En hommage � Bela�d Ahmed, grand journaliste et doyen de la corporation, disparu il y a quelques jours, voici, republi�, ce texte paru dans les �mots du jeudi�, le 13 novembre 2003. C��tait une journ�e transparente, claire comme l�eau du large sous le soleil naissant. Une journ�e alg�roise tiss�e dans la magie de ces matins lumineux accost�s comme un bateau fant�me sur les quais d�serts du port. Un matin qui monte comme un hymne venu du lointain dans le rouge et or des cieux flamboyants, comme une chanson que l�on conna�t par c�ur et qui ressemble � toutes les chansons d�amour, comme le vol des mouettes pourchassant les chalutiers ; beau comme le jour qu�il enfante d�licatement, paisiblement dans l�irr�el �clat de la grande avenue bord�e de platanes. Un matin bonheur, un matin de bien-�tre et de ravissement, qui commence par un caf� cr�me et un croissant � la terrasse du Palma ou de la Rotonde, � l�heure o� les camions municipaux rafra�chissent les boulevards comme pour chasser les derniers lambeaux d�obscurit� qui tra�nent encore sur les hauteurs de Bouzar�ah. D�autres, plus traditionnels, pr�f�rent les beignets chauds ou �khefaf� servis par ces rois matinaux de la p�te, g�n�ralement venus de Gafsa ou de Djerba. Ces matins sont un moment de ravissement d�une grande beaut�, aussi bien ext�rieure qu�int�rieure. Ext�rieure, car la ville se pr�sente telle qu�elle est, sans la cohorte de badauds qui lui conf�rent cette apparence de ruche n�ayant aucune personnalit� et sans ces longues et monotones colonnes de v�hicules qui empoisonnent l�atmosph�re et provoquent un vacarme tonitruant. A ce moment-l�, la ville se d�couvre telle qu�elle est. On se surprend � appr�cier le d�tail d�un portique, le charme discret de ces bustes en marbre soutenant les balcons, la gr�ce d�su�te de ces vo�tes sous lesquelles on passe mille fois chaque jour sans en relever les lignes magiques, le myst�re des porches discr�tes et l'incomparable �l�gance des arcades. Int�rieure parce que ces moments de paix et de s�r�nit� sont un rem�de efficient contre le stress de la grande ville. Seul ou avec des amis, attabl� dans un caf� ou d�ambulant dans les rues d�sertes, on profite de ces moments de qui�tude pour laisser son esprit enfourcher les vagues d�une r�flexion philosophique qui nous d�tache des choses bassement mat�rielles de la vie quotidienne. Je le revois encore comme s�il �tait l�, � c�t� de moi, l�air pensif, sirotant calmement son caf� tout en tirant profond�ment sur sa cigarette. De temps � autre, il avait un geste machinal pour arranger ses lunettes qui lui tombaient sur le nez. Pour quelques semaines, il avait d�cid� de nous accompagner dans l�aventure matinale d� Horizons, quotidien du soir � grand tirage (350 000 exemplaires/jour). L�essentiel de notre boulot se faisait de bon matin, entre cinq et neuf heures ; il y avait les pages d�actualit� � confectionner, la derni�re et la Une � pr�parer et il fallait tout boucler avant dix heures pour que le journal soit dans les kiosques aux environs de midi. Nous profitions de cette pausecaf� pour discuter sur les sujets importants du jour, la mani�re de les pr�senter et s�il y a lieu de les commenter. Il y avait g�n�ralement l� Fouad, Mohammed Bederina, Ch�rif Chemseddine et Hocine Mezali avec sa machine � �crire portable. Et il y avait aussi exceptionnellement pour quelques semaines, le grand, l�unique, l�in�narrable Bela�d Ahmed, le doyen des journalistes alg�riens dont on me dit qu�il est actuellement malade et auquel je souhaite un prompt r�tablissement avec l�espoir de pouvoir relire un jour l�un de ses succulents �crits! Bela�d Ahmed, je l�ai connu en rentrant � El Moudjahid. Il �tait r�dacteur en chef et occupait, au fond du couloir, le petit bureau qui accueillit par la suite la r�daction r�gionale, un endroit strat�gique qui permettait une surveillance attentive des entr�es et sorties des journalistes. Sid-Ahmed portait des bretelles comme les r�dacteurs en chef des films de ma jeunesse : il avait de grosses lunettes comme eux et sa fa�on de vous engueuler suite � un ratage, semblait sortir tout droit d�une pellicule en noir et blanc. Peu de gens connaissent le pass� prestigieux de cet homme de presse qui a toujours gard� la t�te haute et ne s�est jamais abaiss� � faire des concessions. Face aux changements des humeurs et des hommes, il a r�pondu par la constance de son professionnalisme et lui, qui �tait d�j� directeur d�un quotidien � l�ind�pendance ( An Nasr), aurait pu aspirer aux postes les plus prestigieux s�il avait �pous� une autre carri�re. �Le journalisme m�ne � tout, � condition d�en sortir �� Aux honneurs �ph�m�res des gloires politiques et aux notori�t�s temporaires des postes de responsabilit� dans l�administration, il a choisi le rude chemin de la presse, la laborieuse pente qui ne m�ne pas forc�ment vers le haut. Journaliste dans l��me, il a tiss� les toiles d�une information s�rieuse que la limite impos�e par le syst�me du parti unique n�emp�chait pas d��tre cr�dible. Courageux, il a �t� d�mis de ses fonctions deux fois pour des articles qui n�avaient pas plu. A Constantine, parlant du FLN, il avait os� faire para�tre un �ditorial intitul� : �Il faut balayer devant sa propre porte.