Je sais que mon reportage d�plaira � mon directeur de la r�daction. En vingt ans de collaboration, je suis incapable de me souvenir des dossiers censur�s ou �interdits d�antenne� tant il sont nombreux. Le sujet �sp�cial 8 Mars�, que j�ai choisi, ne sera pas de son go�t. Je l�entends me dire : �Enfin Farida, aurais-tu perdu la raison ? Tu sais ce qui nous attend en haut : je serai vir�e, tu le seras aussi, sans oublier le cam�raman, le technicien du son. Que t�ontils fait ceux-l� ? Oublierais-tu que ce sont des p�res de famille ? Non seulement je suis une inconsciente qui crois pouvoir braver �le haut�, mais je suis aussi coupable de vouloir transformer les travailleurs de la nation, tranquilles et sans histoires, en ch�meurs. Ma conscience ne supporterait pas cette lourde charge. Est-ce pour cela que j�ai c�d� � chaque fois ? Est-ce parce que ma pr�tendue t�m�rit� de journaliste-reporter n�a jamais �t� au-del� de la provocation vite r�prim�e ? Une banale joute oratoire avec mon chef avec une suggestion et une r�ponse sans appel : �J�ai un excellent sujet sur les rescap�s du s�isme de 2003.� Il visionne et dit : �Tu oublies ! Change de th�me !� Est-ce parce que mon m�tier est ma vie, ma passion et que moi aussi je ne veux pas perdre mon job ? Pourtant en ce 8 mars 2007, je jure que je ne renoncerai pas. Je sais qu�aujourd�hui, je serai inond�e de roses offertes par mes coll�gues hommes. Tous me diront �bonne f�te�. Mon chef me �lib�rera� l�apr�s-midi pour que j�aille courir apr�s les salons culinaires, les d�fil�s de mode et les salons de beaut�. Face � ses fourneaux ou relook�e, telle est la �femme printani�re� invent�e par ceux � et ils sont nombreux � qui promettent ce �grand� jour, d��tre courtois, gentils, affectueux, galants, c�est vraiment sympathique qu�ils nous aient r�serv� une demi-journ�e et qu�ils soient parvenus comme le disait r�cemment un journaliste (1) � nous fourguer entre la Journ�e de l�arbre, celle de l�eau ou celle du sida. Ne leur demandez surtout pas pour quelles raisons des Am�ricaines ont manifest� un certain 8 mars. Ils l�ignorent et puis cessons d��tre capricieuses et caract�rielles : ils s�efforcent de ravaler leur col�re, rangent leurs poings dans les poches de leurs vestes, ne hurlent pas le 8 mars. N�est-ce pas appr�ciable ? Comment ne pas mesurer ma chance � sa juste valeur ? Une journ�e, une demi-journ�e sur 365 jours quelle �chaaaaaaaaance !� Citoyenne et majeure une demi-journ�e. Sous-citoyenne et mineur 364 jours quelle �chaaaaaaaaance !� Ce 8 mars 2007, ce dont je suis convaincue c�est que je parlerai de yemma Keltoum. Elle passera � l�antenne et parlera. �Ce sera la premi�re fois, m�a-t-elle dit, que je m�exprimerai � la t�l�vision.� Ce sera ce 8 mars ou jamais. Yemma Keltoum ne s�invente pas, et ne se raconte pas. J�informe mon directeur. � Pour le sp�cial �8 Mars�, j�ai r�alis� un reportage sur l��pouse d�un chahid et m�re de policier assassin� par le terrorisme islamiste. Je garde secr�tes les v�ritables raisons pour lesquelles je lui donne la parole. � C�est une bonne id�e car je dis toujours � mes deux filles que l�Alg�rienne est tr�s courageuse et qu�elles doivent tout � leurs a�n�es. Mais attention Farida, c�t� terrorisme tu n��gratignes pas la r�conciliation nationale ! Ce serait formidable que ton h�ro�ne dise par exemple qu�elle pardonne. J�acquiesce de la t�te. �Tout ce que tu voudras mon chef, tu seras surpris par le r�sultat�, ai-je envie de lui dire. J�ai rencontr� yemma Keltoum gr�ce � une citoyenne qui m�a fait parvenir une email : �Si vous voulez vraiment parler des femmes le 8 mars, je vous invite � venir rendre visite � une famille au lieu...