve cette expression «trop forte pour qualifier ce qui est en train de se passer». Et pourtant, il n'y a pas que l'ONU (HCR, OHCHR) ou l'OCI pour parler de génocide, d'épuration ethnique ou de crimes contre l'humanité au Myanmar. Il y a aussi les rapports et récits concordants d'Amnesty International, de Human Rights Watch, Médecins sans frontières, de la presse occidentale... Il y a lieu de souligner que l'intérêt de la communauté internationale, notamment l'ONU et l'Occident, à la question rohingya est récent. La priorité de l'action internationale, notamment à travers l'embargo décrété contre la junte militaire, était d'aboutir à la transition démocratique vers un régime civil élu et la libération d'Aung San Suu Kyi. Cet objectif relativement atteint, car les militaires gardent seuls le monopole sur les questions sécuritaires du pays, donc de la répression et dirigent la police, le sort des Rohingyas s'impose à nouveau sur la scène internationale. Dans ce contexte, le Conseil des droits de l'Homme de l'ONU a pris l'initiative d'envoyer une mission d'information pour faire la lumière sur les crimes commis contre les Rohingyas. Suu Kyi s'y est opposée au motif que l'«initiative raviverait des problèmes qu'elle n'en résoudrait». Alors qu'à l'ONU, on ne cesse d'évoquer des crimes contre l'humanité, l'ex-«madone de la démocratie et championne des droits de l'Homme» ne s'est jamais rendue dans l'Etat de l'Arakan. L'actuel gouvernement est accusé de laxisme, voire de complicité avec l'armée qui mène, depuis octobre 2016, des opérations sanglantes contre les villages Rohingyas (enfants brûlés vifs, viols collectifs, maisons incendiées...). Les fonctionnaires onusiens se plaignent de ne pouvoir accéder aux «régions touchées par les opérations militaires pour évaluer les besoins humanitaires et y répondre» (Agence pour la coordination des affaires humanitaires de l'ONU). Les Nations unies reprochent au gouvernement de Suu Kyi sa «gestion de la crise» qualifiée de «contre-productive». Un représentant du Haut-Commissariat aux réfugiés a parlé de «nettoyage ethnique». Un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme évoque «une politique calculée de la terreur» et de «pratique contraire au droit international qui consiste à rendre par la force une zone ethniquement homogène». Ces rapports sont corroborés par ceux d'ONG comme Amnesty International dont le rapport est accablant contre les autorités birmanes («All the Civilians Suffer. Conflict, displacement and abuse in northern Myanmar» 2017 - London). Par ailleurs, un collectif de lauréats du prix Nobel a adressé à Suu Kyi un message critique sur la gestion de son gouvernement du dossier rohingya et lui a demandé d'agir au plus vite. Dans ce contexte, il est légitime de s'interroger sur ce que font les musulmans, notamment leurs Etats et leur institution commune, l'Organisation de coopération islamique, pour venir en aide à cette communauté musulmane qui semble livrée à elle-même face à une politique génocidaire délibérée des autorités de Myanmar et des extrémistes bouddhistes. S'agissant des Etats musulmans, il n'y que ceux du Bengladesh, de Malaisie et d'Indonésie qui soient concernés. Mais le Bengladesh, qui reçoit le plus gros lot de réfugiés rohingyas, n'a pas les moyens économiques pour faire face à ce flux humain miséreux. Il n'accorde pas le statut de réfugiés aux nouveaux arrivants qui franchissent clandestinement la frontière et leur refuse le droit de travailler. L'Indonésie refuse aussi d'accueillir de nouveaux réfugiés et demandeurs d'asile, pour la plupart sans qualification professionnelle particulière et les dirigent vers l'Agence des Nations unies pour les réfugiés. La Malaisie fait de son mieux, mais le flux continu de réfugiés lui crée des contraintes. Son Premier ministre s'est adressé en décembre 2016, à Kuala Lumpur à des réfugiés rohingyas en soulignant que «la situation (des Rohingyas) est désastreuse et pourrait dégénérer». Il a averti la communauté internationale sur le danger que des organisations terroristes comme Daesh peuvent profiter de la situation». Quant à l'OCI, les efforts consentis s'identifient à des «vœux politiques» et une assistance humanitaire que les autorités de Myanmar tentent, par tous les moyens, d'empêcher. Après les massacres de 2012, l'OCI avait décidé, à l'issue de son sommet en août, de saisir le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale des Nations unies sur ce qu'elle avait