II y a cinquante ans, le 4 janvier 1960, Albert Camus faisait route de Lourmarin, village situé dans le sud de la France, vers Paris. A une centaine de kilomètres de Paris, la voiture dans laquelle il avait pris place, fit une embardée et s'écrasa contre un platane. Albert Camus fut tué sur le coup. On retrouva, dans sa serviette, les feuilles manuscrites d'une œuvre qu'il avait intitulée Le Premier homme, œuvre dont il avait commencé la rédaction et qu'il laissa inachevée. Dans les dernières pages de ce manuscrit, se trouve un texte, d'une vingtaine de lignes, qu'Albert Camus avait écrit, peu auparavant, sur l'avenir de l'Algérie tel qu'il le souhaitait. Ce texte est le tout dernier que Camus ait écrit sur l'Algérie. C'est ce texte que je me propose de vous présenter. Il demeure peu connu parce que Le Premier homme n'a été publié qu'en 1994, soit 34 ans après la mort d'Albert Camus, et que ce texte difficile n'a guère été commenté jusqu'à ce jour (du moins à ma connaissance). Je vous rappelle qu'Albert Camus est un écrivain français, né en Algérie, d'une famille très modeste puisque son père était ouvrier caviste sur une exploitation coloniale. Ce dernier fut mobilisé en août 1914, et dès septembre de la même année, il fut mortellement blessé à la bataille de la Marne. Il mourut peu après. Son fils, Albert, avait moins d'un an, c'est dire qu'il n'a pas connu son père. Dès la mobilisation de son mari, son épouse, Catherine Sintès, d'origine espagnole, était venue s'installer à Alger, chez sa propre mère, dans un appartement situé d'abord au 17 de l'ex-rue de Lyon, puis au 93 de la même rue, dans le quartier de Belcourt. La mère d'Albert Camus ne sait ni lire ni écrire, une maladie de jeunesse l'a rendue sourde et l'a empêchée d'être normalement scolarisée. Elle fit courageusement des ménages chez les autres pour faire vivre sa famille. Albert Camus eut, dès son enfance et durant toute sa vie, une grande admiration pour le courage de sa mère, qui surmontait, sans jamais se plaindre, le lourd handicap de sa surdité, tout en faisant de pénibles journées comme femme de ménage chez les autres. Albert fut scolarisé à l'école communale de son quartier, puis au lycée d'Alger. Il poursuivit ensuite des études à l'université d'Alger où il obtint une licence, puis un diplôme d'études supérieures de philosophie. Plus tard, en une quinzaine d'années, de 1942 à 1956, Albert Camus publia une série d'ouvrages qui lui valurent de recevoir, en octobre 1957, le prix Nobel de littérature. Comme je viens de le dire, il mourut accidentellement le 4 janvier 1960. Il venait d'avoir 46 ans. Vous le savez, sans doute, la position tenue par Albert Camus, concernant l'avenir de l'Algérie, a évolué. Durant les années 1935-1937, inscrit au parti communiste, il soutint l'Etoile Nord-africaine, organisation nationaliste qui militait en faveur de l'indépendance de l'Algérie (cf. AC-JG, 180). Mais plus tard, en 1958, il publia Actuelles III, Chroniques algériennes, ouvrage dans lequel il refuse l'avènement d'une telle indépendance. Il craint que celle-ci ne provoque le départ des Français qui, à ses yeux, étaient, eux aussi, et au sens fort du terme, des « indigènes » (IV, 389), et qui, à ce titre, devaient avoir le droit de demeurer en Algérie. Il craint aussi que le FLN n'installe en Algérie un régime totalitaire, imposant un parti unique et supprimant la liberté d'expression, liberté à laquelle Camus était très attaché. Cependant, doutant de lui, il disait : « Je peux me tromper ou juger mal d'un drame qui me touche de trop près. » (IV, 305). Durant l'année 1959, la situation en Algérie évolua, ce qui provoqua une évolution de la position de Camus sur l'avenir de l'Algérie. En effet, l'opiniâtreté de la lutte des Algériens pour leur indépendance conduisit le général de Gaulle à proposer, en septembre 1959, une sortie de la guerre par le recours