J�ai saisi trop tard son regard. Trop l�ger, trop furtif et cependant suffisamment parlant pour intriguer. Avec, dedans, un quelque chose qui vous fait douter et am�ne la question dans votre t�te : il m�a bien regard�. Je fais quelques pas puis, � l�abri d�un arbre, je l�ai observ�. Oui, il regardait les passants. Le muezzin allait bient�t appeler � la pri�re du couchant et l�air restait, pourtant, lumineux. Il avait choisi cette place contre le mur, en face d�un arbre, entre un caf� et la porte d�un vieil immeuble de l��poque coloniale, sur l�art�re principale d�El Biar, celle-l� m�me qu�on appelait �la route du Sahel quand ce quartier fermait Alger et ouvrait sur la campagne et l��levage des vaches laiti�res. Il avait, visiblement, d�pass� les soixante-cinq ans, la moustache et les cheveux tout blancs, la barbe � peine perceptible, la veste de son bleu de Chine, un �Anti-Cher� propre, le col de la chemise ouvert sur un cou rouge, puissant, br�l� par le soleil. Malgr� son �ge, il d�gageait encore une impression de force, d�un corps encore musculeux, solide, trapu, d�un homme qui n�a pas rechign� � la t�che et � la d�pense physique. Il avait d�pos� � ses c�t�s un sac en plastique rempli de choses ind�finissables comme s�il avait froiss�, � l�int�rieur, des bouts de journaux ou d�autres sacs de plastique. J�ai tri� ma monnaie pour en isoler une pi�ce de cent dinars. Je suis retourn� sur mes pas de fa�on � passer inaper�u, puis repris le chemin pour repasser devant lui. Arriv� � sa hauteur, j�ai accroch� son regard l�obligeant � me fixer puis sans d�tour, lui ai pos� la question : �As-tu besoin de quelque chose ?� �Non.� Sa r�ponse �tait faible, � peine audible, �tonnante de faiblesse pour sa carrure. Je lui ai tendu la pi�ce qu�il a refus�e d�un petit geste de la t�te, trop petit pour �tre de l�indignit�. Je lui ai pos� la pi�ce sur la cuisse. Oui, sur la cuisse ; j�ai oubli� de vous dire qu�il s��tait assis sur son talon gauche genou � terre. Je savais que ce soir, il pleurerait sa dignit� perdue. Je savais que je l�ai forc� � accepter ce geste qui vous fait passer du statut d�homme � l�indignit� du mendiant. Mais je savais aussi que cet homme portait dans son regard le vertige de la premi�re honte du d�classement et que, pour ce soir, il n�avait rien � emmener � la maison. Je n�avais pas de lutte � lui proposer et ne supportais pas que ce soir, ce soir pr�cis�ment, ce soir d�j�, il montre � ses gosses le visage de sa d�faite sociale dans la guerre que m�ne le lib�ralisme du gouvernement � tous les travailleurs, � tous les pauvres.