Par Nour-Eddine Boukrouh L�histoire, la psychologie et la sociologie s�interrogeront longtemps sur le rapport entre le geste de Mohamed Bouazizi et la fulgurante ouverture de l�esprit arabe � l�id�e d�mocratique. Si l�on devait se contenter d�une formule elliptique pour expliquer ce rapport, on pourrait dire que ce qui, en Mohamed Bouazizi, a touch� les Tunisiens est exactement ce qui, dans les Tunisiens, a touch� les �gyptiens. C�est cet influx nerveux qui s�est propag� d�un homme � un peuple, puis d�un pays � plusieurs autres. En mettant le feu � son corps, Bouazizi a embras� l��me tunisienne, lui donnant ce �sursum corda� qui l�a hiss�e au niveau � partir duquel l��tre humain ne craint plus rien : ni les coups, ni la prison, ni la mort. A partir de cet instant, les Tunisiens n��taient plus les m�mes. Ils �taient m�connaissables � leurs propres yeux, en m�me temps qu�� ceux de la plan�te. Bouazizi n�a pas lib�r� un peuple, il a lib�r� une psychologie commune � une aire culturelle. Il n�a bien s�r rien pr�m�dit�. La politique ne l�int�ressait pas, ni l�histoire. Son horizon �tait son gagne-pain, une charrette qu�il r�vait de remplacer par un v�hicule motoris� pour moins souffrir dans son travail et mieux pourvoir aux besoins de sa famille. Mais son geste fatal a d�clench� une indignation qui s�est �tendue � sa petite ville, puis � de plus grandes villes, puis � la capitale o� elle arriva sous la forme d�un �norme nuage de col�re. Si l�unit� arabe n�existait pas politiquement, elle existait psychiquement. C�est ce qu�a d�montr� le sacrifice de Bouazizi. L��tre profond des Arabes a �t� boulevers� par ce qu�il a vu en Tunisie, et c�est ce qui explique le ph�nom�ne de contagion qui a �bahi le monde. Il y avait un Bouazizi dans la t�te de chaque manifestant tunisien, il y avait un Tunisien dans la t�te de chaque manifestant �gyptien, il y avait un Tunisien et un �gyptien dans la t�te de chaque Y�m�nite, et ainsi de suite. La r�volution pour la d�mocratie est d�abord une r�volution culturelle, elle a sign� la fin d�un mod�le devenu anachronique dans le monde moderne. Ce qui s�est pass� ne rel�ve pas du simple changement politique, mais du changement syst�mique, de la rupture �pist�mologique. Le despotisme �tant le produit d�une culture, sa remise en cause est fondamentalement la remise en question d�une conception du monde qui a fini par craquer � l�entr�e du troisi�me mill�naire apr�s une r�sistance qui a dur� des si�cles. C�est son ancienne repr�sentation de la religion, de la soci�t�, de l�homme, de la femme, de la politique, qui emp�chait le monde arabe de tendre vers la d�mocratie. Il �voluait dans un univers mental o� le despotisme �tait quelque chose qui allait de soi. En terre orientale, la culture des �Mille et Une Nuits� est pr�sente dans l�esprit des sujets autant que dans celui des despotes. Et il n�y a pas pire despotisme que celui qui s�exerce au nom du sacr� : l�islam, la tradition, ou la r�volution du 1er Novembre 1954 chez nous. Le pouvoir a assis son despotisme sur la monopolisation de la R�volution, et son principal adversaire, l�islamisme, a monopolis� l�islam pour justifier le totalitarisme qu�il nous pr�parait. D�autres peuples ont ressenti l�indignation partie de Sidi Bouzid, mais pas les despotes parce que eux ne sont pas accessibles � ces �tats d��me qui ne les concernent pas. Vivant dans un autre monde, en vase-clos, l�onde d�indignation ne pouvait les atteindre. Dans leurs pays, la vie nationale tourne autour de leurs personnes ; leurs entourages les flattent, les embaument, les divinisent. La flagornerie et la servilit� leur font croire qu�ils sont des �tres pr�destin�s, la gloire de leurs peuples, leurs lib�rateurs, leurs guides, leurs p�res-nourriciers� D�o� leur sinc�re incompr�hension, leur stupeur, lorsque le peuple s�est d�rob� sous leurs pieds. N�est-ce pas