A quoi ressemble l'�crivain d'un pays qui a peur d'un livre ? A Anouar Benmalek. Il a la jubilation int�rieure du courtisan de lumi�re et le d�senchantement visible, � peine contenu, de l'�claireur �conduit, boud� par sa terre, asservie aux trop longues nuits de l'histoire. Il n'en laissait pourtant rien para�tre ce matin-l� au Salon du livre de Paris o� je le rencontrai entre deux d�dicaces, comme si cet intime d�sarroi avait fini, � son tour, par n'�tre qu'une solitude de plus parmi celles qui accompagnent, dans mon pays, les courtisans de lumi�re. Comment sortir de la nuit sans forcer les portes sacr�es qui verrouillent les vieux tunnels noirs de nos peuples ? C'est le cri de Anouar Benmalek dans � Maria, cri �touff� par toutes sortes de vigiles qui veillent, dans mon pays, sur les portes sacr�es du mensonge, de l'hypocrisie, de l'ignorance, de l'ali�nation et de la servitude, ces portes massives, regardons bien, qui n'en finissent pas de se refermer sur nos enfants. Les cerb�res de l'imposture ont d�cr�t� blasph�me le hurlement ultime de ce peuple musulman et m�diterran�en d�poss�d� de tout, de ses r�ves de grandeur et de sa foi nourrici�re dans l'avenir, pouss� aux exils pour fausser compagnie � la d�cadence, ou aux indignit�s pour �chapper au prix de l'honneur. Un rugissement aux accents morisques qui secoue toujours, dans mon pays, les bidonvilles d'Alger et qui n'en finit pas de d�chirer les fourberies des puissants. Qu'y peut-on si ce cri extr�me est sorti de la poitrine d'une femme r�volt�e ? Ce sont des poitrines assez conscientes du malheur pour avoir le cran de le combattre, des poitrines de nos femmes, que sont souvent sorties les vraies interpellations de l'histoire. Alors Maria, A�cha, fille de l'incertain, symbole d'un peuple �gar�, se reconnut les droits de lancer cette irr�v�rence d�sesp�r�e contre les portes sacr�es du silence et de la fourberie. Catholique et musulmane, esclave et insoumise, r�sign�e et fugitive, pieuse et catin, elle finit par savoir ce qu'elle �tait vraiment : une m�re r�solue, par une sorte d'impi�t� salutaire, � �pargner � son fils le destin des peuples �gar�s. Plus que d'un blasph�me envers le Cr�ateur, on a en fait accus� Anouar Benmalek de sacril�ge envers les impostures de ce bas monde. D'avoir tent� d'en ouvrir les portes sacr�es par l'arme de la d�mesure, cette cl� indomptable qu'offre la litt�rature aux courtisans de lumi�re. Je lisais, ce matin-l�, dans les yeux d'Anouar, l'infinie perplexit� des serruriers solitaires face aux obscurit�s qui se cachent derri�re les portes du mensonge. Et en l'�coutant parler, je laisse germer dans mon esprit une question tra�tresse : � quoi pense un gouvernement qui a peur d'un livre ? Sans doute � faire, encore et toujours, la chasse � la lumi�re. A s'abandonner aux t�n�bres. Et � l'abdication devant l'Inquisition. Derri�re les autodaf�s se profilent toujours d'incroyables trahisons et d'inattendues capitulations devant les pyromanes. �a ne rate pas : j'apprends que le m�me pouvoir alg�rien qui interdit aux journalistes de se r�unir � Tizi- Ouzou et aux associations de victimes du terrorisme de se r�unir � Alger, le m�me pouvoir ouvre les bras � quinze mouvements islamistes, dont les Fr�res musulmans �gyptiens, venus d�battre, � Sidi- Fredj sur la nuit derri�re les portes sacr�es, � travers un th�me d'actualit� : �Les islamistes et la participation au pouvoir.� La veille, un des plus anciens chefs patriotes, le moudjahid Gharbi Mohamed Tounsi, �tait condamn� � vie pour avoir ripost� aux provocations d'un terroriste repenti. Il y a, dans cette d�rive politique, comme une perversion naturelle qui guette tout r�gime pourchassant ses hommes de plume. On commence par interdire Anouar Benmalek, on finit par accueillir les assaillants de Naguib Mafouz. L'inquisition devient comme un ciment des forfaitures politiques. Un pacte inavouable semble lier les censeurs alg�riens de � Maria et les pers�cuteurs �gyptiens de Awl�d h�ratin� (Les fils de la m�dina), critique implacable des nouveaux messies arabes, r�cit incisif sur la vie d�un quartier cairote o� chacun des habitants repr�sente un proph�te de la Bible que Mahfouz d�crit comme des individus m�diocres et vaniteux, incapables d�am�liorer la vie des habitants. Les deux romans, fictions all�goriques sur les d�sillusions arabes, furent tous les deux jug�s blasph�matoires par les courants int�gristes, cerb�res des portes de la nuit, ceux-l� m�mes qui se rencontrent aujourd'hui � Sidi-Fredj, avant que les gouvernements alg�rien et �gyptien ne d�cident � leur tour de les interdire. Mais alors, jusqu'o� irait la conjuration des proph�tes d�mystifi�s par la plume, jusqu'o� irait un gouvernement qui a peur d'un livre ? Nous aurions tort de m�sestimer les effets politiques de la censure et de l'inquisition. En plus d'�tre le ciment des forfaitures politiques, elles ont toujours annonc� de funestes d�rives autoritaires. L'Allemagne hitl�rienne fut pr�c�d�e par les autodaf�s nazis de 1933 qui, � Berlin, Br�me, Dresde, Munich ou Nuremberg, condamn�rent au feu les ouvrages de Bertolt Brecht, d'Alfred D�blin, de Sigmund Freud, d'Heinrich Mann, de Karl Marx, de Carl von Ossietzky ou d'Arnold Zweig, pour ne citer que ceux-l�. Nous n'en sommes, dira-t-on, plus l�. Sans doute. Mais le couteau, lui, est toujours l� et Awl�d h�ratin� a failli co�ter sa vie � Naguib Mahfouz, trente-cinq ans plus tard, quand deux fanatiques islamistes de al Jama'a al Islameya le poignard�rent devant son domicile, en octobre 1994. Le Nobel de litt�rature surv�cut miraculeusement � une mise � mort programm�e mais s'il y perdit l'usage de sa main droite, il ne perdit pas la foi de l'�crivain r�solu. �L��criture est ma�tresse : elle agit sur la culture et sur les civilisations�, r�pondait-il aux journalistes venus l'interroger sur son lit d'h�pital au lendemain de l'agression. C'est pourquoi, me suis-je dit en quittant Anouar Benmalek, les dictatures auront toujours peur d'un livre. C'est-�-dire d'une d�raisonnable petite lumi�re qui viendrait � s'aventurer dans les opacit�s du pouvoir et que nous avons, � jamais, l'obligation d'agiter au coeur des t�n�bres.