Il y a quelques jours, mon ami Amar Belkhodja, ancien correspondant de presse � Tiaret et qui, depuis, s�est sp�cialis� dans la r�daction d�ouvrages historiques, rappelait, � juste titre, qu�Albert Camus n�avait jamais �t� un ami de la R�volution alg�rienne. Dans un article truff� de r�f�rences et de t�moignages authentifi�s, Amar prouvait plut�t le contraire. Le fils de Mondovi (actuellement Dr�an, dans la wilaya d�El Tarf), issu d�une famille modeste, �tait un partisan affirm� de l�Alg�rie fran�aise. Cela est �tabli une fois pour toutes. Lorsque la R�volution �clate, en novembre 1954, il ne manifeste aucun int�r�t pour ce qu�il consid�re comme des actions isol�es, �uvre d�extr�mistes auxquels il voue une aversion que partageaient tous les pieds-noirs de l��poque. Qu�ils soient riches ou pauvres, de droite ou de gauche, ces derniers avaient ressenti les attaques de la toussaint 1954 comme une menace pour leur paix, leur s�curit� et la stabilit� de la soci�t� dans laquelle ils vivaient. En fait, ces descendants de colons, ramass�s dans toute l�Europe et envoy�s pour d�fricher un pays �habit� par des sauvages� ont �t� �lev�s avec l�id�e de la grande �uvre �mancipatrice de la colonisation. Or, non seulement l�Alg�rie d�avant 1930 avait une �conomie prosp�re et �quilibr�e et une vie sociale et culturelle �panouie, mais ce fut plut�t la colonisation, � travers ses premiers g�n�raux sanguinaires, qui installa la sauvagerie � l��tat pur : leurs t�moignages �crits nous permettent aujourd�hui d��tablir la gravit� d�une r�pression marqu�e par les pires exactions, une ��uvre� que nous pouvons consid�rer comme l�un des pires g�nocides du XIXe si�cle ! Pour ceux que l�on appelait les �Fran�ais d�Alg�rie� des ann�es cinquante, install�s dans de belles villes taill�es sur mesure pour eux, b�n�ficiant d�un niveau de vie parmi les plus �lev�s en Afrique, la population autochtone ne pouvait �tre qu�une classe de seconde zone, capable de fournir une main-d��uvre bon march� pour le bon fonctionnement de l��conomie coloniale, quand elle n��tait pas utilis�e comme chair � canon dans des guerres qui ne la concernaient pas. Le journaliste Albert Camus dont on nous dit qu�il avait consacr� sa carri�re de jeune reporter alg�rois � s�apitoyer sur la mis�re des autochtones dans ses reportages, avait peut-�tre la sensibilit� � fleur de peau et ne pouvait certainement pas supporter autant d�injustice. Mais, lorsque le baroud des hommes libres secoua les djebels, il choisit son camp sans h�sitation : �Entre ma m�re et la justice, je choisis ma m�re�, avait-il d�clar� clairement, mettant un terme � toutes les supputations. Plus tard, �crivain reconnu mondialement, il continuera sur la m�me voie et n��prouvera aucune g�ne � rester en marge du formidable mouvement de solidarit� qui mobilisera les plus grandes plumes de l�Hexagone. En ces auteurs, cr�me de l�intelligentsia fran�aise, la R�volution alg�rienne trouvera aide et soutien et relais pr�cieux pour drainer davantage de solidarit� internationale. Albert Camus ne sera pas parmi eux. Le pied-noir ne veut pas changer de camp ! Rappeler ces v�rit�s historiques pour mettre un terme � l�amalgame et aux manipulations ne doit pas nous emp�cher de donner sa juste place � l��crivain Albert Camus dans le panth�on de la litt�rature fran�aise ou francophone. L�homme a consid�r�, � un moment pr�cis de l�histoire mouvement�e de sa communaut�, qu�il ne pouvait pas trahir les siens. La suite de cette m�me histoire, � laquelle il n�assistera pas puisqu�il meurt avant l�ind�pendance, a r�tabli le peuple alg�rien dans ses droits, gr�ce aux sacrifices supr�mes et aux pires souffrances de ses enfants. Maintenant, ce serait encore plus injuste de ne pas reconna�tre l�immense talent de cet �crivain g�nial qui a produit une �uvre monumentale, celle qui tr�ne au premier rang des cr�ations litt�raires francophones du XXe si�cle et qui restera comme le meilleur t�moignage des grandes interrogations existentielles n�es au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l �Etranger. Ayant perdu son p�re dans la bataille de Verdun (guerre 14-18) alors qu�il �tait b�b�, Albert Camus sera �branl� par cet �v�nement. Le second conflit mondial qui avait install� l�horreur au c�ur du continent europ�en finira par l��c�urer, faisant appara�tre chez