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A FONDS PERDUS
Peut-on concilier profits et d�mocratie ? Par Ammar Belhimer [email protected]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 28 - 02 - 2006

Les op�rateurs am�ricains de l'internet sont pris entre deux feux. Il y a d'abord la menace d'une nouvelle l�gislation qui les contraindrait � s'�loigner des pouvoirs despotiques, quels que soient les enjeux de march� : le march� local de l'internet est le deuxi�me au monde par le nombre de ses internautes (111 millions). Ce qui n'est rien comparativement aux perspectives � venir.
Il y a ensuite les restrictions qui leur sont impos�es par ces m�mes Etats que Washington consid�re comme �politiquement incorrects�. Le Congr�s am�ricain s'appr�te � ouvrir le d�bat autour d'une proposition de loi d�pos�e par un d�put� r�publicain, Chris Smith, visant � emp�cher les grands acteurs am�ricains de l'internet � coop�rer avec des pays exer�ant leur censure sur les informations en ligne. Baptis� �Global Online Freedom Act of 2006� (en fran�ais l'Acte 2006 pour la libert� mondiale en ligne), ce texte, s'il est adopt�, interdira � tous les op�rateurs am�ricains de coop�rer avec les pays �censurant les contenus mis en ligne sur internet�. Qui a dit que les Am�ricains �taient de pi�tres juristes ? Dans cette classification in�dite dans le droit international, on retrouve la Chine, le Belarus, la Birmanie, Cuba, l'Iran, la Libye et les Maldives. Le texte, qui r�affirme l'importance de fournir des informations sans censure politique, dispose express�ment : �Les groupes technologiques am�ricains op�rant dans des pays � r�gime autoritaire ont le devoir de respecter la D�claration universelle des droits de l'homme.� Il vise �galement � contraindre les soci�t�s � respecter quatre grands crit�res : primo, imposer aux entreprises de localiser leurs serveurs de messagerie �lectronique � l'ext�rieur de march�s jug�s r�pressifs par le secr�tariat d'Etat am�ricain ; secundo, �tablir un code de conduite �l�mentaire pour les entreprises qui ont des activit�s dans ces r�gions ; tertio, d�finir des contr�les � l'exportation sur �certaines technologies� vers les pays qui limitent la libert� d'expression ; quarto, mettre en place �un bureau de la libert� internet au plan international� pour coordonner une strat�gie mondiale. Cette initiative intervient apr�s l'audition des dirigeants de Google, Yahoo, Microsoft et Cisco Systems mercredi 15 f�vrier courant devant un comit� parlementaire am�ricain consacr� aux droits de l'homme. L'autre �cueil que doivent surmonter les op�rateurs vient des pays d'accueil. La d�marche syst�mique emprunt�e � la guerre froide sugg�re de dire que plus on pousse un r�gime ferm� � s'ouvrir aux droits de l'homme et � la libert� de la presse, plus on acc�l�re l'effondrement du syst�me. Jusqu'� la fin des ann�es 90, il semblait ainsi entendu que l'internet sera � terme pour la Chine communiste ce que les accords d'Helsinki ont �t� pour l'ex-Union sovi�tique (notamment leurs dispositions relatives � la troisi�me corbeille, ou droits de l'homme). �Nous sommes intimement convaincus que la pr�sence et l'engagement continus de soci�t�s telles que Yahoo constituent un puissant moteur pour promouvoir l'ouverture et la r�forme�, avait soutenu, en ce sens, Yahoo ! devant le comit� parlementaire. Ainsi, le r�gime n'aurait d'autre choix que de se d�mocratiser sous la pression de la libre information, indispensable au progr�s �conomique d'essence n�o-lib�rale. Le pr�sident Bill Clinton lui-m�me comparait en 2000 les tentatives de la Chine de juguler internet � une vaine tentative de clouer de la g�latine sur un mur. Il ignorait que le fleuron des compagnies am�ricaines finirait par fournir aux autorit�s chinoises les moyens de filtrer le r�seau global, et se plierait aux lois �dict�es par P�kin. Le syst�me de contr�le chinois de l'internet est incomparablement plus fin que l'ancien brouillage des ondes radiophoniques par le KGB. Il reproduit celui qui existe depuis les ann�es 50 dans la presse et l'�dition, o� les directeurs de la r�daction