Que s'est-il pass� le 5 octobre 1988 ? Il y a ce qu'on a vu. Il y a ce qu'on subodore. Il y a ce qu'on en d�duit. Il y a ce qu'on en r�v�le. Et il y a tout le reste, l'essentiel : ce qu'on n'a pas vu. Et ce qu'on ne sait pas. Qu'a-t-on vu ? Tout simple : des gosses sortent par milliers dans toutes les villes du pays pour crier leur mal-�tre � la face des chars. On leur tire dessus comme dans un stand de foire. Des centaines de morts et cette f�lure en forme de morale de l'histoire : il n'y pas que les arm�es d'occupation pour tirer sur des civils sans d�fense ! Quand le jeu se calme, le pr�sident de l'�poque, Chadli Bendjedid, larmoie pour de vrai � la t�l�vision avant de blanchir les tueurs d'enfants et les tortionnaires. Puis — et c'est l� que la farce monstrueuse commence ! —, il re�oit les leaders islamistes du moment comme pour adouber la n�buleuse et, � l'int�rieur de celle-ci, ses deux futurs chefs, Abassi Madani et Ali Benhadj. Les recevoir dans les d�combres des �meutes est un message � double d�tente. La grande vague de r�volte juv�nile devient un fait d'armes mis au cr�dit des islamistes. Comment pouvait-on, quelques mois plus tard, ne serait-ce qu'�mettre l'hypoth�se que le Front islamique du salut, dont les deux comp�res avaient pris les commandes, pouvait ne pas recevoir d'agr�ment ? L'autre message est que le pouvoir reconnaissait ces deux-l� comme porte-parole d'un mouvement prot�iforme, � l'int�rieur duquel les luttes de courants et les conflits pour le leadership sont sans piti�. Il n'y a pas de doute sur l'inflexion ult�rieure donn�e � la vie politique � partir de l�. La r�volte d'octobre aura servi � mettre en selle le FIS et � conditionner une �volution qui est celle que l'on sait : une guerre civile qui ne dit pas son nom. Il y a ce qu'on subodore : la manipulation. Outre que l'on sentait in situ les mouvements saccad�s du marionnettiste, des confidences distill�es apr�s coup accr�ditent la th�se que la r�volte d'octobre n'�tait pas spontan�e. Les �r�v�lations� faites par le g�n�ral Khaled Nezzar appuient cette th�se. Mais ni Nezzar, qui �tait aux premi�res loges, ni aucun autre haut responsable de l'�poque n'est all� jusqu'� dire ce que l'opinion alg�rienne n'a eu aucun mal � en d�duire : quand le clan Chadli veut d�barquer le clan Messa�dia, sur fond d'antagonismes id�ologiques entre �socialisme de la mamelle� et �lib�ralisme de bazar�, c'est forc�ment la soci�t� qui trinque ! Que les Alg�riens, otages des logiques d'appareils, en payent les frais, c'est dans la coh�rence diabolique du syst�me instaur� depuis l'ind�pendance. Il y a ce qu'on ne sait pas, que l'on ne saura pas tant que cela ne sera pas affirm� � partir d'archives fiables, s�res, v�rifiables. Et cela, c'est peut-�tre l'essentiel. Le syst�me continue apr�s octobre 1988. La meilleure preuve en est pr�cis�ment la difficult� � savoir ce qui s'est pass�. Le syst�me fait qu'on ne cherche � comprendre l'�nigme d'octobre que du point de vue politique ou policier. L'approche polici�re, qui consiste � d�monter la manipulation afin d'expliquer tout par elle, est du reste dominante. L'approche politique, elle, a donn� lieu � quelques pol�miques m�diatiques s�v�res. Cette approche consiste � confiner les causes et les effets d'octobre dans le champ clos du landernau politique. En dehors des forces organis�es soit dans le parti-Etat du FLN et de ses organisations satellitaires qui maillaient le pays aussi s�rement qu'un corset policier ou des groupes clandestins, il n'est pas question d'interroger ce