En 1995, des enseignants titulaires avaient d�sert� les �coles de ce tout petit lieu situ� sur la ligne de la mort qui allait de Larba� � Blida en passant par Meftah, Bougara, Sidi Moussa, Souma�. Vous vous souvenez de cette ligne qui comprend la localit� de Ra�s au pied des monts de Blida entre Bougara et Souma�), de Taba�net, de Ouled Allal que l�arm�e a mis des jours et des jours � arracher aux terroristes � quelques dizaines de m�tres de ce grand centre urbain de Sidi Moussa. Elle n�est pas loin de Bentalha. A Larba�, les terroristes �gorgeaient les coll�giennes, � Bougara ils �gorgeaient dans les cours des cit�s et en plein jour, � Ra�s, Bentalha et Taba�net ils ont commis les massacres que vous savez et � Souma� ils ont br�l� un fourgon de transport pour bien faire comprendre aux transporteurs et aux usagers que les �tudiantes n�avaient plus le droit de se rendre � l�universit�. 1995, c�est aussi l�ann�e o� les ministres et dignitaires du pouvoir se repliaient sur le Club-des-Pins sous la haute protection de l��lite de l�arm�e. Avec un tel bouclier, ils pouvaient parler bien que nous ne les ayons pas beaucoup entendus en dehors de Zeroual. Dans un tout petit coin de cette zone infernale, les �coles d�sert�es avaient besoin d�instits. Cette gr�viste de la faim a eu son baccalaur�at en 1995. Elle demanda et obtint sans d�lai un poste dans une �cole primaire. Elle devait faire trois kilom�tres � pied pour s�y rendre et en revenir. Tous les jours. Tous ces matins qui pouvaient amener les nouvelles d�un voisin ou d�un parent assassin� ou mettre sur le chemin des t�tes coup�es. Tous ces soirs qui vidaient les routes bien avant le cr�puscule et jetaient le voile de la terreur et de l�angoisse sur les passants et sur les familles barricad�es dans leurs maisons. Tous ces jours, cette enseignante a fait le chemin, la peur au ventre, � pied. A pied et en hiver, le matin tarde � venir et le soir tombe si t�t. Quel prix a-t-elle pay� � sa vocation dans les conditions d�une r�gion dont le seul nom provoquait la peur profonde ? Vous l�imaginez. Elle fera ce parcours du combattant jusqu�en 1999. Elle s�inscrit � l�universit� de Blida et pr�pare sa licence de sociologie qu�elle obtient en 2003. Elle obtient sa r�int�gration et retourne dans son �cole primaire. Les conditions ont chang� mais la r�gion reste difficile, hostile au travail des femmes mais les femmes travaillent quand m�me, �tudient, vont plus nombreuses � l�universit�. Elle renouvelle son contrat chaque ann�e. Des ann�es plus tard, apr�s la peur, apr�s l�exp�rience, apr�s la fid�lit� au m�tier, apr�s le regard social lourd de sens, en 2008, l�administration lui refuse l�acc�s au concours. Entre-temps, le minist�re a fait du bruit sur les sessions de recyclage, de perfectionnement et tutti quanti. Vous avez cru que ces actions visaient � aider les enseignants � se perfectionner et donc � �tre plus aptes � tenir leurs classes ? Apparemment non ! Cette enseignante a �t� comp�tente pendant les ann�es rouges, elle a �t� comp�tente apr�s. Elle ne l�est plus sur simple d�cision administrative d�application de la nouvelle loi de la Fonction publique largement inspir�e par des conseils ext�rieurs qui recommandaient plus de flexibilit�, plus de vacation et de contractuels et moins de titulaires. Feu Redouane Osmane avait si bien expliqu� comment et pourquoi cette nouvelle loi est celle de la contractualisation � vie pour les futurs candidats fonctionnaires. Aucun conseil n�a �valu� le travail et les motivations de cette enseignante. Mais ainsi ont voulu nos mentors. R. B. est une autre enseignante, d�Ouled Slama. Ce coin verdoyant � l�est de la Mitidja vers Boudouaou. Dans les ann�es qui suivirent 1992, il fut �galement