Mourad tente de lutter contre l�insomnie en buvant un grand verre de lait. Il est deux heures du matin et il ne s�explique pas son angoisse. Ce ne sera pas le premier ministre � ni le dernier � qu�il conna�tra demain. Il serait grand temps qu�il s�endorme, pour pouvoir accueillir le nouveau ma�tre des lieux. Il se tourne, se retourne dans son lit et trouve enfin le sommeil en inventoriant tous les ministres qui furent nomm�s � la t�te du secteur depuis vingt-six ans. Apr�s tout, compter les moutons ou les ministres, quelle diff�rence ? Il en d�nombre quatorze. Il y a eu ceux qui perduraient quelque peu, puis vint la p�riode de ceux qui ne duraient pas. Ceux-l� passaient sans m�me qu�on se souvienne de leurs noms et de ce qu�ils avaient fait. Celui qui sera remplac� demain aura eu une vie minist�rielle de treize mois, tout comme son pr�d�cesseur. A chaque changement, Mourad est heureux de voir l��quipe de l�ancien embarqu�e dans les bagages de celui-ci et la nouvelle arriver. Certes, Mourad n�avait pas amass� de dipl�mes, n�avait pas fr�quent� l�universit�, mais il avait t�t appris alors qu�il n��tait qu�agent du personnel, � g�rer les caract�res, les humeurs de ses chefs hi�rarchiques directs d�abord, de ses ministres ensuite. C�est alors qu�au fil des ans, ses qualit�s de fonctionnaire travailleur et comp�tent �taient reconnues. Lui, savait qu�il n��tait ni l�un ni l�autre, au fil des ans il avait surtout appris qu�il lui fallait avoir une longue cuill�re pour pouvoir manger � l��cuelle du diable. Pour grimper et durer, il avait appris � acqu�rir des r�flexes pavloviens, comme celui de courber le corps devant ses sup�rieurs. Et tant pis pour les lumbagos ! Ou encore d�accrocher un sourire artificiel en toute circonstance, parler pour ne rien dire en r�union et parler surtout le dernier. On n�est jamais assez prudent. Ne jamais montrer qu�on est pein� par le d�part d�un ministre en pr�sence de son rempla�ant. Faute impardonnable ! Au fil des ans aussi, Mourad sans se fatiguer, sans travailler avait alors grimp� les �chelons gr�ce � sa formule magique �bien s�r, monsieur le ministre. Vous avez raison, monsieur le ministre�. C�est facile, cela ne co�te rien et pr�munit son homme de toutes les temp�tes. Un jour, il y a de cela longtemps, un des directeurs du personnel, l�avait invit� � assister � une r�union pr�sid�e par le quatri�me ministre. Mourad avait �t� brillant. Depuis, son bienfaiteur a �t� remplac� par un autre, qui a �t� remerci� � son tour. Mourad continue � assister � toutes les r�unions. Un des ministres lui avait m�me demand� une fois de l�accompagner au Palais du gouvernement pour un Conseil interminist�riel. Personne ne sait que Walid, l�universitaire bard� de dipl�mes, est l�auteur de tous les rapports et comptes-rendus. Mourad r�p�te tr�s souvent � son �concepteur�, �gratte-papier� qu�il se doit de remercier le ciel de ne pas �tre un dipl�m� au ch�mage comme tant d�autres. Mourad aime � r�p�ter sur un ton rude et m�prisant � ses subordonn�s et collaborateurs : �Heureusement que je suis l�. Que feriez-vous sans moi ?� lui, la m�moire du minist�re, lui l�indispensable Mourad. Lorsque le ministre le convoque, il change de ton et l�onctuosit� de sa voix le rend d�embl�e sympathique. Ce serviteur administratif mall�able et corv�able a un grand nez creux qui enlaidit un peu plus son visage. Mais il lui est tr�s utile : Mourad sait flairer d�o� vient le vent et il a fait sien l�adage : �Selon le vent, la voile�. Lorsqu�il a affaire � un sup�rieur fougueux, d�sireux de secouer le cocotier, il l�enserre dans des proc�dures interminables. Mourad est un fid�le observateur du r�glement, des textes l�gislatifs, de la virgule et du point. Il promet, promet encore et encore et ne bouge pas. Lui rappelle-t-on ses engagements ? Il r�pond �gal � lui-m�me : �Rassurez monsieur le ministre, je n�ai gu�re oubli�, mais les circonstances actuelles ne sont pas favorables � la r�alisation du projet. Et puis il y a eu ce gros dossier urgent � g�rer, mais surtout, soyez sans crainte, d�ici peu je vous remettrai les propositions.� Lui fixe-t-on un d�lai ? Il r�pond imperturbable : �Bien s�r, monsieur le ministre, ce sera fait�. Mourad a parfaitement appris � calmer les ministres imp�tueux, les obs�d�s du travail, les infatigables � la t�che. Ne jamais bouger est le secret de sa long�vit�. Il sait aussi d�tourner l�attention, divertir. Il ne dit jamais : �Je ne sais pas.