Cette chronique, publi�e le 12 mai 2005, a une histoire particuli�re. Il est 15h ce mercredi 11 mai 2005 lorsque je me mets devant le clavier. Je viens de quitter ma m�re sur son lit de mort et le m�decin m�a dit, d�un air d�sol�, qu�elle ne passera pas la nuit. Je rentre abattu et totalement d�sorient�. Ai-je le courage d��crire apr�s ce que je viens d�apprendre et apr�s avoir vu l��tat de ma m�re ? Ses derni�res paroles intelligibles �taient : �N�oublie pas les pauvres�� J��cris, sans savoir comment, ni pourquoi. J�ai revu ma m�re quelques minutes plus tard. Elle �tait agit�e par des convulsions. Elle s��teindra aux premiers balbutiements de ce jeudi 12 mai et quand la sonnerie du t�l�phone d�chire le silence de la nuit, nous savions tous que le Seigneur venait de rappeler Fatima-Zohra Bouacha dans les vastes prairies o� il n�y a ni riches, ni pauvres et o� elle n�aura plus de mouron � se faire pour les gens qui ne mangent pas � leur faim� Mais pourquoi je vous raconte tout cela ? Peut-�tre pour justifier mon impuissance � produire une nouvelle chronique et expliquer les raisons de cette rediffusion� Quand vient le mois de mai, nos printemps, noy�s jusque-l� dans la brume d�un hiver tra�nard et insolent, ne se raniment que pour subir la ti�de moiteur des �t�s pr�coces. Ces longues parenth�ses faites d�un temps d�sorient�, de ciels d�lav�s et chauff�s � blanc, de brusques orages, sont �galement marqu�es par des temp�tes de sable qui montent jusqu�aux rivages, tra�nant dans leur sillage le spleen insurmontable des intersaisons. Les printemps qui gazouillent et roucoulent � l�ombre des platanes mang�s par la lumi�re crue de mai ne sont plus qu�un souvenir. L�-bas, dans le tendre paysage de l�enfance, �gar�e dans le brouillard de la m�moire, la belle saison continue pourtant de briller comme un phare infatigable. Nous n�en recevons que quelques images qui �clairent ce pr�sent morose et compress� comme un ciel de bourrasque. Mai n�a pas apport� plus de printemps qu�avril ou mars ; juste l��lan audacieux des soleils consum�s dans les matin�es vacillantes ; juste l'enthousiasme d�un vent fatigu�, bomb� de pr�tentions et qui peine � soulever quelques nuages de poussi�re qui bouffent les �tres et les choses et couvrent le sol d�une fine et d�plaisante couche de sable ; juste le bond des c�urs serr�s par l�hiver et qui se lib�rent enfin pour rallumer, � travers les chemins cahoteux de l�adolescence, la flamme chavirante des nouvelles passions. A sa f�te, le printemps est d�faillant. Il y a juste l�affiche, imposante, mont�e sur le fronton des saisons orphelines, qui continue de claquer au vent. Circulez, y a rien � voir. Les gradins sont vides et, sur la sc�ne fouett�e par les vents du large, le rideau demeure inexplicablement ferm�. Le printemps est encore dans sa loge, en train de s�inventer des couleurs dans la fi�vre qui pr�c�de les spectacles, maquill� par un habile artiste qui ne sait plus quoi faire pour redonner beaut� et gr�ce � ce visage d�une p�leur maladive. Le printemps est malade cette ann�e. Il ne jouera pas son r�le habituel. Il sort de la loge, salue le maquilleur et s�en va, par la porte de service, vers son destin. Il n�a l�air de rien. Il est triste comme un hiver, comme une fleur fan�e oubli�e au bord d�une fen�tre donnant sur l�absence, comme un parasol debout sous la pluie, comme l�ombre d�un clown qui a subitement perdu le don de faire rire et qui s�en va dans le silence froid d�un cr�puscule de d�cembre� Le printemps est malade de s��tre trop frott� aux autres saisons. Il est insignifiant comme les �t�s de pacotille qui soufflent une fausse joie de vivre sur les plages d�sertes, comme les soleils de carnaval et la vadrouille des �poques st�riles dans les corridors perdus du temps� Le printemps erre tristement dans les boulevards mal �clair�s du soir. Il ne sait pas o� aller. Il a froid. Blotti contre l�enceinte incolore du th��tre, il regarde avec nostalgie les fen�tres illumin�es de l�immeuble d�en face� Ses habits lac�r�s lui donnent l�air d�un vagabond. Au bord du d�sespoir, il s�accroche pourtant. Il s�est invent� mille r�ves pour ne pas p�rir dans l�accablement. Il regarde la mer et respire. Cela fait un Himalaya de si�cles qu�il existe ce printemps ; et pourtant, il n�a jamais connu une telle tristesse ! Comme un m�tronome, il se l�ve chaque 21 mars pour se coucher un 20 juin ! Et durant ces trois