l�air qu�affichaient Ceausescu et Madame avant d��tre fusill�s ? Le sentiment de citoyennet� incubait dans l�inconscient arabe depuis des ann�es. Le travail se faisait en silence dans les profondeurs de chacun. Ceux chez qui il s�est pr�cocement form� et qui l�ont manifest� ont �t� emprisonn�s, exil�s ou assassin�s. Dans le monde, beaucoup de choses changeaient parall�lement. Internet vint offrir � la �poussi�re d�individus � qu��taient les peuples des sources d�information illimit�es et leur proposer forums de discussion et espaces de rencontre plus commodes que les caf�s, les salles ou les places publiques. WikiLeaks, avec ses r�v�lations sensationnelles, ajouta son grain de sel. On �tait quelques dizaines, on devient des centaines, puis des milliers � partager de m�mes pr�occupations. Les id�es se rejoignent, les grains de poussi�re s�agr�gent, les gouttelettes s�accumulent, le vase se remplit. La charge explosive est pr�te, il faut juste placer dedans un d�tonateur, mais personne n�en a. Il fallait ou que le destin s�en m�le, ou que le hasard fasse bien les choses. Ce fut finalement un battement d�ailes de papillon au pays d�Abou-l- Qacem Echabbi qui lib�ra l��nergie nucl�aire contenue dans les grains de poussi�re. L�id�e qu�un fils de pr�sident puisse acc�der � la pr�sidence d�un pays ne choque pas en soi. C�est la fa�on dont il y acc�de qui peut �tre contest�e. Il y a eu un p�re Bush pr�sident et un fils Bush pr�sident, sans que quiconque y trouv�t � redire dans le pays le plus libre du monde car le fils a �t� propos� par le parti r�publicain apr�s des primaires, et les Am�ricains l�ont librement choisi par deux fois. Mais qu�arriverait-il si un pr�sident am�ricain ou fran�ais installait � la Maison-Blanche ou � l�Elys�e son fils sans �lections, ou � l�issue d��lections truqu�es ? Passons, car ce n�est m�me pas imaginable. Il y a eu un mari pr�sident et une �pouse pr�sidente en Argentine, sans que personne s�en offusqu�t parce que le peuple l�avait voulu. Il y a eu en Inde une m�re chef de gouvernement et un fils chef de gouvernement, sans que cela soit vu comme une atteinte � la d�mocratie car dans les deux cas le peuple les avait �lus. Il y a eu au Liban un pr�sident qui a succ�d� � son fr�re, m�me chose. D�autres exemples peuvent �tre cit�s. Mais Castro a refil� le pouvoir � son fr�re, Kim il Sung � son fils Kim il Jong, et ce dernier a pr�sent� au peuple cor�en l�an dernier son successeur qui n�est autre qu�un de ses fils. Hafez al-Assad a d�sign� son fils Bachar pour lui succ�der, et il a fallu tordre le cou � la constitution parce qu�il n�avait pas l��ge requis. Dans aucun de ces cas il n�y a eu d��lections d�mocratiques. Le monde arabe est au printemps, l�Alg�rie en hiver. Les �mes sont recroquevill�es, les esprits gel�s et les gestes frileux. On cherche un abri chaud, on tire la couverture � soi, on se dispute les vivres. On a oubli� les chants patriotiques revigorants, le ch�ur s�est dispers�, les voix se sont �teintes. Le nuage qui s��tait form� au-dessus de Tunis se mit en mouvement. Il zappa la Libye pour aller se fixer au-dessus du Caire o� l�onde de choc �tait parvenue � �Oum-Eddounia�. Au pays des Pharaons, quelques centaines d��gyptiens avaient fr�mi � la vue des images t�l�vis�es venues du pays d�Hannibal. Leur sang ne fit qu�un tour, et ils sortirent dans la rue. D�autres centaines, puis des milliers d�hommes et de femmes, de Coptes et de Musulmans, de militants et de sans-parti, les rejoignirent et le tout devint une masse impressionnante. La frilosit� de chacun disparait au contact des autres, les peurs individuelles se capitalisent pour donner le courage collectif. On laisse tomber son emploi du temps, ses obligations, ses int�r�ts personnels. L�effet d�entra�nement donne la dose d�inconscience qu�on n�avait pas. On se colle aux autres, on se solidarise d�eux, on