synonyme de terreur. Pour s�en souvenir, c�est la r�gion de cet homme qui avait rejoint les groupes terroristes puis qui les a quitt�s et d�nonc� car deux de ses ex-compagnons voulaient �gorger deux jeunes soldats du Service national pour �se rapprocher de Dieu�. L�id�e d�un �rapprochement de Dieu� par le sacrifice humain lui a inspir� une telle horreur qu�il l�a d�nonc�e publiquement et est devenu un ennemi des GIA. C�est vous dire l�atmosph�re du lieu en 1994 quand elle a commenc� � enseigner. Et pour vous remettre tous les souvenirs, cette ann�e-l� les GIA avaient d�cr�t� la gr�ve scolaire pour la rentr�e 1994-1995 sous le signe de ses menaces habituelles. Les enseignants rejoignirent en masse leur travail et inflig�rent aux GIA et � l�AIS leur premi�re d�faite politique, une d�faite politique majeure qui allait pr�cipiter leur d�faite militaire et annoncer le spectaculaire retournement de l��lection du pr�sident Zeroual. Mais partout, la soci�t� r�sistait. Le peuple continuait � travailler, les cheminots � transporter essence, mazout et nourriture vers l�extr�me est et ouest, les oiseleurs � vendre leurs oiseaux interdits de chanter, les cafetiers � passer de la musique en sourdine, etc., la t�l�vision chantait les vertus des patriotes, les �Ridjal ouakifoune�. C�est cela l�atmosph�re de l��poque des ann�es 1955-1997, la terreur et la r�sistance anonyme, discr�te, muette mais terriblement efficace pour isoler et affaiblir politiquement les tueurs. C�est dans cette atmosph�re que R. B. s�est occup� de ses �l�ves. Dans les conditions que vous imaginez pour les �l�ves et pour leur enseignante. Pendant quatre ans, elle n�a �t� que rempla�ante avant de passer au statut de contractuelle pendant dix ans. R. B. est une miracul�e. Elle a �chapp� quatre fois � la mort. Quatre fois rescap�e. Et toujours � son poste. Nul ne peut lui nier ce d�vouement � la cause de l��cole et des �l�ves. Pas m�me le directeur de l��ducation. Alors, en reconnaissance de ses m�rites, il lui promet que chaque ann�e, son contrat sera automatiquement renouvel�. Contractuelle � vie pour ses m�rites. Vous imaginez la r�compense ? Contractuelle � vie en guise de r�compense. R. B. est-elle aujourd�hui inapte apr�s l�avoir �t� dans ces conditions ? Oui, d�apr�s la loi de la Fonction publique inspir�e du FMI et autres institutions internationales porteuses de la nouvelle religion de notre gouvernement : le lib�ralisme, n�o ou ultra. Que manque-t-il � cette prof de philo ? Allez le savoir ! M�riem est aussi prof de philo. Dans des conditions nettement moins dures, puisqu�elle est d�Alger et qu�elle enseigne depuis moins de temps. La gr�ve ne l�a pas encore marqu�e ou plut�t elle a l�air de mieux r�sister. Elle parle de cette aberration que les contractuels sont r�quisitionn�s pour la surveillance du bac et pour les corrections. Ce qui suppose une reconnaissance implicite de leurs comp�tences. Et Meriem tient � parler de ces comp�tences. Il n�est pas vrai que les vacataires et contractuels soient en dessous du niveau requis. De l�extr�me-est du pays, N. A. enseigne depuis dix ans. Elle est encore et toujours contractuelle malgr� son DES en math�matiques. La licence de philo de M�riem ne vaut rien ? Le DES de maths de N. A. ne vaut rien ? Et toutes ces ann�es de pratique si pr�cieuses pour assimiler le m�tier, accumuler l�irrempla�able exp�rience et qui, dans les pays normaux, �quivalent � une formation ; toutes ces ann�es d�exp�rience ne valent rien ? M�riem r�sume le probl�me humain que traverse la revendication syndicale : ces contractuels n�ont plus de statut humain. Oui, comment ne pas relever que le pouvoir agit avec les Alg�riens comme avec des serpilli�res. La rage de se battre, de ne pas