mois, il ne se casse pas trop la t�te pour jouer un r�le appris par c�ur. Tout ce qu�il a � faire, c�est r�veiller la nature et la barbouiller de ce beau vert dont il a le secret. Ensuite, il la pars�me de fleurs qui ont toutes les couleurs de la nature ! Parfois, il se permet m�me d�inventer de nouvelles couleurs, juste pour faire plaisir � l�abeille qui butine, juste pour aider les m�mes de la maternelle � colorer les pages bien grises de leurs premiers carnets, juste pour donner des ailes aux r�ves d�amour� C��tait ainsi le printemps, et plus encore. Mais, aujourd�hui, ces belles couleurs ne durent pas bien longtemps. Le climat a perdu la raison, agress� par les pluies acides et les fum�es nocives qui montent des chemin�es cr��es par l�homme. Le pauvre printemps subit de plein fouet les cons�quences de cette inutile d�bauche d��nergie. Regardez-le, essouffl�, chancelant, ahuri, sur la pente raide qui m�ne vers les soleils embras�s de juin, l��il abattu, scrutant les champs encore verdoyants d�avoir trop bu d�eau ces derniers mois, esp�rant d�celer les parcelles jaunies par la chaleur o� la moissonneuse viendra bient�t faucher l�orge et le bl�. Regardez-le, totalement �puis�, s�appuyant sur la balustrade qui domine le port, r�vant de voyages et d�aventures, mais refusant de s�embarquer dans l�un de ces paquebots de charme� De peur d��tre assassin� par une corporation de tueuses appel�es multinationales, de peur d��tre poignard� dans le dos par la secte des capitalistes sans foi, ni loi qui agressent la nature, transpercent la couche d�ozone, exploitent les ouvriers, font les guerres et dominent le monde ! Il a �t� trahi par ses anciens amis qui ont tout brad� pour quelques dollars ! Tiens, un oiseau bariol� chante encore le printemps ! Sacr� optimiste ! Sa belle chanson monte pourtant de la cage qui lui sert de prison. Mais son printemps � lui est peut-�tre dans son c�ur, l� o� aucune temp�te ne viendra en alt�rer les belles couleurs. Son printemps � lui n�a pas besoin des peintures du ciel et de la nature pour vivre, ni d�hymne grandiloquent pour �tre c�l�br� ; il vit juste l� o� il peut pousser et s��panouir comme un beau r�ve inoxydable ! Et si tu es comme l�oiseau, s�il te reste un peu de place dans ton c�ur pour y loger le printemps, c�est que tu n�es pas perdu ! Les sous, les affaires, les relations, les voyages, les bagnoles, le b�ton, les choses bassement mat�rielles ne peuvent pas tout tuer ! A moins que tu ne sois un servile domestique de ces multinationales qui ach�tent nos �mes et colonisent nos esprits avec leur nouvelle invention nomm�e �mondialisation � ! Je les vois grossir les rangs des beaux mod�les de l��conomie de march� en marche ! Je les vois rafler les march�s et marcher � pas serr�s vers leur soleil, un astre bien terne qui ne ressemble � rien� Alors, l�ami, si vraiment t�as de la place encore, invite le printemps � te refaire, toi qui as besoin d�un bon coup de soleil pour ne plus oublier la voisine qui souffre, le quidam qui te tend la main, les amis lointains qui ont besoin de toi, la famille qui esp�re te voir� Toi, l�ami, qui crois dompter le temps, r�veille le printemps au fin fond de toi-m�me pour te pousser � aimer ton prochain, � soutenir le malade, � aider l�orphelin, � secourir ceux qui attendent un geste de cet Etat qui, depuis une �ternit�, promet le paradis et ne donne que l�enfer ! Toi, l�ami, qui crois �tre le plus fort, tu n�as que quelques ann�es ou quelques d�cennies � vivre ! Le temps t�a d�j� condamn� avant que tu naisses ! Il ne t�a enfant� que pour te reprendre plus tard, aussi nu et d�pourvu de biens qu�� ta naissance ! Alors, laisse le printemps �clater en toi comme un torrent de bien� Laisse la bont� papillonner en toi et tire sur la haine, l�avidit�, et l�indiff�rence. Et si tu n�as rien compris, va, cours derri�re la vie. Empoche le fric, trahis la veuve et l�orphelin, encha�ne les innocents, opprime les faibles. Tu seras comme ce mois de mai qui court � sa perte, une vulgaire parenth�se entre le vide et le n�ant, un rien, un minuscule grain de sable dans la grosse temp�te de vent qui souffle au lointain� Va, cours � ta perte toi aussi� M. F. P. S. : Je d�die cette chronique � la maman de Mohamed Benchicou � ainsi qu�� toutes les mamans d�Alg�rie �, en lui souhaitant longue vie et beaucoup de bonheur � partager avec son fils ch�ri, qui sera lib�r� le 14 juin prochain.