à l'autodétermination du peuple algérien. L'avenir politique de l'Algérie sera déterminé par le choix des Algériens eux-mêmes. Albert Camus prit acte des perspectives nouvelles que ce recours à l'autodétermination ouvrait pour l'Algérie. En effet, il apparut, dès cette date, que les Algériens choisiraient l'indépendance de leur pays. Camus accepta cette perspective, en ce sens, du moins, que dans son dernier écrit sur l'avenir de l'Algérie, il ne s'oppose plus à cette éventualité. C'est ce qui apparaît dans ce texte que je vais, à présent, vous présenter, texte dans lequel Camus dit, aussi, son espoir que l'Algérie nouvelle soit édifiée en faveur des plus pauvres. Camus attachait une grande importance à ce texte puisqu'il le fit précéder du mot : Fin. Il estimait, sans doute, qu'il pourrait servir de conclusion à l'œuvre dont il avait commencé la rédaction et qu'il avait intitulée Le Premier homme. Je vous en donne à présent la lecture en la fractionnant en quatre parties. Première partie Fin. « Rendez la terre, la terre qui n'est à personne. Rendez la terre qui n'est ni à vendre ni à acheter (oui et le Christ n'a jamais débarqué en Algérie puisque même les moines y avaient propriété et concessions). » (IV, 944). A première lecture, ces lignes ne sont guère compréhensibles. Elles se présentent comme une sommation : « Rendez la terre, la terre qui n'est à personne. » Mais on ne sait pas qui est celui qui parle, ni de quelle terre il parle. On peut penser, et la suite du texte le confirmera, que celui qui parle n'est autre qu'Albert Camus lui-même. De même, on peut penser que la terre dont il parle n'est autre que la terre algérienne, comme, également, la suite du texte le confirmera. A qui faut-il la rendre ? On ne le sait pas. Mais, là encore, la suite dira qu'il faut la rendre aux pauvres. A qui s'adresse cette sommation de rendre la terre ? Elle ne peut s'adresser qu'à ceux qui, en 1959, en détenaient une part sans en avoir le droit, puisqu'on exige d'eux qu'ils la rendent. Camus doit faire allusion, ici, au fait que la terre algérienne a été jadis injustement conquise par les armes et qu'elle a été ensuite confisquée pour être donnée à des colons venus d'ailleurs. L'injuste spoliation initiale perdure, de sorte que beaucoup de ceux qui, en 1959, s'en disaient les propriétaires, l'avaient acquise et la détenaient de façon injuste. Ils devaient donc la rendre. La suite immédiate du texte confirme cette interprétation, car elle fait allusion à la façon illégitime dont des terres algériennes ont été données en concession, notamment à des moines. Nous savons que des moines trappistes venus de France reçurent, en 1843, une concession de 1000 hectares près de Staouéli, pour y fonder un monastère (voir Charles André Julien, Histoire de l'Algérie contemporaine 1827- 1871, PUF, 1964, p. 243). C'est à cet événement que Camus fait allusion quand il écrit : « Même les moines y avaient propriété et concessions. » Les autochtones musulmans qui vivaient sur ces 1000 hectares en perdirent la propriété ou l'usage. Certains durent partir, tandis que d'autres devinrent des travailleurs au service des moines, pour la mise en valeur d'une terre qui ne leur appartenait plus et qui devint le domaine de la Trappe. (Comme vous le savez, peut-être, ces moines trappistes quittèrent l'Algérie en 1904, leur domaine devint celui de Borgeaud, puis, après l'Indépendance, il devint le Domaine Bouchaoui, tandis que le vin produit sur ce domaine continue d'être dénommé « Vin fin de la Trappe »). Que veut dire Camus quand il ajoute : « Oui et le Christ n'a jamais débarqué en Algérie ? » Il veut dire que le Christ n'y a pas débarqué avec les moines qui se disaient ses représentants. Il n'a pas débarqué avec eux, car, selon Camus, le Christ aurait refusé de prendre part à une telle spoliation. Se disant non-chrétien, Camus avait, cependant, une