«L'Etat porte la contrainte monétaire, peut en déplacer les effets dans le temps et modifier la manière dont ils sont subis dans l'économie, mais il n'est pas en son pouvoir de se substituer à la loi de la valeur.» (Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme) Pour faire face au déficit budgétaire, le gouvernement vient d'entériner le recours prochain au «financement non conventionnel», un euphémisme pour désigner une création monétaire par la planche à billets. La présente contribution se propose d'exposer brièvement quelques éléments qui, réunis, montrent l'intérêt de placer le débat sur «le financement non conventionnel» dans le contexte particulier de l'Algérie, à savoir celui d'un pays rentier où la régulation économique et sociale repose davantage sur une logique clientéliste que sur le respect des lois objectives de l'économie. Il convient de noter, pour commencer, que le recours au «financement non conventionnel», ou financement monétaire, ne constitue pas une nouveauté dans la pratique économique de l'Etat en Algérie. Déjà, dès le lendemain de l'indépendance nationale, les autorités politiques du pays se sont arrogé le pouvoir absolu de battre monnaie. La volonté d'assujettir le pouvoir monétaire s'est rapidement affichée dans les textes. La loi de finances complémentaire (loi n°65-83) du 8 avril 1965 institue clairement l'obligation pour la Banque centrale de financer, sans aucune limite, et sur simple demande du pouvoir politique, les besoins du Trésor. La valeur de l'unité monétaire nationale se trouve, par conséquent, fixée de facto ; elle est un «fait du Prince» comme dans les formations sociales précapitalistes(1). Cette situation, qui va durer jusqu'à la fin des années 1980, avait des justifications «idéologiques» portées par un discours volontariste prônant un développement économique et social à l'abri et, souvent, à l'encontre des lois du marché. La politique volontariste de développement en Algérie a, dès le départ, reposé sur une conception instrumentale de la monnaie. En l'absence d'un contre-pouvoir économique émanant de la société économique, l'Etat algérien a pu lever toutes les contraintes qui se sont dressées devant lui pour faire face aux énormes besoins de liquidités engendrés par les volumineux programmes d'investissement. Les données statistiques officielles montrent l'énorme disparité entre l'évolution de la masse monétaire et celle du PIB. A titre d'illustration, dans les années 1970, près de 30% des investissements sont financés par la planche à billets. Par ailleurs, le recours sans limite au système monétaire permet aussi de financer les déficits du Trésor public : entre 1970 et 1985, le financement monétaire représente 40% du déficit(2). Ces chiffres montrent on ne peut mieux que l'économie algérienne connaît, durant toute cette période, un taux de liquidité très élevé traduisant un excès évident de monnaie par rapport aux besoins réels de ∂l'économie. Si, en l'absence de limites institutionnelles, la création monétaire s'est intensifiée en prenant des proportions dépassant l'entendement, ce n'est, cependant, pas seulement en raison du volume des investissements engagés(3), mais aussi à cause de la persistance du déficit comptable des entreprises publiques. Ces dernières, incapables de générer un surplus en valeur à même d'assurer sinon leur développement, du moins leur équilibre, obligent le système bancaire à leur consentir des crédits jusqu'à concurrence de leurs dépenses, imposant ainsi un découvert bancaire de plus en plus important, ce qui correspond à une création de monnaie scripturale. Tout se passe comme si, en fait, le pouvoir monétaire est exercé par l'entreprise d'Etat(4). En réalité, l'analyse des mécanismes monétaires de l'Algérie indépendante est à même de restituer, à elle seule, les contradictions sociopolitiques de l'expérience volontariste d'industrialisation. Pour Lahouari Addi, si l'émission d'un si grand volume de signes monétaires – en disproportion de la PIB – traduit la ferme volonté de développer le pays, volonté, souligne l'auteur, héritée du mouvement national, il n'en demeure pas moins que cette volonté pèche par sa tendance à ruser avec les lois de l'économie politique qu'elle tente d'éviter ou d'enjamber. En fait, l'émission de monnaie ne correspond pas, affirme l'auteur, au seul besoin de l'échange, mais aussi et surtout au besoin de négocier la contrainte productive car, souligne-t-il, l'Etat ne maîtrise pas le procès de travail, ni la force de travail. Tout se passe comme si la défaillance de l'autorité dans le procès de travail est compensée par l'émission monétaire. Le volontarisme économique dont a fait montre l'Etat doit cependant être associé au caractère rentier du régime d'accumulation mis en place. Lorsque ce dernier entre en crise à la fin des années 1980 suite à la baisse des recettes pétrolières, le pays est soumis à un rigoureux ajustement structurel dont l'un des éléments essentiels porte sur la réhabilitation de la monnaie en tant que composante constitutive de la régulation économique. Cette rupture trouve son expression juridique dans l'adoption de l'emblématique loi sur la monnaie et le crédit en 1990, loi qui consacre