des publications sont responsables de ce qu'ils publient, et optent g�n�ralement pour l'autocensure plut�t que la prison. Ainsi, les fournisseurs d'acc�s, les portails internet, les moteurs de recherche, jusqu'aux caf�s internet (o� le client doit d�cliner son identit�) sont de m�me responsables, politiquement et l�galement, des activit�s de leur client�le. Nul besoin alors d'une cyberpolice g�ante : la surveillance mutuelle suffit. On �value � 40 000 cyberfonctionnaires les effectifs de la cyberpolice � pied d'�uvre pour bloquer les sites g�nants dont la liste est constamment remise � jour. Ces cyberpoliciers ont m�me leurs mascottes, �Jing-Jing� et �Cha- Cha� (litt�ralement : Po-Po et Lice-Lice) et proposent, dans la presse, leurs services r�mun�r�s aux compagnies internet pour les aider � filtrer leur acc�s. La censure devient ainsi une affaire rentable pour la police et l'influent Xuanchuan bu (d�partement de la propagande). Enfin, pour exercer en Chine, les entreprises �trang�res doivent pr�alablement obtenir un agr�ment ICP (Internet Content Provider) � un viatique incontournable. Pris entre l'enclume et le marteau, les op�rateurs jouent la carte du march� et de la croissance � deux chiffres dont ils ne peuvent r�ver dans leurs pays d'origine. Google reconna�t avoir accept� restreindre l'acc�s de son moteur de recherche � une information contr�l�e et censur�e par le gouvernement chinois pour avoir son accord. �Monter une affaire en Chine implique l'autocensure�, soutient cet op�rateur. En effet, le moteur fait figurer au bas de ses pages de r�sultats de recherche une mention signalant que conform�ment aux r�gles chinoises, une partie des contenus Web ne peut �tre montr�e. �En vue d'op�rer en Chine, s'est justifi� un haut responsable du moteur de recherche, nous avons retir� une partie du contenu des recherches disponibles sur notre banque de donn�es Google.cn, en conformit� avec les lois, r�gles et politiques locales.� Ainsi, la plus puissante des entreprises de l'internet, qui d�fie par ailleurs l'administration Bush au nom de la libert� d'expression, a d�cid� de se plier aux exigences du gouvernement chinois... au nom du r�alisme commercial. Elle lance un moteur de recherche chinois qui se veut politiquement correct. La firme californienne assure adopter le m�me comportement qu'en France ou en Allemagne o� elle s'est aussi adapt�e � la loi, en interdisant, par exemple, les sites qui font l'apologie de l'holocauste. La th�se soutenue par Google tient � un dilemme : la censure est, certes, �non conforme � sa mission�, mais estime priver, a contrario, ses clients de toute information �est encore moins conforme� � sa �mission�. Les responsables du moteur de recherche pr�cisent que les surfeurs chinois seront inform�s du filtrage op�r�, et comparent cette mise � l'index massive de donn�es touchant � tous les domaines (politique, histoire, information, religion) au filtrage des sites nazis impos� par la justice en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. L'op�rateur ajoute avoir renonc� � proposer ses services dans le domaine du courrier �lectronique et des blogs, en raison des fourberies de Microsoft et Yahoo qui ont r�cemment fait d�bat. Microsoft a supprim� fin d�cembre le blog de Zhao Jing, un journaliste chinois, car son contenu d�plaisait aux autorit�s. Le blog �tait pourtant enregistr� sur le site international (MSN.com), et non pas chinois (MSN.cn). En 2004, Yahoo ! avait livr� � la police chinoise le courrier �lectronique d'un journaliste critique, Shi Tao, qui a ensuite �t� condamn� � dix ans de prison. Sur les 64 cyberdissidents emprisonn�s de par le monde, 52 sont chinois. �Ne pas se plier � la l�gislation aurait pu entra�ner des poursuites criminelles contre Yahoo ! Chine et m�me des peines de prison contre ses employ�s�, soutient pour sa part Yahoo!, pour expliquer la collaboration du portail internet avec le gouvernement chinois, lui permettant d'identifier et d'arr�ter des cyberdissidents. Yahoo ! appelle � un front commun des principaux acteurs de l'internet, des groupes de m�dias et des