grande estime pour la personne de Jésus. Pourquoi, toujours selon Camus, la terre algérienne « n'est à personne ? » Pourquoi n'est-elle « ni à vendre ni à acheter ? » C'est parce qu'à ses yeux, la terre algérienne est un espace de beauté et de lumière. Espace qui en raison, précisément, de sa beauté et de sa lumière n'appartient en propre à personne. Camus note qu'en Algérie : « La mer et le soleil ne coûtent rien » (I, 32). En effet, la splendeur d'un coucher de soleil sur la mer ne coûte rien. Elle n'appartient à personne en particulier, car elle est donnée à tous. Pour Albert Camus, je le cite : « Tout ce que la vie a de bon, de mystérieux (...) ne s'achète et ne s'achètera jamais. » (IV, 910). Or, par sa lumière et par sa beauté, la terre algérienne fait partie, à ses yeux, de ce qui est bon, de mystérieux et donc de ce qui ne s'achète et ne s'achètera jamais. Elle fait naître en ceux qui y vivent des sentiments d'émerveillement et d'amour, comme autant de dons que cette terre offre gratuitement. Nous pouvons à présent relire cette première partie. C'est Albert Camus qui parle. Il s'adresse à tous ceux qui, venus d'ailleurs, détenaient (en 1959) une part de la terre algérienne. Cette terre avait été, jadis, conquise injustement par les armes, en sorte qu'elle était, aujourd'hui encore, détenue injustement par certains Français, qui s'en disaient les propriétaires. Elle n'est ni à vendre ni à acheter, car, pour Camus, la valeur de la terre algérienne n'est pas, d'abord, sa valeur marchande. Elle est d'être comme elle l'a été été pour lui : « La terre du bonheur de l'énergie et de la création. » (IV, 379). En effet, par sa beauté et sa lumière, cette terre fait naître du bonheur en ceux qui y vivent, de plus, elle leur donne le désir et, donc, l'énergie de faire de leur vie quelque chose de beau, qui soit en harmonie avec la beauté de cette terre. L'allusion aux moines, qui ont reçu une concession de 1000 hectares dans la région de Staouéli, permet à Camus d'exprimer son indignation : « Même des moines ont participé à cette injuste spoliation ! Mais le Christ n'a pas débarqué avec eux en Algérie, car, lui le juste, n'aurait pas participé à une telle injustice. » Deuxième partie Et il s'écria, regardant sa mère, et puis les autres : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres, à ceux qui n'ont rien et qui sont si pauvres qu'ils n'ont même jamais désiré avoir et posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays, l'immense troupe des misérables, la plupart Arabes, et quelques-uns Français et qui vivent ou survivent ici par obstination et endurance, dans le seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres, donnez-leur la terre comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés. » De façon inattendue, nous apprenons que la mère d'Albert Camus ainsi que d'autres personnes aussi pauvres qu'elle sont présentes auprès de Camus. En effet, c'est en les regardant qu'il renouvelle sa sommation : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres. » Or, Camus était en France quand, peu avant sa mort, il rédigea ce texte. A cette date, sa mère se trouvait en Algérie ainsi que « les autres » qui sont à ses côtés. Ces personnes ne sont donc pas présentes physiquement près de lui, elles sont présentes dans sa pensée. C'est en les regardant, c'est-à-dire en pensant à elles, qu'il renouvelle son appel à rendre la terre et qu'il explicite sa pensée en déclarant qu'il faut la rendre aux pauvres. Qui sont ces pauvres ? Pour Camus, ce ne sont pas les mendiants assis sur les trottoirs de nos rues (même si eux aussi ont droit à notre attention). Les pauvres dont il parle sont des travailleurs courageux, peu payés, telle sa mère qui faisait des ménages pour faire vivre les siens. Les pauvres dont il s'agit sont, écrit-il, « l'immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques-uns