L'odeur de cuisine nauséabonde et la faible intensité de l'éclairage public donnaient l'impression d'être perdu dans l'opacité d'une forêt. Une occasion inespérée pour rameuter tous les chats errants du voisinage. C'est une rue devenue morne après qu'on ait démoli un grand immeuble vétuste de sept étages. Le terrain en friche, supposé recevoir un autre plus moderne, le cas échéant une aire de jeux, tarde à voir le jour. Pratiquement abandonné, du moins pour l'instant, les habitants des rues avoisinantes, ne se souciant guère de la propreté du quartier, profitent de l'aubaine pour se débarrasser des choses encombrantes et de toutes sortes de détritus puants ; on en a fait une véritable décharge pour immondices. Les chats eux-mêmes semblaient incongrus devant une si grande table de victuailles. Conduit par un gros matou aux poils roux, il semblait en être le chef. Nyctalope avait repéré la présence d'un homme qui s'avançait vers lui. Généralement, les félidés, non domestiqués, détalent à la vue d'un homme. Loin s'en faut, celui-ci le laissa s'approcher de lui. Merouane, infirmier de profession et dresseur de chiens et chats en free-lance, s'approche d'un pas feutré vers le chef de la meute et commence à le caresser au bon endroit. «Ecoute beau chat, lui murmurait-il à l'oreille, tu vois bien qu'il ne reste pratiquement plus personne. Cette rue si belle par le passé et, ses habitants, des gens magnanimes ne guignaient pas à ta vue. Je suis persuadé que beaucoup parmi eux te nourrissaient et ne te lorgnaient pas comme tu le fais avec une souris pour la tuer et la dévorer ensuite. Il t'offraient des restes sains du repas qu'ils ont pris et si tu penses comparer ce tas d'ordures à une clairière giboyeuse, tu te trompes énormément. En drainant toute la meute derrière toi, pensant festoyer, tu vas droit vers l'hécatombe. L'échinococcose guette et peut atteindre même l'homme si des chats de maison que j'ai repérés te suivent aveuglément.» Le chat porte haut sa queue sur le dos. Il semble avoir compris le message transmis par Merouane. Il ronronne ! Mais poussé par la faim, le chat se sent irrésistiblement attiré par cette puante pitance. Conduisant derrière lui la ribambelle de chats, il reprend le chemin qui le mène au banquet empoisonné, traînant Merouane à sa suite, le long du trottoir. Merouane est un passionné... obnubilé par les chats pour en posséder un de la race «pieds-noirs» qu'il avait recueilli une nuit d'hiver, blotti contre le perron de la porte d'entrée de son immeuble. Il lui avait donné pour nom Mordjane. Connaissant sur le bout des doigts les divers comportements du chat, il était intrigué par l'attitude du chef de la meute, qui, une première fois, n'a pas détalé à son approche. Dans son imagination, il le compare au célèbre «Thomas O'Malley», le chat errant du dessin animé à succès dans les Aristochats. Merouane qui ne s'est pas trompé sur son jugement remarque qu'un pur anthropomorphisme (tendance à attribuer aux animaux des sentiments humains) s'est opéré chez son protégé. En effet, au lieu de conduire la meute faire ripaille, souple et véloce, en trois ou quatre bonds, il fut de l'autre côté de la rue transversale. Par instinct grégaire, le groupe de chats le suit puis disparaît comme englouti par un trou béant formé par le passage d'une tempête. Cet instinctif revirement satisfait Merouane, pour avoir probablement évité au chat une mort certaine après des douleurs lancinantes. Mais tout à coup, il voit dans la nuit sombre la silhouette d'un chat. Il se frotte les yeux pour voir plus clair. C'était bien l'imposant matou, le dos rond, les poils hérissés, la gueule ouverte laissant apparaître en évidence des canines dentelées, prêt à mordre, à griffer. Le chat était poursuivi par le cafetier du coin. Tentant faire patte de velours, il s'était faufilé parmi les clients, cherchant à trouver refuge pour une nuit. Le patron dont les gens du quartier avait donné pour surnom «Œil de lynx», pour repérer le client qui emploie la technique du «resto-basket», l'avait vu rentrer. Un manche à balai à la main, il lui courait après en criant à tue-tête : «sale bête, sale chat d'égout !» Rapide comme l'éclair, Sissan, le nom que lui avait donné Merouane, distança le vieil homme. Merouane, distant de quelques mètres de la scène, trouva ça drôlet ; un sourire animait ses traits. Connaissant bien le caractère et la personnalité du chat, pour être doté d'un sixième sens face au danger. Le comportement du rouquin face à la menace que présentait le tenancier était tout à fait naturel. Son défenseur s'interpose