� Au lieu-dit �Carri�re Jobert� entre Zeghara et Bab- El-Oued, je p�n�tre � l�int�rieur d�une grotte ? d�une roche ? d�un igloo ? Que doisje dire ? La pi�ce o� je me tiens avec les membres de la famille de yemma Keltoum est mal �clair�e. Je prends place sur un matelas pos� � m�me le sol. Ils sont huit � vivre ici : yemma Keltoum continue malgr� son �ge avanc� � faire des m�nages pour nourrir les jumeaux, enfants du policier qu�il n�a pas connus. �Ils sont n�s apr�s son assassinat�, me dit la veuve. Une fille divorc�e et sa petite fille ainsi que deux jeunes gens ch�meurs vivent eux aussi du maigre salaire de yemma Keltoum. Les autorit�s sontelles inform�es ? �J�ai d�pos� plus de cinquante dossiers pour �tre log�e. On ne m�a jamais r�pondu. Ma belle-fille a eu le capital d�c�s on lui avait promis de la loger et puis plus rien.� Deux portraits c�te � c�te sont pos�s sur une planche sur�lev�e. �Tu vois le p�re et le fils et en retour la mis�re et un trou � rats !� me dit-elle.� Elle ajoute : �Heureusement que je fais des m�nages et que la petite pension d��pouse de chahid me fait vivre.� Yemma Keltoum se souvient : elle cachait les armes, ravitaillait les combattants, elle me raconte l�assassinat de Si Amar son �poux. Les militaires fran�ais me l�ont balanc� devant la porte, j�ai pouss� un youyou. Mon a�n�e n��tait qu�une enfant. Mes gar�ons avaient six ans, quatre ans et trois ans. Yemma Keltoum est fi�re de son pass�. Elle me dit : �Tu vois ma fille, dans ma famille, il n�y a pas de faux moudjahidine, mais nous n�avons jamais go�t� aux fruits de l�ind�pendance. Et lorsque mon fils Ahmed est devenu policier, j�ai cru que notre calvaire prendrait fin. J��tais bien na�ve. Mon benjamin n��tait qu�un petit, un tout petit. Un jour le maire lui a dit : �Tu n�es pas le seul enfant de chahid, il y en a des milliers et tu crois que je vais te loger parce que tu es enfant de chahid.� On m�a dit que le p�re de ce maire fait partie des faux moudjahidine ! Et puis mon enfant a �t� assassin� et j�ai bien cru que je ne survivrais pas. Mais j�avais des responsabilit�s : ma belle-fille, mes adorables petits-enfants, mes fils et ma fille. Comment les abandonner ? Je ne me bats plus pour le logement. J�essaie chaque jour de permettre � ma famille de survivre, car nous n�avons jamais su ce qu��tait la vie. Ce qu�est l�Alg�rie ind�pendante. Et avec tout cela ils veulent qu�on pardonne aux assassins de nos enfants. Normal ma fille, ils n�ont pas �t� touch�s et ce ne sont pas leur prog�niture, leurs gendres ou leurs fils qui ont �t� tu�s. Tu sais ce que l�on dit n�est-ce pas chez nous ? �Ne ressent la br�lure de la braise que celui qui pose le pied dessus.� Le cam�raman fait de gros plans de yemma Keltoum, elle parle, parle sans s�arr�ter. Au moment de nous s�parer elle me dit : �C�est s�r que je vais passer � la t�l�vision ?� � C�est l�unique chose dont je suis convaincue ce 8 Mars 2007, lui dis-je. Elle ne me r�pond pas. Sans doute n�a-t-elle jamais eu entendu parler du 8 Mars. Je ne remettrai probablement plus les pieds au studio de la l�ENTV apr�s ce 8 mars consacr� � yemma Keltoum. Mais gr�ce � elle j�existe enfin sans les roses obs�quieuses et les �bonne f�te� hypocrites des messieurs. Merci yemma Keltoum. L. A. 1) M. Ma�mar Farah Le Soir d�Alg�rie 3 mars 2007. NB. : A mon adorable m�re qui m�a appris � me battre et � exister sans le 8 Mars, je ne lui ferai pas l�offense de lui dire �bonne f�te� mais merci. Merci maman d�avoir fait de tes deux filles ce que nous sommes. Toi qui n�as jamais eu besoin d�une journ�e sp�ciale pour �tre en avance sur ton �poque et ta g�n�ration. Toi qui nous as appris tol�rance et respect d�autrui.