� Il encourage la cr�ativit� de ses collaborateurs, puis fier de lui, il pr�sente �son� id�e au ministre en pr�cisant qu�il s�agit d�une modeste contribution � laquelle il a travaill� toute la nuit et qu�il serait heureux de conna�tre l�appr�ciation de son chef. Prudent, Mourad ne le fait pas syst�matiquement, mais seulement avec les ministres qui aiment les initiatives. Il n�y en a eu que deux. Avec tous les autres il a endoss� l�uniforme de la copie conforme et ne s�en plaint pas du tout. Lorsqu�un de ses collaborateurs ou subordonn�s lui pose une question dont il ignore la r�ponse, il ne dit jamais : �Je ne sais pas�. Il dit : �Mais enfin monsieur, comment une personne intelligente comme vous me pose une telle question et ne sache pas r�soudre un probl�me aussi simple que celui-ci ?�. Lorsqu�il sent que l�un d�entre eux nourrit des ambitions, il propose au ministre de le nommer conseiller. Peu importe o�, peu importe de quoi. Conseiller est un poste qui convient � tous les fonctionnaires quelle que soit leur comp�tence. Mourad ne laissera jamais une t�te d�passer la sienne. Lui s�est appuy� sur les autres pour grimper davantage. Il a march� sur les corps de ses bienfaiteurs pour se grandir toujours plus haut. Et ce n�est pas fini. Un jour il terminera au cabinet du ministre. Il en a fait le serment � son �pouse, � ses enfants et il le fera, dit-il. Et puis Mourad a d�sormais un r�seau de relations auxquelles il ne manque jamais d�exprimer sa consternation lorsqu�un deuil les frappe. Le sp�cialiste de la n�crologie au minist�re c�est lui. Lorsqu�un des ministres avait perdu sa m�re, il s��tait dit atterr� et s��tait offert un immense placard publicitaire aux frais du minist�re. Peut-on se dire chagrin� lorsqu�on n�a jamais connu la m�re de son sup�rieur hi�rarchique ? Quelle question stupide ! La maternelle, on n�en a cure, c�est son fils qu�il faut conqu�rir et peu � peu sans que personne s�en �tonne au minist�re, Mourad prit l�habitude de faire publier des messages en son nom personnel. Il �tait s�r qu�on le remercierait. Lorsque le (ou la) d�c�d� (�e) �tait enterr� � Alger, il chargeait son �pouse d�assister aux obs�ques. D�abord, intimid�e, celle-ci prit l�habitude de s�acquitter avec z�le et comp�tence de sa mission. �Une bonne �pouse doit aider son mari�, se dit-elle. Si seulement sa fille ou son fils �pousait le rejeton d�un ministre, lui-m�me alli� � ... parent de .....! pour ne pas d�plaire � ses ministres successifs Mourad ne s�est pas seulement content� de dire �ana�m sidi el ouazir�, il a aussi fum� les m�mes cigarettes qu�eux, cherch� � conna�tre leurs centres d�int�r�t, leurs hobbys. Par exemple, il d�teste le football, mais n�a jamais manqu� un match lorsqu�il d�couvrit que l�un de ses ministres �tait un passionn� de ce sport et avait m�me �t� joueur dans un club. Approbateur, docile, Mourad a fait carri�re. Une carri�re fulgurante. C�est que �ana�m sidi el ouazir� m�ne loin, tr�s loin. Lui dit-on que le ministre est de l�Est ? Il se trouve aussit�t un acte de naissance d�un anc�tre. A celui-ci, il cachera qu�il est du centre, � l�autre il dira que l�Ouest est la plus belle r�gion de l�Alg�rie et le creuset des comp�tences. Mourad n�est plus une girouette. Il est le vent. Il souffle dans la direction qu�il veut. Pour quelles raisons est-il ce soir si angoiss� ? �l g�rera son quatorzi�me ministre comme tous les autres avec ses formules magiques. Le lendemain, fourbu par sa nuit quasiment sans sommeil, il n�en laisse rien para�tre et se montre le premier � l�accueil. Le nouveau est jeune, il a la r�putation d��tre travailleur et comp�tent. Mourad ne le craint pas. �Il passera comme les autres ...�, se dit-il. Mourad se parle toujours � lui-m�me. Il ne confie rien aux autres et n�a aucun ami. Il ne re�oit aucun coll�gue et ne rend visite � aucun d�entre eux. Prudence ! Prudence ... L�apr�s-midi, le nouveau ministre le convoque. Il le questionne, lui demande de lui pr�senter sa direction. Lorsqu�il termine, son chef hi�rarchique lui fait part de ses intentions, de ce qu�il entend faire. Mourad r�pond m�caniquement : �Bien entendu ana�m, bien s�r�. Le ministre lui dit : �Vous savez monsieur, je me m�fie de ceux qui opinent toujours de la t�te. Ce sont ceux qui emp�chent les choses de bouger. Quinze jours apr�s, Walid a �t� promu directeur g�n�ral en remplacement de Mourad. Celui-ci est dans son bureau, il lit la presse, consomme caf�s et cigarettes sans arr�t. Mourad est seul, bien seul, mais il ne d�sesp�re pas. Il attend son heure pour redire au prochain responsable du secteur �ana�m sidi el ouazir�. Heure apr�s heure, jour apr�s jour, dans son morne bureau, il attend, il attend ... il est patient, il attend.