n�est plus timide. On marche, on manifeste, on fonce dans le tas. Il pousse des ailes � chacun, on affronte les forces de l�ordre, on prend des coups. On voit tomber les premi�res victimes, on se d�couvre une �me de martyr. On n�a plus peur des matraques, des gaz lacrymog�nes, des balles. Le lendemain, on est encore l�, � �Maydan Tahrir�, pr�s de la grande Biblioth�que d�Alexandrie, ou dans d�autres villes du Delta. On passe la premi�re nuit dehors, puis la seconde, puis la �ni�me� Comme autrefois Pharaon, le despote s�indigna de l�apparition d�une h�r�sie chez son peuple. Ne pouvant tol�rer que son culte soit abjur�, il s�vit impitoyablement comme son lointain anc�tre, Mineptah, fils et successeur de Rams�s II, contre l�id�e monoth�iste port�e par Mo�se. Les historiens ont identifi� Mineptah comme �tant le Pharaon contre lequel s�est �lev� Sidna Moussa, et sa momie a �t� retrouv�e intacte � la fin du XIXe si�cle dans la n�cropole de Th�bes, confirmant le verset coranique o� il est dit que Pharaon sera �sauv� dans son corps afin qu�il soit un t�moignage pour la post�rit� (XX, 91-92). Quand les peuples se soul�vent, ils ne raisonnent pas, ils se vengent. Les ventres crient famine ; les �mes crient libert�. On ne d�cide pas d�imiter pour imiter. Les gens savent qu�il y va de leur vie, qu�ils peuvent rester invalides pour le restant de leurs jours, �tre emprisonn�s et tortur�s. Ce n�est donc pas un jeu de mime. On se soutient dans l�engagement comme les supporters d�une �quipe de football se soutiennent lors d�un match capital. C�est au stade que les esprits se chauffent, qu�on entre en transe, qu�on devient quelqu�un d�autre que celui qui vient d�acheter son billet d�entr�e. On rentre sain d�esprit pour suivre le match d�cisif, on frise la folie pendant son d�roulement. Dans l�ambiance �lectris�e, dans l�effervescence g�n�rale, le �moi� se dissout et devient un grain agglutin� � d�autres, une gouttelette grossissant une flaque. Selon qu�il soit seul ou en groupe, l�individu ne fait pas les m�mes choses. Seul, il est dirig� par sa raison personnelle. En groupe, celle-ci ne le commande plus. Elle laisse place � une motivation collective qui fait faire � chacun ce que son entendement ne lui aurait jamais dict�. On devient capable de tout. Pris isol�ment, aucun Arabe ne serait devenu un manifestant, nul n�aurait brav� le despote. Non par l�chet�, mais parce que l�homme, animal gr�gaire, ne fait les grandes choses qu�en association avec ses cong�n�res. Une fois qu�on retrouve sa solitude, � la sortie du match ou � la fin de la manif, on redevient �normal�. Personne en France ne sait pourquoi il y a eu Mai 1968. Le nuage n� � Tunis traversa la mer Rouge et stationna au-dessus de San�a. L�-bas, une pens�e nouvelle avait galvanis� les descendants de la reine de Saba. �Quoi ? En Tunisie et en �gypte il y avait des despotes et des peuples d�hommes, alors que chez nous il y a un despote mais pas d�hommes ? Mieux vaut mourir en hommes que vivre en esclaves !� C�est sous pareille impulsion que les choses ont d� se d�clencher. L�instinct gr�gaire, c�est une id�e infus�e � la foule, une injection d�adr�naline g�n�rale. On oublie qui on est, on met de c�t� son ego, on se sent en s�curit� dans la multitude. On d�couvre le miracle de l�action collective, on soul�ve des voitures, brise des barri�res infranchissables. On partage le cro�ton de pain et la cruche d�eau, on aime les autres, on se dissout dans la merveilleuse sensation du �Nous�. Dix millions de personnes sont sorties dans les diff�rentes villes du Y�men certains jours. Avec combien de voix, fraude comprise, a �t� �lu la derni�re fois Ali Abdallah Saleh ? En Indon�sie, Suharto est parti en 1998 au bout de 500 morts. En Tunisie, en �gypte, au Y�men, on n�a pas atteint ce chiffre. Sur le chemin du retour, le nuage s�appesantit dans le ciel