qualifié de «nettoyage ethnique». Lors d'un conseil ministériel qui s'en est suivi à Djibouti, elle avait demandé aux membres du Conseil de sécurité d'«agir rapidement pour sauver cette minorité soumise à une politique oppressive et à un génocide». Une délégation OCI s'est rendue en Arakan. En janvier 2017, l'OCI s'est réunie à Kuala Lumpur pour réitérer son appel à l'aide de la communauté internationale aux Rohingyas. Des vœux pieux qui n'inquiètent nullement le pouvoir birman et ne règlent en rien la tragédie rohingya. Il faut souligner que le monde musulman est actuellement suffisamment déchiré pour accorder à la solidarité avec la communauté musulmane des Rohingyas l'intérêt et l'assistance dont elle a cruellement besoin et qu'elle mérite. Pour sa part, l'Occident a levé les restrictions économiques qui pesaient sur le régime militaire qui, par la même occasion, a été autorisé à accéder aux crédits du FMI et de la B.M. L'investissement américain et européen a repris le chemin de Rangoon dont le régime est devenu «fréquentable», selon les critères occidentaux qui n'ont pas pris en considération la situation des Rohingyas. C'est dans ce contexte qu'a eu lieu la visite du président Obama, en novembre 2012, durant laquelle, outre les officiels, il avait rencontré l'opposante Aung San Suu Ky (libérée en 2010 de sa résidence surveillée) et s'adressant lyrique à la foule lors d'un meeting, il a déclaré : «Les Etats-Unis sont avec vous. Les flammes fragiles du progrès ne doivent pas s'éteindre. Elles doivent devenir une étoile guidant le peuple...» Au sujet des Rohingyas, il a ajouté qu'ils «portent en eux la même dignité que vous et moi». Il a promis une aide de 3 millions de dollars à l'Organisation internationale pour les migrations. De son côté, le Parlement européen avait appelé, le 7 juillet 2016, les autorités birmanes à mettre un terme «à la répression brutale et aux persécutions systématiques» contre la communauté rohingya. Le drame rohingya est-il le drame international de trop pour une minorité nationale dont le «tort» est de vouloir vivre dignement dans son pays et de pratiquer sa religion qui n'est pas forcément celle des autres ? La législation internationale à ce sujet est pourtant claire et nette. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l'ONU le 16 décembre 1966 stipule en son article 27 que «dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d'employer leur propre langue». Quant à la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques de 1993, son article premier stipule que ce sont les Etats qui protègent «l'existence et l'identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique des minorités sur leurs territoires respectifs et favorisent l'instauration des conditions propres à promouvoir cette identité». S'agissant des droits économiques et sociaux des minorités, l'article 4 al. 5 stipule que «les Etats devraient envisager des mesures appropriées pour que les personnes appartenant à des minorités puissent participer pleinement au progrès et au développement économique de leur pays». Ainsi donc la responsabilité des Etats en la matière est pleinement établie par la législation internationale. Les autorités du Myanmar, à leur tête Aung San Suu Kyi, ne peuvent se prévaloir d'aucun argument nationaliste ou autre pour déroger à leurs responsabilités envers leurs minorités nationales, notamment la plus vulnérable, celle des Rohingyas. Les crimes commis depuis de nombreuses années par l'armée, les extrémistes et les fanatiques bouddhistes birmans à l'encontre de la communauté musulmane rohingya, dénoncés par les organismes internationaux et régionaux, et les ONG en charge des questions des droits de l'homme et des minorités nationales, sont suffisamment graves pour entraîner leurs auteurs et leurs commanditaires politiques dont Mme Aung San Suu Kyi devant la Cour pénale internationale aux termes notamment de ses articles 6 (crimes de génocide) et 7 (crimes contre l'humanité). Dans ce contexte, la communauté internationale, notamment les pays occidentaux et les pays membres de l'OCI dont l'Algérie, devrait accentuer sa pression sur le pouvoir birman pour le pousser à assurer à ses citoyens rohingyas le même traitement que les autres membres de la société birmane, afin que la communauté apatride des Rohingyas redevienne une des composantes humaines reconnues de la grande famille nationale birmane et que ses enfants retrouvent le sourire de la fête de l'Aïd.