mouvement de ras-lebol du point de vue de ses acteurs qui �taient des jeunes des quartiers populaires exc�d�s par la chape du parti unique qui leur bouchait tout horizon avec, en prime, la p�roraison quasi-quotidienne de caciques d�catis sur les bienfaits de vivre dans un pays aux d�lices de caserne. Dans les propos sur octobre tenus par Abdelaziz Bouteflika � Gen�ve, il n'y pas que du faux. Ni que du vrai. Il y a du vrai et il y a du faux. Il y a surtout l'expression d'une �conviction personnelle �, pour le citer lui-m�me, et dans le ressort de la conviction, on le sait, c'est davantage l'intuition que l'examen des faits qui prime. Pour lui, il est faux de pr�senter les �meutes d'octobre 1988 comme une �r�volution d�mocratique�. Dans l'absolu, rien � redire. Mais une �r�volution d�mocratique�, c'est quoi ? Si c'est un mouvement puissant qui porte une demande forte de transformation des rapports entre le pouvoir et la soci�t�, il n'y a aucun doute sur la nature d�mocratique de la r�volution d'octobre 1988. Si, en revanche, on en entend et on n'en entend que mouvement de masse organis� dans le cadre d'organisations politiques structur�es d�ploy� comme alternative au pouvoir, on ne peut �videmment pas qualifier les �meutes de �r�volution d�mocratique�. Ce qui est s�r, c'est que la soci�t� alg�rienne en avait assez de l'h�g�monie du parti-Etat du FLN, f�t-il un �bon locataire de la paix sociale� qui payait son loyer � chaque fin de mois. Ce n'est pas un hasard si les �meutiers s'en sont pris � tout ce qui le symbolisait : kasmas pour le parti, banques, mairies, commissariats, b�timents officiels de toutes sortes pour ce qui concerne l'Etat. Pour cela et pour d'autres raisons qui apparaissent dans des analyses autres que politiques — comme celle du pr�sident de la R�publique — et polici�res, on ne peut le suivre dans ceci : �La soci�t� ne consid�rait pas l'h�g�monie de l'Etat-parti unanimiste et autoritaire comme totalitaire et despotique.� Affirmer cela, c'est exprimer une �conviction� plut�t que formuler un simple constat que n'importe quel quidam pouvait faire � l'�poque. L'Etatparti vivait dans un autisme plus ou moins flamboyant, se gargarisant de ses bilans incontr�l�s par tout autre regard que le sien et d'une geste qui l�gitimait le recyclage perp�tuel des m�mes hommes au pouvoir. Du reste, la soci�t� alg�rienne n'a pas attendu 1988 pour contester l'h�g�monisme du FLN. Depuis le Printemps berb�re de 1980, qui a exprim� haut et fort des revendications d�mocratiques, l'Alg�rie a commenc� � r�clamer non seulement le pain mais aussi la parole. Qu'on se souvienne des manifestations qui ont �maill� la d�cennie 1980. On demandait du travail, des logements, et la fin de la hogra. Ces manifestations, qui culmineront dans les �meutes d'octobre 1988, d�montrent que l'Etat-providence n'�tait pas aussi providentiel que �a et que la hogra ne pouvait cesser qu'avec la fin de l'h�g�monisme. La question est de savoir pourquoi le pr�sident de la R�publique se rend � une r�union de l'Organisation internationale du travail � Gen�ve pour d�velopper cette analyse sur octobre 1988. Une piste : si le parti-Etat n'a pas �t�, dans sa forme autoritaire et h�g�monique, contest� par les Alg�riens dans des �meutes qu'on ne peut qualifier de �r�volution d�mocratique�, c'est qu'il est encore valide. Il est temps pour nos chercheurs de nous dire vraiment le sens que rev�t octobre 1988 pour l'Alg�rie. Sinon les politiques combleront le vide s�mantique et alors, comme maintenant, on ne s'entendra plus !