c�der, de risquer sa sant� et sa vie vient certainement de l�. M�riem veut sortir de l� et N. A., la matheuse, approuve la philosophe. Sortir de l�, de la fascination des simples gens devant la force du pouvoir. Elle cite Ibn Khaldoun : �Le domin� est fascin� (subjugu�) par le dominant�. Cette gr�ve de la faim est un r�veil des d�munis, des sans forces, des simples gens qui osent enfin dire au dominant qu�il doit compter avec eux. Mourad continuera sa gr�ve de la faim. Il enseigne le sport avec sa licence de l�IEPS ou alors m�me la licence de sport ne vaut rien ? Il faut vite nous dire quel dipl�me alg�rien des universit�s alg�riennes vaut quelque chose pour la Fonction publique alg�rienne ? Il enseigne depuis 2004 et en 2008, on lui demande de passer un concours qui ouvre droit � 30 postes pour 400 postulants. Il doit postuler pour une fonction qu�il occupe d�j�. Enfin, c�est l�incoh�rence totale. Mourad est d�cid� � aller jusqu�au bout. Il ne voit pas d�autre issue. Le pouvoir ne lui a pas laiss� d�autre issue que la confrontation brutale, dure. Presqu�une bataille de l�existence. J�ai presque envie de lui dire c�est parce qu�il vous a trait� comme des riens, des serpilli�res que le pouvoir vous oblige � vous battre ainsi pour �tre quelque chose ; au prix de la vie. La vie, AEK a failli la perdre deux fois. Deux fois �vacu� dans le coma. Deux fois il est retourn� sur le lieu de gr�ve. Il a perdu plus de 15 kilos et sa sant� est s�rieusement menac�e. Lui, trouve le mot pour dire les choses. Les luttes des vacataires et des contractuels visaient le r�glement des probl�mes syndicaux. L�attitude du pouvoir qui leur signifie leur non-existence a ajout� un aspect de d�fense de la dignit�. C�est le pouvoir qui a compliqu� cette lutte par ces aspects. Mais n�est-ce pas les aspects qui expliquent la col�re des patriotes r�duits � la mis�re, le d�sespoir des harraga, les �meutes qui pr�viennent du risque de la confrontation ? Abdelkader est de Mostaganem. Est-il inapte � enseigner les mati�res religieuses avec sa licence d�histoire et de civilisation islamiques ? Posez-vous la question ! Abdelkader est �maci�, p�le, affaibli et tr�s amaigri. Mais en le voyant et en l��coutant, il me donne l�impression d�une force int�rieure, d�une conviction profonde qu�il refusera d��tre un soushomme. Il s�explique sur le choix du moment. Les titulaires peuvent faire gr�ve tout au long de l�ann�e. Le seul moment propice pour les vacataires et contractuels est l�inter-saison, l��t�. Le moment de renouvellement de ces contrats. Ensuite, la gr�ve de la faim. Quel autre moyen ? Stopper des cours qui n�ont pas lieu ? La gr�ve de la faim restait la seule voie. P�nible, difficile, radicale par son contenu et ses significations multiples, y compris le recouvrement de la dignit� d�homme face � la hogra. Ces gr�vistes iront jusqu�au bout. Ils ont fait le plus difficile. Dans deux semaines, ils feront jonction avec la rentr�e sociale et avec le Ramadan. Le pouvoir a sous-estim� leur d�termination et leur volont�. Il a fait faux une fois de plus. Dans deux semaines, les autres travailleurs vont comprendre que ces gr�vistes risquent la mort pour le couffin et les �tudes de tous les enfants. Pas le couffin des mendiants d�Ould Abb�s. Le couffin gagn� par le travail digne avec un salaire digne et des droits qu�aucun �tranger ne viendra limiter au nom du lib�ralisme. Aucun travail de sensibilisation et d�explication n�a �t� fait aupr�s des autres travailleurs pour expliquer cela. Mais esp�rons que la rentr�e sociale et scolaire le permettra. Et que les Alg�riens comprendront que ces gr�vistes se battent pour le couffin et les �tudes de tous les enfants de salari�s. Et que cela m�rite un geste de leur part.