Il me reste de toi, Allaoua, une derni�re image. Celle d�un corps noirci et boursoufl� et d�un visage ravag� par l�effroi de la bombe qui a souffl� les locaux du Soir d�Alg�rie , qui n��taient que ruines encore fumantes, en cette froide matin�e du lendemain de l�attentat. Dans le bus qui me ramenait tr�s t�t, en cette matin�e du 12 f�vrier 1996, de Tizi-Ouzou vers Alger, je ruminais l�indicible espoir de voir d�menties les informations ressass�es, la veille, par la radio : �Et si Allaoua n��tait pas mort, me disais-je ?� Espoir fou, h�las ! Et qui a tourn� � l�effroi avec la vue de ton corps difficilement reconnaissable que j�aper�us gisant au milieu d�une dizaine d�autres cadavres qu�enjambaient, dans un d�sordre de quasi-charnier, des hospitaliers de service � la morgue de l�h�pital Mustapha et de nombreux citoyens � la recherche du corps de l�un des leurs, victimes collat�rales de la bombe qui a vis� la maison de la presse Tahar-Djaout. Il me reste encore le souvenir de cette longue, douloureuse et fun�bre procession qui t�avait accompagn�, Allaoua, dans ton dernier voyage, l� o� tu reposes sous le vieux poirier. Tu sais, il est rest� toujours le m�me, comme tu l�avais laiss� : vigie imperturbable et solitaire face aux avanies du temps et de l�existence et de l�oubli des hommes. Arbre ancestral et nourricier, il t�a vu na�tre, partir et revenir puis partir pour la derni�re fois pour, enfin, accueillir ta tombe � son pied. T�moin sto�que, du temps qui passe, il se souvient, sans doute, de la douceur insouciante de ton enfance, des douces et lascives ritournelles des jours d��t�, qu�adolescent, tu passais au village, � l�occasion des �pisodiques retours de ta studieuse vie alg�roise, au coll�ge technique d�El-Harrach puis au lyc�e Abane-Ramdane. Puis, vinrent, il y a plus de quarante ans, vers la fin des ann�es soixante-dix, les ann�es folles, celles de la jeunesse nimb�e d�id�aux et d�espoir, de la militance �prise de libert�, des certitudes id�ologiques et de la boh�me que tu as pr�f�r�e tutoyer, au lieu d�une confortable carri�re d��narque, de dipl�m� de la prestigieuse Ecole nationale d�administration (ENA). �Une carri�re de rond-de-cuir, le devoir de r�serve, ce n�est pas pour moi !� disais-tu, me souvient-il, � ceux de tes proches qui te pressaient de rejoindre, alors, ton poste de cadre sup�rieur au minist�re des P et T. A ta vie, tu as pr�f�r� donner une autre orientation, suivre la trajectoire de ton �toile qui te conduira � Paris, avec comme point de chute le monde de la culture et des m�dias que tu fr�quentais, assid�ment, parall�lement � ton statut de doctorant en droit international � l�universit� Paris Dauphines. Tu comptais parmi les fondateurs de l�une des premi�res radios communautaires et associatives d�expression kabyle qui avaient �clos suite � l�ouverture du champ audiovisuel fran�ais, apr�s l�accession des socialistes au pouvoir en 1981. Animateur en vue de Radio tamazight, tu animais une �mission de grande audience qui donnait lieu � des d�bats �piques sur la culture alg�rienne dans sa diversit�, sur la chanson kabyle � th�me et politiquement engag�e et favorable � la revendication amazighe. C��tait ta mani�re � toi de proclamer ton engagement, de revendiquer ton appartenance � une culture ancestrale, diverse et plurielle, ouverte et tol�rante. Tr�s jeune, tu te piquais d�histoire, de litt�rature, de musique et de po�sie. Gr�ce � toi, j�ai appris qu�un po�me, qu�une chanson c��tait la vie ; qu�un ballet ou une danse n�est pas pu�riles gesticulations. Tu as �t� �la figue de Barbarie� dont beaucoup �s��taient piqu�s� et initi�s aux choses de la culture, car la tienne �tait immense. Je ne sais pas s �il t�arrivait de tutoyer la muse et de taquiner la rime, mais tu restais admiratif devant �l�awal� d�A�t-Menguellat, la po�sie g�n�reuse et solidaire de Nazim Hikmet. Sans d�daigner l��coute d�un Mouachah oriental, d�un moual des Hauts-Plateaux ou d�une nouba andalouse, tu te d�lectais des m�lodies que tu trouvais raffin�es et sensuelles de Ch�rif Kheddam que tu avais fr�quent�, assid�ment, � Alger comme � Paris. De retour � Alger, tu replongeras dans l�univers de la communication et des m�dias, en devenant journaliste au Soir d�Alg�rie o�, professionnel consciencieux, et efficace, tu seras nomm� directeur de la r�daction. Humain, fraternel et dou�, tu �tais et tu avais, surtout le don de sympathie qui irradiait tous ceux qui t�ont approch� et c�toy�. Et ce n�est pas peu de choses dans un monde o� narcissisme et �go�sme sont �rig�s en vertus. Gr�ce � ta sinc�rit�, ta bont� et ton d�vouement, les rapports humains exprimaient pardon et don de soi. Tu avais terriblement souffert du mal et des avanies de la vie mais, en retour, tu n�avais que pardon. Tu �tais bon jusqu�� la na�vet�. Ce qui est loin d��tre un d�faut, mais une qualit� r�serv�e aux hommes, forts et valeureux : tu �tais de la trempe de ceux qu�on appelle un homme, un �argaz� comme on dit chez nous. Que reste-t-il encore � dire de Allaoua, sinon l��vocation charnelle et douloureuse d�un parcours riche et exemplaire d�un homme humain, fraternel et d�vou� pour son prochain et son pays. Un pays qu�il habillait de ses r�ves de libert� et de lumi�re. Mais faut-il d�sesp�rer des serments de fid�lit� et de loyaut� au sacrifice, au martyr des milliers de victimes comme Allaoua de l�int�grisme islamiste, � un moment o� vos assassins d�hier, enhardis par les professionnels et adeptes de d�tournements du cours de l�histoire, osent sortir de leur tani�re pour venir cracher sur vos tombes.