Heureuse de retrouver son amie, Nejwa ignorait que sa joie serait g�ch�e d�s qu�elle franchirait le seuil d�un des immeubles de la rue Didouche-Mourad. Un de ces grands ensembles alg�rois � deux ailes, dont les occupants peuvent �tre fiers. La minuterie et l�ascenseur fonctionnent, les bo�tes aux lettres ne sont pas �ventr�es, les escaliers sont propres, le portail d�entr�e demeure ferm� de jour comme de nuit. Ces locataires et propri�taires, ont �chapp� miraculeusement au vandalisme rural qui a investi la capitale depuis quarante-cinq ans (45). Des destructeurs qui ont retir� � Alger ses couronnes de jasmin et d�oranger et l�ont coiff�e d�orties. Sit�t entr�e � l�int�rieur de l�immeuble, Nejwa remarque que celui-ci habituellement silencieux, tranquille, discret, est particuli�rement anim� en cette matin�e du 11 juillet 2007. Un groupe de femmes, jeunes et entre deux �ges, se trouve au milieu du hall du rez-de-chauss�e. Elles portent encore leurs chemises de nuit ou pyjamas, sur lesquels elles ont nou� un tablier de cuisine crasseux. Les cheveux �bouriff�s, les yeux exorbit�s, elles hurlent, elles vitup�rent et Nejwa devine rapidement qu�il ne s�agit pas de conversation entre voisines mais bel et bien de cr�page de chignons. Elle baisse la t�te feignant de ne rien voir, et de ne pas entendre les insultes et vulgarit�s des unes et des autres qui auraient fait rougir un charretier. Son probl�me du moment est d�acc�der � l�ascenseur. Une des femmes est adoss�e � la porte. Inutile de la d�ranger, ce serait l�occasion de se retrouver m�l�e � la bagarre ! Elle tente sans attirer leur attention, de les contourner et de grimper les escaliers. En ce laps de temps tr�s court, elle entend un cri strident, hyst�rique. Une fausse blonde, � la voix caverneuse, qui vocif�re plus que les autres, vient de d�cocher un coup de pied � sa �ch�re voisine�. Soudain la bagarre se g�n�ralise, des adolescents � peine sortis de l�enfance, arme blanche � la main, viennent �pauler leurs m�res et prendre leur dose de violence quotidienne, sans doute les maris et les fr�res prendront-ils le relais � leur retour � la maison. Chaque chose en son temps. Puis lorsque �A�d El Fitr�, sonnera � nos portes, tout ce monde s�embrassera, s�enlacera jusqu�au prochain �pisode ! Nejwa est au second �tage. Elle presse le pas pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Une fois de plus, elle constate que rien absolument rien, ne peut la lier � ces femmes-l�, ses �compatriotes�. Mais pour quelles raisons doit-elle les subir ? Subir leur comportement et propos obsc�nes ? Certes, c�est par pur hasard qu�elle a eu � vivre ce spectacle d�sesp�rant et affligeant. Ces femmes l� existent mais elle ne les fr�quente pas, car dans sa famille, �lever la voix n�est pas un signe de distinction. Il n�est m�me pas question d�imaginer une petite querelle entre fr�res et s�urs orn�e de grossi�ret�s (cela n�existe pas cependant c�est trop souvent que ce �pur hasard� se r�p�te : dans la rue entre automobilistes, au guichet d�une administration, devant une �cole ou un lyc�e � l�heure de la sortie. Ch�rubins et adolescents s�essaient � la bagarre tandis que leurs camarades se d�lectent et les encouragent. Nejwa arrive enfin au quatri�me �tage. Avant de sonner, une question lui traverse l�esprit : �Au fait, se dit-elle, cette agressivit� collective qui nous est impos�e, ab�me-t-elle nos nerfs, notre c�ur, nos intestins, notre cerveau, notre vue, notre ou�e ? Sans doute, tout cela � la fois? Quant � nos rep�res, et � nos valeurs, combien de temps parviendrons-nous � les garder ?� Nejwa remarque la mine d�faite de Nassima son amie. Serait-elle malade, contrari�e ? Elle ne tarde pas � le savoir. - Tu as appris ce qui s�est pass� � Lakhdaria ? Nejwa r�pond n�gativement de la t�te. - Un campement militaire a �t� attaqu� par un kamikaze. Il y a des morts et de nombreux bless�s. A croire qu�on ne se d�barrassera jamais de ces chiens ! Il est � peine onze heures, elles avaient projet� de d�jeuner dehors. Elles annulent leur projet. Impossible de faire comme si rien ne s��tait pass�. Nassima pr�cise que parmi les victimes, sept d�entre elles prenaient la quille dans une semaine. Nejwa n�ose m�me pas �voquer la bagarre d�en bas. D�risoire face au carnage de Lakhdaria ! Elle prend cong� de son amie une heure apr�s son arriv�e. Il est midi, l�immeuble est redevenu silencieux, au volant de sa voiture, Nejwa maudit cette matin�e du 11 juillet et se dit que la violence, cette compagne au quotidien, impose ses normes et ses lois : �Plus violent que�� �moins violent�� �banal�� �d�risoire�� �anodin�. Encore heureux que nous puissions avoir des sentiments et demeurer humains !� se dit-elle. �Une journ�e comme celle-ci vous d�sarticule, vous d�shumanise�, se r�p�te-t-elle. Plut�t que de rejoindre son domicile, elle d�cide de se recueillir sur la tombe de son �poux. En longeant la longue all�e ombrag�e, elle croise un jeune homme portant barbe et kamis. Il tient par la main une fillette �g�e de trois ans � peine. Elle pleure. Il lui porte un coup du revers de la main sur la bouche. �Tais-toi, sinon je vais t��gorger aujourd�hui� (�nadhabhek�). Nejwa n�en peut plus d��tre �maltrait�e� depuis ce matin. �Vous �tes en effet capable de l��gorger puisque vous l�avez fait � des nourrissons. Mais si vous la frappez encore j�appelle la police�, dit-elle � l�homme. � C�est ma fille et je la frappe si je le d�cide. Cela ne vous concerne pas. � D�trompez-vous, cela me regarde parce que vous vous acharnez contre un �tre sans d�fense. Nejwa n�a pas �lev� la voix mais celle-ci est glaciale. Ses col�res de plus en plus froides l�effraient elle-m�me. L�enfant cesse de pleurer. L�homme baisse la t�te. Il continue son chemin. Nejwa sait qu�il recommencera sit�t qu�elle ne sera plus dans son champ de vision. Elle se recueille durant de longues heures sur la tombe de celui qui donnait un sens � son existence. Des envies meurtri�res s�emparent de tout son corps lorsqu�elle pense aux bourreaux pardonn�s et lib�r�s. Si l�un d�eux �tait l� devant elle en ce moment devant cette tombe o� repose l�une de leurs victimes, elle serait parfaitement capable de� Elle se d�cide � partir et se dit que la violente �polic�e� �ma�tris�e� n�attend que l�occasion pour s�exprimer. La haine la nourrit, le temps la maintient et la renforce. Elle aussi est devenue la compagne de tous les jours, de toutes les nuits, de Nejwa. Ceux qui n�ont pas connu ce drame ignorent tout de cette torture. Voil� pourquoi ils se permettent de pardonner. Il est quatorze heures, Nejwa n�a plus envie de manger. Elle est �puis�e par cette matin�e et cette journ�e du 11 juillet 2007.