Reportage de Sa�d A�t-M�barek Au-del� de son caract�re festif et convivial qui a mobilis� tous les villageois, Tafaska Bweqdar (f�te de l�estivage) organis�e, vendredi dernier, par les habitants de Tala n�Tazart, dans la commune d�Iboudrar�ne, reste un clin d��il � la m�moire. Une mani�re de r�inventer un rite agraire et pastoral observ�, � l�image de nombreuses soci�t�s humaines, depuis des si�cles. Si l��ge d�or d�une activit� pastorale et d��levage, qui �tait la principale source nourrici�re et de revenus pour la majorit� des montagnards, semble, aujourd�hui, r�volu, de nouvelles pr�occupations �clairent d�un nouveau jour les enjeux d�une tradition et d�une pratique ancestrale qui mettent en jeu la relation entre la nature, l�homme et son cheptel. Entre r�f�rence au pass� et une ruralit� qui se perd, Tafaska Bweqdar est une invitation au voyage dans l�espace et dans le temps. C�est le sens qui se d�gage de la c�r�monie organis�e par les habitants de Tala n�Tazart, l�un des nombreux villages d�Iboudrar�ne, une commune de la haute montagne, � environ 30 km de Tizi-Ouzou. Le d�placement du village jusqu�au lieu de l�estivage, un voyage dans un monde v�g�tal et de rocaille, est aussi une randonn�e sur les sentiers des transhumances animales et des migrations humaines. Il est presque dix heures, dans la matin�e de vendredi 31 juillet qui marque la fin du cycle de l�estivage et le d�but d�un autre. L�entr�e du village, juste en contrebas de la mosqu�e, o� nous accueillent les membres du comit� du village et de l�association culturelle locale, auxquels se joindront le maire et son adjoint, a des allures d�un hall de gare. Une foule de villageois, des hommes, des femmes et des enfants, est d�j� l�, attendant le retour des v�hicules qui font la navette entre le village et la montagne. Destination : Agwni lahwa (le plateau de la pluie) o� se trouve aussi la mythique Tamdoucht n�laz qui signifie, litt�ralement, la source de la faim. �Une source dont l�eau est r�put�e ap�ritive, pour les gens d�ici, car ouvrant grand l�app�tit � quiconque la boit�, nous raconte Kader, le jeune adjoint au maire qui, visiblement, ne croit pas aux vertus magiques et fabuleuses attribu�es aux sources de la montagne par les contes d�autrefois. Pour lui, c�est la d�bauche d��nergie provoqu�e par l�activit� sur les hauteurs qui excitent la soif et la fringale de nourriture qui s�en suit. Noms de lieux, m�moire des hommes Agouni l�hwa, Tamdoucht n�Laz, Thirkavin, Tizi n�Kouilal, Avrid n�Charq� Ces noms de lieux et ces parcours que nous empruntons pour rejoindre le lieu d�estive sont charg�s de sens et racontent des bouts de vies, des bribes d�existences et d�histoires. On quitte le village. Dans le cort�ge qui se forme, un invit� surprise, Lounis A�t- Menguellet. Pour beaucoup, le chanteur po�te du village voisin, Ighil Bwammas, constitue l�autre attraction du jour. On d�bouche sur la RN 30. C�est le d�but de l�ascension sur une voie qu�on d�signait, jadis, ici, par Avrid n�Charq, la route de l�est, et qui se trouve sur le trac� des sentiers emprunt�s autrefois par tous les montagnards d�ici pour les migrations vers l�est. Le convoi form� par les nombreux v�hicules monte presque en escalier, � travers une route sinueuse et quasiment arrach�e � la roche que la terre colore de sa teinte � dominante grise, sertie de particules blanch�tres et ocre. � L�endroit s�appelle Thirkavine (escaliers), le chemin est emprunt�, bien avant l�ouverture de la route, pour aller vers l�est et le sud-est, vers Bouira�, commente l�adjoint au maire, Kader Sma�li, assis � c�t� de nous dans le v�hicule qui ne tardera pas � nous d�poser au col de Tizi n�Kouilal. Le lieudit qui a �t� si bien d�crit dans la Colline oubli�e de Mouloud Mammeri est un plateau �troit qui a l�apparence d�un univers de pierres et de rocailles balay� par tous les vents. Situ� � 1 560 m d�altitude et faisant face au c�l�bre mont Lalla Khedidja, le col de Tizi n�Kouilal est un carrefour de passage qui prolonge la RN 30 vers Bouira, en passant par Aswel. A gauche, une autre bifurcation rocailleuse et �troite m�ne � Agouni