libyen. Apr�s les insultes et les menaces, le despote fit tinter les sous du p�trole pour amadouer ses compatriotes puis, las, envoya Sukho�, Mig et Mirage bombarder les insurg�s. On croyait revivre la Seconde Guerre mondiale : tous les Alli�s �taient l�, il ne manquait que le mar�chal Rommel en face. Actuellement, le nuage se prom�ne entre Manama, Amman et Damas, sans avoir encore jet� son d�volu sur l�une ou l�autre de ces capitales. Mais il n�a pas oubli� l�Afrique du Nord o� deux ou trois cieux l�attendent. Une r�volution est une f�te, une communion, une libation. Et comme on est en terre musulmane, on retrouve la foi, on se rem�more la �sira� du Proph�te, son combat contre les idoles de La Mecque, son �djihad� contre l�oligarchie mecquoise. On se rappelle des sc�nes du film Ar-Rissala ( Le Message). Les �Allahou Akbar� qui fusent des gosiers h�rissent le poil, on sent pr�s de soi la pr�sence des anges de Dieu, on pleure de joie, on se sent purifi�, on a envie de donner de soi aux autres� Les chants patriotiques donnent la chair de poule, on les entonne � pleins poumons, les cheveux se dressent sur la t�te. On est patriote, on fabrique l�histoire, on est exalt�. On embrasse le drapeau, on l�embue de ses larmes, on s�en rev�t. On retrouve l�estime de soi, la fiert� d��tre tunisien, �gyptien, libyen, y�m�nite, bahre�ni, syrien, jordanien, marocain� Et puis il y a cette tension contre l�ennemi commun, l�ennemi de tous, l�ennemi de la nation, l�ennemi de Dieu. Il est la cause de tous les malheurs du pays et de ses habitants, c�est lui le coupable, il doit s�en aller. A cette tension int�rieure, � cette force psychique, � ces facteurs qui ont �t� � l�origine de toutes les r�volutions enregistr�es par l�histoire, il faut ajouter un facteur in�dit, peut-�tre plus d�terminant que tous les autres, celui de la couverture m�diatique permanente : les r�volutions tunisienne et �gyptienne ne se sont pas d�roul�es � huis clos, mais au vu et au su de l�humanit�. C�est ce qui les a sauv�es. Elles ont �t� retransmises en direct par toutes les cha�nes de t�l�vision. Les r�volt�s sont suivis pas � pas par les cam�ras, ils s�expriment au micro, ils se voient � la t�l�, et la r�pression est montr�e au monde entier, au grand dam des despotes. Les chefs des grandes puissances parlent d�eux, s�adressent � eux, leur expriment leur respect et les rassurent sur la finalit� de leur lutte : devenir des hommes libres. Ils r�agissent � l��volution des �v�nements nuit et jour, leurs cabinets se r�unissent sans d�semparer, ils appellent au t�l�phone les despotes, l�ONU s�empare de la question... Les manifestants n�occupent pas seulement les places de leurs pays, ils occupent la sc�ne mondiale, ils sont au centre de l�univers. Il ne leur pousse plus des ailes, ils sont propuls�s par des r�acteurs nucl�aires. Comment douteraient-ils de l�issue de leur cause ? Qu�est-ce qui pourrait les arr�ter ? Le citoyen arabe est n�, c�est l��lecteur de demain, le d�put� de demain, le ministre, le chef de gouvernement et le pr�sident de la R�publique de demain. Il n�a pas attendu qu�Al-Azhar, Zitouna, ou quelque �alem� ind�pendant lui dise que la d�mocratie est �halal�. Ils ne le lui ont pas dit dans le pass�, ils ne le lui diront pas dans l�avenir. Le peuple tunisien m�riterait largement le prix Nobel de la paix auquel on veut le proposer : il a rendu un grand service � l�humanit�. Le monde arabe est au printemps, l�Alg�rie en hiver. Les �mes sont recroquevill�es, les esprits gel�s et les gestes frileux. On cherche un abri chaud, on tire la couverture � soi, on se dispute les vivres. On a oubli� les chants patriotiques revigorants, le ch�ur s�est dispers�, les voix se sont �teintes. Mais un jour le mauvais temps passera et le soleil luira, interdisant � notre ciel le nuage n� � Sidi Bouzid. Parce qu�on aura fait le n�cessaire auparavant.