l'autonomie de la Banque centrale et qui institue un encadrement très strict de l'offre de monnaie. Le boom des années 2000 entraînera une situation inédite d'excédents monétaires qui rend nécessaire une politique sans précédent de «retrait» de liquidités. Cette évolution paradoxale dans la gestion de la contrainte monétaire est indissociable de la situation qui prévaut dans le secteur pourvoyeur de rente. C'est dire combien le statut de la monnaie est particulier dans un régime rentier. Dans ce dernier, en effet, c'est par la création monétaire que la transformation de la rente externe de droits d'accès aux biens et services internationaux en droits d'accès aux biens et services nationaux s'effectue. La création monétaire est également contrainte par l'Etat. Le rapport de l'Etat à la monnaie est, dans les régimes rentiers, une question complexe car il y a lieu de distinguer la nature de l'Etat proprement dit et le type de régime politique. Conséquence : l'institution monétaire peut être instrumentalisée par l'Etat dans sa fonction de redistribution de la rente. Ce faisant, la monnaie devient le médium de subordination, de soumission de l'économique au politique. Tel semble être le statut conféré, dans les faits, à la monnaie en Algérie. Fondé sur le clientélisme, le régime politique en Algérie a constamment instrumentalisé la monnaie pour régler les conflits de répartition de la rente. Ces conflits de répartition se règlent ex post, en fonction du jeu de la clientèle. Il s'ensuit alors un processus de redistribution inflationniste qui nécessite la manipulation permanente de la variable monétaire, donc une gestion structuraliste de la monnaie. Celle-ci, rappelons-le, peut témoigner non seulement d'une volonté politique de privilégier la croissance par rapport à la stabilité monétaire, mais aussi de l'incapacité de l'Etat à maîtriser les conflits de redistribution au sein de la société. Les conflits de redistribution de la rente vont connaître, à la faveur de la libéralisation opérée depuis le début des années 1990, une nouvelle configuration. De nouvelles forces économiques et sociales émergent au sein de la société, rendant, particulièrement depuis l'avènement du boom pétrolier en 1999, les arbitrages de l'Etat de moins en moins conformes aux exigences économiques qu'une politique de rupture avec la rente aurait logiquement requis. Dépourvus d'éléments qui les rendraient économiquement justifiables, les arbitrages distributifs de l'Etat semblent obéir de plus en plus ouvertement à des impératifs politiques. Il en va ainsi, non seulement des arrangements en matière de gestion de la contrainte monétaire ou budgétaire, mais aussi des autres composantes de la régulation économique telles que la gestion des rapports de mise au travail (particulièrement dans les entreprises publiques) et la codification des relations économiques avec l'extérieur (désarmement douanier, surévaluation de la monnaie nationale, accueil de l'IDE...). Peut-on conclure que les formes d'interventions économiques de l'Etat rentier en Algérie ne peuvent être expliquées que par une logique politique pure, ou plutôt par la seule logique du politique ? Force est d'admettre qu'une telle proposition est loin d'être infondée. En effet, à la différence des sociétés salariales, où les conflits de partage mettent en jeu le capital et le travail, les sociétés de type rentier comme la nôtre sont dans une étape historique où, généralement, l'ordre économique ne s'est pas encore émancipé de l'ordre politique. L'absence d'autonomie de la sphère économique par rapport à la sphère politique expliquerait les difficultés liées à l'avènement d'une économie de marché et de l'Etat de droit dans ces sociétés. De ce point de vue, la facilité déconcertante avec laquelle il est présentement fait recours à la planche à billets pour financer le déficit du Trésor public est révélatrice du déséquilibre dans les relations entre l'Etat et la société économique (civile). Mais, comme le souligne à juste titre L. Addi, un tel déséquilibre reflète beaucoup plus l'indigence de l'économie que la puissance de l'Etat. Si la société économique (civile) dépend de l'Etat, ce n'est, souligne l'auteur, pas tant parce que celui-ci est puissant, mais c'est parce que la nature du surproduit – une rente externe – ne permet pas à celle-ci d'avoir un poids politique aussi important que celui qu'ont les acteurs des sociétés civiles des pays dont l'économie se reproduit sur la base de l'exploitation du travail. Se reproduisant sur la base de la rente énergétique, le pouvoir d'Etat reproduit, pour satisfaire la société civile dont il veut qu'elle continue à dépendre de lui, tout un processus de redistribution de cette rente. Chétive, la société civile «colle», quant à elle, à l'Etat pour lui arracher soit des richesses à accumuler, soit de la subsistance pour survivre. S. B. (*) Enseignant à l'Université de Tizi-Ouzou. 1) L. Addi, L'impasse du populisme, Enal, Alger,1990. 2) S. Gouméziane, Le mal algérien : économie politique d'une transition inachevée, 1962-1994. Fayard, Paris, 1994. 3) Voir S. Gouméziane, op. cit. 4) D'aucuns parlent de confiscation du pouvoir monétaire par les entreprises publiques.