avec succès en offrant sa médiation entre l'homme et l'animal. Après que le poursuivant, rasséréné, eut regagné son établissement, Sissann, qui était de l'autre côté de la rue, haut sur ses pattes et la queue qui bouge de gauche à droite comme un balancier, semblait attendre son défenseur. Merouane le regarde fixement dans ses yeux cuivre et s'approche lentement pour lui caresser la tête. En guise de remerciement pour son intervention et son empathie, le chat s'exprime par des vocalises ; un langage que décrypta son protecteur. A ce moment-là, Merouane est à la croisée des chemins. Il doit nécessairement faire un choix cornélien. Placide, il semble réfléchir à l'éventualité de le domestiquer pour faire de lui un animal docile de compagnie. Pour une tierce personne, il faudrait une certaine force à le faire mais pour le défenseur du véganisme, c'est tout autre. Comme il ne se sépare jamais d'une laisse qu'on peut aisément mettre dans la poche sans la gonfler, il la passe autour du cou de Sissan qui se laisse faire sans obéir à une inspiration funeste. Las de vadrouiller dans la nature, le chat lève le regard vers son sauveur, et voilà que tout son être fragile vibre d'une émotion inconnue, car il vient d'apprendre sa délivrance et entrevoir une vie de chat fabuleuse, à l'image de Félix. En rentrant chez lui, Merouane, accompagné du chat qu'il vient de sauver d'une injection létale, car durant la période des grandes chaleurs, chiens et chat errants sont abattus sans rémission, doit impérativement découvrir l'âge du chat avant de l'emmener chez le vétérinaire. Pour cela, il consultera ses fiches. C'est un chat adulte entre cinq et six ans pour avoir des dents saines. De surcroît, il est doté d'un pelage brillant et ses yeux ne semblent pas affectés. Tout bien réfléchi, ce chat est en bonne santé, reste à le confirmer par le praticien du quartier, qu'il connaît bien. Six mois se sont écoulés depuis que Sissan se prélasse dans sa nouvelle maison. Il n'a jamais été aussi heureux et choyé. Merouane, devenu son maître qu'il adore, Sissan, est prêt à se sacrifier pour lui. Les jours, les mois, des années s'écoulent inexorablement. Sissan, avait pris de l'âge. Bien que vacciné contre les six maladies qui touchent généralement le chat, la morsure sévère d'un chien, un jour qu'il gambadait à la campagne en compagnie de son maître et profiter pour manger de la cataire, commençait à lui faire perdre progressivement le peu de vivacité qui lui restait. Situation dont s'est rendu compte son bienfaiteur, qui, dans un assez long soliloque intérieur, se posait des questions : seraient-ce les séquelles laissées par la morsure du clébard ; un signe avant-coureur de la mort de Sissan ? Affligé, Merouane le prit dans ses bras, le mit à l'arrière de sa voiture et démarre en trombe. Il se rend chez le vétérinaire qui l'avait soigné en nettoyant la plaie faite par la morsure du chien et qui avait procédé à une pose d'agrafes. Malek, le vétérinaire, le rassure que son chat n'est pas en danger mais vu son âge avancé, il lui prescrit des vitamines à prendre pendant trois mois. Voyant l'état de prostration de son chat, Merouane, un peu insane, et pour se rassurer demande au praticien s'il n'y aura pas de complications. Le sourire au coin des lèvres, le praticien donne une tape sur son épaule en débitant comme des vers d'un poème des mots rassurants. Effectivement le chat est sur ses pattes au bout d'un mois seulement, au grand bonheur de Merouane. Si la guérison et la convalescence devaient s'échelonner sur plusieurs mois, Merouane avait prévu de renvoyer à une date ultérieure son mariage avec Amina, éprise elle aussi de ce chat, semblable à ceux issus de l'imaginaire des grands romanciers animaliers. L'intelligence dont était doté Sissan et la reconnaissance qu'il vouait sans bornes à son maître pour l'avoir recueilli quand il vivait misérablement jouent un rôle prépondérant dans la vie affective de son libérateur. Sept ans après le mariage de Merouane, la santé de Sissan commença à décliner sérieusement en raison de son inactivité due à la vieillesse. La relation fusionnelle avec le couple allait s'arrêter nette. Il mourra d'une maladie virale à l'âge de quatorze ans. Le couple l'enterrera dans un petit carré de jardin du mas de campagne des parents de Selma. Merouane, languissant d'amour pour ce chat, comparable à ceux sortis des studios Walt Disney, décide de ne plus adopter d'animaux domestiques, qui à un certain moment de sa vie le plongeront dans une tristesse incommensurable, et la tension générée sera très difficile à évacuer.