lui des doutes amers et des r�flexions teint�es de pessimisme sur la condition humaine et le sens de la vie. L�Etranger refl�te l�atmosph�re de cette �poque d�incertitudes sur l�avenir de l�humanit� apr�s deux guerres particuli�rement �prouvantes. Cette esp�ce d�angoisse collective est perceptible d�s les premi�res lignes du roman, cr�ant un sentiment de malaise chez le lecteur. La soci�t� moderne qu�enfantait p�niblement cette tumultueuse �poque, et au-del� de la grande joie provoqu�e par la Lib�ration, ne savait pas au juste de quoi le lendemain allait �tre fait. Le mouvement litt�raire nouveau, qui essayait de coller � ces pr�occupations existentielles, finira par accoucher l�absurde, � d�faut d�une solution dialectique aux grands questionnements qui traversaient la soci�t�. Dans l�Etranger, l�auteur prom�ne un personnage d�une modernit� troublante, un homme en rupture totale avec le pass�, rejetant tout l�h�ritage moral qui avait marqu� ses pr�d�cesseurs pour proposer une autre mani�re de voir le monde. Ce gars, anonyme employ� de bureau sans ambition, frappe les imaginations en �oubliant� de pleurer � la mort de sa m�re et de montrer le moindre signe de chagrin. Meursault, c�est son nom ou son pr�nom, �tonne avant de choquer. Cependant, le consid�rer comme amoral ne correspond pas � la v�ritable image qu�il offre dans son comportement de tous les jours puisqu�il �vite d��tre hypocrite et qu�il a une tendance maladive de dire la v�rit�, m�me quand cela le dessert. Camus dresse le portrait de l�homme moderne, insensible, �gocentrique, d�tach� et indiff�rent, mais jamais calculateur, jamais menteur. D�ailleurs, au cours de son proc�s, il ne fera rien pour se d�fendre, assistant en simple spectateur � sa mise � mort. Pire, lorsqu�il sera interrog�, il prot�gera son ami et, en continuant � dire la v�rit�, s�enfoncera aux yeux du jury. Incapable de mentir, m�me pour �chapper � la potence, il nous offre l�image du martyr de la v�rit� qui se sacrifie pour sauver la soci�t�. Camus nous brosse le tableau d�un �tre humain ambigu, comme l��poque qu�il vit, et qui va � sa propre mort sans aucun regret, ni peur, comme si elle �tait une d�livrance pour lui. Il nous propose de d�crypter un autre message : cet homme gagne sa libert� en allant jusqu�au bout de la v�rit�, en refusant l�hypocrisie et le mensonge. Appara�t alors la vraie dimension de la le�on qu�il nous glisse : au-del� du d�sespoir que l�on peut percevoir � la fin du roman, il faut lire en grandes lettres majuscules l�Espoir de b�tir le monde autrement, en suivant le chemin de Meursault, en ayant le courage de r�sister aux pressions de la soci�t� et � la morale hypocrite de la majorit�, pour aller jusqu�au bout de la vraie libert� ; la libert� absolue. Mais, cette qu�te de libert� ignore les conditions et les justes revendications des Autres, ces marginaux vivant au ban de la soci�t� bienheureuse et prosp�re des colons, ces affreux, sales et m�chants qui croupissaient dans les bidonvilles. Et lorsque Meursault tue l�Arabe venu venger sa s�ur, frapp�e par son amant Raymond � ami du h�ros �, il n�a m�me pas conscience de la gravit� de son crime puisqu�il expliquera son geste par �le soleil et la lumi�re� qui l�avaient �bloui. Rien que pour �a, quatre balles de revolver sont tir�es de sang froid sur un type qui ne m�rite m�me pas son statut d�Alg�rien : un simple Arabe� Meursault avait la libert� du colon qui pouvait tuer impun�ment un Arabe ! Il sera condamn� � mort, non pas pour ce crime, mais plut�t pour ne pas avoir pleur� � la mort de sa m�re ! Que repr�sente la vie d�un Alg�rien pour un tribunal pr�occup� par un crime plus grave : celui d�un homme qui a os� perdre ses larmes ? Pourtant, ces indig�nes au regard haineux, ces fr�res �voyous� qui viennent venger l�honneur de leur s�ur, seront tellement pouss�s dans leurs derniers retranchements, tellement ignor�s, d�shumanis�s, appauvris, r�duits � l�ignorance et � l�arri�ration ; tellement exploit�s et r�prim�s qu�ils se r�veilleront pour arracher, dans le sang et la douleur, une part de leur libert� spoli�e. Dommage que Camus n�ait pas compris leur message et qu�il ait choisi le confort de sa communaut� au grand appel de la libert� des peuples, dans cette Afrique meurtrie et toujours rebelle � laquelle il restera, malheureusement, �tranger