français qui vivent ou survivent (en Algérie) par obstination et endurance. » Des hommes des femmes qui vivent ou survivent ainsi, Camus en a côtoyés dès son enfance, notamment il a vu sa mère. A son sujet, il écrit qu'elle endurait la dure journée de travail au service des autres, lavant les parquets à genoux, ignorante, obstinée. » (cf., IV, 775). Des hommes, des femmes, qui vivent ou survivent par obstination et endurance, Camus en a rencontrés également en Kabylie, région où il se rendit en mai 1939. Il y découvrit, selon ses propres termes, « des hommes courageux, une des populations les plus fières et des plus humaines en ce monde » (IV, 328 et 336). « Lorsque, dans certains villages, les ressources en grains étaient épuisées, les gens survivaient, en se nourrissant d'herbes, de racines et de tiges de chardon » (cf. IV, 309). Et, il en était sans doute ainsi en d'autres régions d'Algérie qui connaissaient, à la même date, des situations semblables. Selon notre texte, ce sont ces êtres courageux et misérables qui ont le droit de posséder la terre algérienne. Ils ont ce droit, précisément, parce qu'ils sont pauvres et courageux. Il faut la leur donner, écrit Camus, « comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés ». Selon le dictionnaire Le Robert, est sacré ce qui est digne d'un respect absolu. C'est bien ce sens qu'il convient de donner ici au mot « sacré ». Les pauvres qui, en Algérie, vivent ou survivent par endurance et obstination sont sacrés, c'est-à-dire dignes de notre respect absolu. Nous pouvons même nous humilier devant eux, car ils sont plus courageux que nous. Albert Camus écrivait en 1958 : « Dans le secret de mon cœur, je ne me sens d'humilité que devant les vies les plus pauvres ou les grandes aventures de l'esprit. » (1,35). Avec tous ceux de son milieu familial et social, Albert Camus jugeait que le courage était « la vertu principale de l'homme » (IV, 841-2). Ayant partagé, dans son enfance, la pauvreté de sa famille, Camus reconnaissait la valeur humaine de ceux qui, avec courage et comme les siens, assumaient les situations difficiles qui étaient les leurs. Après avoir reçu le prix Nobel, qui est la plus haute distinction à laquelle un écrivain puisse prétendre, Camus se disait certain « d'être moins que le plus humble, et rien en tout cas auprès de sa mère », laquelle n'était rien aux yeux du monde (IV, 910). Dans ce texte, la terre algérienne est reconnue également comme sacrée et donc digne de notre respect absolu. En quel sens l'est-elle ? Avant tout en ce sens qu'elle a été pour Camus, ce qu'elle peut être pour d'autres : « La terre du bonheur, de l'énergie et de la création » (IV, 3). Camus a reconnu que, dans son enfance, il avait été élevé dans le spectacle de la beauté qui était sa seule richesse et qu'il avait commencé par la plénitude (cf. III, 609). Cette terre a éveillé en lui, comme elle peut l'éveiller en d'autres, l'amour et l'admiration ainsi que l'énergie. L'énergie, c'est-à-dire le désir et la volonté de faire de sa vie quelque chose de beau qui soit en harmonie avec la beauté de cette terre. (A suivre) (*) Conférence à la Maison diocésaine d'Alger, le vendredi 8 janvier 2010 (à l'occasion du cinquantième anniversaire de la mort d'Albert Camus) Références des citations : Les sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page de la citation, renvoient aux ouvrages suivants : 1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la Pléiade, tome l, 1931-1944. II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, 'Bibliothèque de la Pléiade', tome II, 1944-1948. III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1949-1956. IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1957-1959. AC-JG A. Camus Jean Grenier, Correspondance 1932 -1960, Gallimard, 1981. Todd Olivier Todd, Albert Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd, 1996.