autorit�s am�ricaines. Il a publi�, le 12 f�vrier, un document dans ce sens intitul� �Nos convictions en tant que soci�t� internet mondiale�. La d�claration renouvelle le dilemme qu'�prouve l'entreprise dans la mise en �uvre de ses priorit�s : d'une part, augmenter l'acc�s international � l'information et, d'autre part, respecter la l�gislation locale. �Toutes les entreprises am�ricaines et internationales pr�sentes en Chine font face au m�me dilemme pour se conformer � des lois qui manquent de transparence et qui peuvent avoir des cons�quences graves, en contradiction avec nos propres convictions�, peut-on y lire. Les faits sont l�, t�tus : les moteurs de recherche s'autocensurent, jouent aux mouchards et ferment des fen�tres pour s'ouvrir au march� chinois. Dans la pratique, tous les sites comportant des termes d�plaisant au Parti communiste, qu'il s'agisse de �d�mocratie�, �Falungong� (une secte bouddhiste r�prim�e), �ind�pendance de Taiwan�, �dala�-lama�, des noms de dissidents, de tout ce qui peut �corner l'image du pays sont soit expurg�s soit en partie filtr�s. Le quotidien am�ricain Washington Post (�dition du 18 f�vrier courant qu'on peut consulter sur le site du journal) est parvenu � se procurer aupr�s d'un service de blogs chinois une liste de 236 mots-cl�s servant de base aux op�rations de surveillance et de filtrage de l'internet men�es par le gouvernement chinois. Certains de ces termes sont imm�diatement censur�s. Pour les autres, leur utilisation sur un blog est cens�e alerter l'attention de l'h�bergeur ou du fournisseur de services, qui doit v�rifier le contexte dans lequel ces mots ont �t� publi�s et, �ventuellement, prendre les mesures n�cessaires. Sur les 236 termes publi�s par le Washington Post (en anglais), 18 sont � caract�re explicitement pornographique. Pour les autres, il s'agit de noms de personnalit�s c�l�bres pour leur opposition au r�gime, ainsi que d'une longue liste de mots-cl�s li�s � la dissidence (impeach : attaquez, procedures for dismissing an official : proc�dures pour destituer un officiel), ou encore � la politique int�rieure (chief of the finance bureau). Le portail chinois de Microsoft a ainsi bloqu� en juin 2005 les expressions de �d�mocratie�, �libert� et �droits de l'homme� employ�s par des utilisateurs. Selon Reporters sans fronti�res, Google aurait, de son c�t�, prudemment retir� de son moteur chinois la possibilit� de
consulter des �m�dias consid�r�s par P�kin comme subversifs�. Une trentaine de termes sont li�s au mouvement Falun Gong et � ses rapports avec le Parti communiste chinois, tandis que d'autres se r�f�rent � Taiwan ou aux minorit�s religieuses pr�sentes en Chine. Un certain nombre de mots-cl�s abordent le th�me de la censure (cleaning and rectifying Web sites : nettoyer et rectifier des sites Web) ou l'actualit� internationale (Paris riots : �meutes parisiennes, Indonesia). Enfin, Google ne propose pas de service de courrier �lectronique et de blogs, ces sites o� chacun peut s'exprimer librement sous forme de journal intime. La Chine compte d�j� 110 millions d'internautes et va devenir dans un tr�s proche avenir le premier march� mondial de l'internet. Les Google, eBay et autres Yahoo ! sont tous d�cid�s � ne pas laisser cette manne aux seules soci�t�s chinoises dont la croissance s�duit les investisseurs. Le symbole de cette r�ussite est Baidu.com. Cot� au Nasdaq, ce moteur de recherche fond� par le Chinois Robin Li est aujourd'hui le site le plus populaire du pays : 90 millions de personnes naviguent sur son annuaire chaque jour. Certains assurent que Robin Li coop�re aussi avec les autorit�s en ne donnant acc�s � aucune information politiquement sensible, tout en privil�giant les t�l�chargements illicites de nombreux artistes �trangers. Une nouvelle fois, la mythologie d'internet, espace de libert� cens� bouleverser les r�gles et d�ranger les pouvoirs en place, montre ses limites. Chasse le naturel, il revient au galop : la toile est un march� comme les autres. Une seule loi importe alors : la course aux profits.


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