� C��tait en 1963. Le lendemain, il fut invit� � quitter les lieux. Dans les ann�es soixante-dix, et malgr� tous nos efforts pour l�en dissuader, il pondit le fameux : �Ce qui est fondamental et ce qui n�est pas fondamental� qui lui valut le m�me sort ! Il se retrouvera � chaque fois simple journaliste, ne croyant qu�en sa plume pour red�marrer encore et encore, refaire les premiers pas sur la pente qui ne m�ne nulle part, heureux d��crire, ivre des effluves du plomb qui montaient de l�atelier, so�l� par la cadence de la grosse machine qui pondait les journaux par dizaines de milliers. Et c�est ainsi qu�il se retrouvera sp�cialiste des questions �nerg�tiques � l��poque du grand embargo p�trolier arabe. Pour l�histoire, il a �t� �kidnapp� � avec les autres d�l�gations par Carlos et sa bande lors de l�attaque du si�ge de l�Opep � Vienne. Il se retrouvera dans l�avion pirat� qui volait vers�Alger ! Son reportage sur l�affaire fit sensation. J�en garde un bout dans ma m�moire, lorsqu�il d�crit l�irruption des terroristes dans la salle de r�union. Il disait � peu pr�s ceci (ce n�est pas du mot � mot) : �Dans la pr�cipitation, tout le monde s�aplatit sous les si�ges. Ministres et d�l�gu�s. Les petits drapeaux des pays membres de l�Opep, d�pos�s sur la table, chancel�rent et tomb�rent un � un. De mon coin, couch� comme tous les autres, je suivais le fanion alg�rien. Il chancelle. Tombera ? Tombera pas ? Finalement, il resta debout. Le seul.� Bela�d Ahmed m�a guid� dans les d�dales de la cit� inconnue pour m�en faire conna�tre les myst�rieux rites nocturnes et de cette �poque mouvement�e et riche en rencontres de tout genre, je garde le souvenir de femmes et d�hommes d�un niveau intellectuel exceptionnel, faune d�artistes et de philosophes errant dans les labyrinthes de la cit� pour faire �talage de leurs talents et �changer leurs exp�riences. Dans le magma des discussions intellectuelles sans fin, au confluent des courants id�ologiques contradictoires qui secouaient l��poque, il y avait une valeur qui gardait intacte sa cotation au march� du c�ur : l�amiti�. Cette amiti� sinc�re qui na�t d�une rencontre d�sint�ress�e et d�une fid�lit� � toute �preuve. Qu�en reste-t-il aujourd�hui? Dans le souk actuel du trabendisme politique, tant de ferveur pour les sentiments humains, tant d��motion face aux choses de la vraie vie, tant de passion pour les rencontres et les �changes, appara�tront � beaucoup bien na�ves. Assur�ment, pour cette nouvelle faune, la construction de la �baraque� avec piscine et tout le tralala petit bourgeois sont l��pine dorsale de la r�flexion quotidienne et le principal sujet de pr�occupation. Minables rejetons d�un syst�me pourri jusqu�� l�os, ils b�tissent leur notori�t� sur ces biens mat�riels qu�ils acqui�rent � tout prix. Ils ach�tent les plus belles encyclop�dies pour orner des biblioth�ques qui ne serviront � rien. Juste la frime� Alger la tromperie, Alger des escroqueries, Alger des m�as-tu vu ; non, Sid-Ahmed, ce n�est pas cette Alger-l� que tu m�as montr�e. Tu m�as guid� dans les rues d�une autre ville, haute comme l�honneur, grande comme la dignit�, belle comme l�amour. Alger des petites gens, de la solidarit�, des p�cheurs, des artistes en bleu de Chine, heureux de vivre dans la plus belle ville du monde. Alger des petits matins succulents de la P�cherie et des cr�pusculaires savoureux de la Madrague somnolente au milieu de ses embarcations. Alger des escapades nocturnes vers Sidi-Fredj la d�bonnaire malgr� son air de marina somptueuse et Z�ralda la festive o� la mer ressemble � un po�me� Il n�y avait pas encore de grande bouffe � Staou�li et nous avions le boulevard scintillant de Fort-de- L�eau pour nous enivrer de toutes les sensations� Merci pour tant et tant de belles choses, Sid-Ahmed, doyen des journalistes alg�riens, superbement ignor� par son pays et ses ministres de l�information. On m�a dit que tu ne sors plus beaucoup de ton appartement du centre-ville. Mais au fond, cela importe peu parce que je sais que dans ta t�te remplie de souvenirs, il y a comme un formidable feu d�artifice, c�est le spectacle d�Alger sous le soleil �ternel de la fraternit�. C�est cette Alger-l� qui vit au fond de nos c�urs. Ma�mar FARAH (13 novembre 2003, in �Les mots du jeudi�, tome 1)