Lahwa, sur trois kilom�tres. Chemin de convergence de tous les troupeaux qui montent aux alpages et aux lieux d�estive, c�est aussi un long couloir qui traverse la montagne jusqu�au col de Tirourda, sur les hauteurs d�Iferhoun�ne. Il �tait emprunt� jadis par les gens d�ici dans leur migration vers les villes des Hauts- Plateaux de l�est, M�sila, Sidi- A�ssa, S�tif � et m�me vers la Tunisie, � l�extr�me est du pays, nous dit-on encore. Na Djedjiga, une sexag�naire de Tala n� Tazart, que nous avons rencontr�e lors de notre randonn�e, devisant avec une autre vieille dame du m�me village, sur le chemin d�Agouni Lahwa, se souvient : �Mon p�re, raconte la vieille Djedjiga, a emprunt� ce chemin pour aller � Sidi-A�ssa. De retour de ce voyage, il avait les pieds en sang � force d�avoir chemin� � travers la for�t. Mon p�re nous a dit comment il avait senti une pr�sence invisible mais s�curisante derri�re lui et qui l�a accompagn� tout au long de la travers�e de la for�t jusqu�� son arriv�e � la maison.� Son t�moignage, m�lant le souvenir et le r�cit l�gendaire et fabuleux, rappelle la lutte opini�tre des montagnards contre la mis�re et le d�nuement, nous renseigne aussi sur la survivance de certaines croyances qui font de la montagne un lieu habit� par des puissances surnaturelles. De nos jours, la montagne, qui se confond avec le maquis, exerce encore une fascination quasi mystique sur beaucoup de personnes qui lui vouent v�n�ration et respect. L�ourar (la f�te) sur le plateau : �loge de l�homme � la b�te et � la montagne Nous laissons nos deux vieilles sexag�naires, intarissables d�anecdotes et de souvenirs. Cap sur Agouni Lahawa. Halte v�g�tale pour les hommes et les animaux, entre c�dres, �rables et ch�nes verts. Lieu d�estive et de regroupement des animaux, Agouni Lahwa est aussi le point d�orgue de Thamaghra Bweqdar. Une c�l�bration ponctu�e par l�ourar (la f�te) anim� par les femmes du village et une wa�da offerte � l�ensemble des participants � la randonn�e. �C�est le couscous de la solidarit� et du partage qui permet de resserrer le lien social et les rapports entre les membres de la communaut�, commente Abdeslam Lakhal, P/APC d�Iboudrar�ne. �Cette festivit� vise deux objectifs essentiels : r�habiliter un h�ritage ancestral et sensibiliser � l�amour et � la protection de la nature�, ajoutera l��dile communal qui pense que l�am�nagement et le bitumage de la piste agricole qui vient de Tizi n�Kouilal jusqu�� Agouni Lahwa et qui donne acc�s sur le c�t� est du Djurdjura, via le col de Tirourda, est n�cessaire. Un avis nullement partag� par un fonctionnaire du PND, Parc national du Djurdjura. �C�est la porte ouverte � toutes les agressions et au braconnage �, objecte ce fonctionnaire. �Un trafic dense et r�gulier de v�hicules � travers ces lieux serait ruineux pour les essences v�g�tales et, surtout, pour les arbres qui risquent de servir pour le bois de coffrage�, argumentera le garde forestier qui n�a pas rat� l�occasion de faire la le�on d��cologie � un coll�gien qui venait d� arracher une branche de pin qui porte encore ses fruits, des pommes en cours de croissance. �Si tu n�avais pas stopp� sa croissance, cette pomme de pin va �clore et l�chera des dizaines de graines qui auraient donn� naissance � des dizaines d�arbustes et qui participeront, � leur tour, au repeuplement de la for�t�, dira le garde champ�tre qui nous gratifia d�un remerciement en coin de l��il, content d��tre appuy� dans son explication p�dagogique prodigu�e � un coll�gien devant un enseignant et des membres du comit� d�organisation de la festivit�. Ses r�criminations contre les visiteurs du jour qui abandonnent leurs d�chets sur les lieux n�ont pas manqu� de susciter des commentaires approbateurs. �Les d�chets solides comme les bo�tes de sardines ou les sachets en plastique qui sont laiss�s par des visiteurs indisciplin�s sont nocifs, voire mortels pour les b�tes�, commente Achour qui ne partage pas la proposition du maire. �L�am�nagement et le bitumage de la piste constitueront, � coup s�r, un d�sastre �cologique�, dira-t-il. Issu d�une famille d��leveurs, ce jeune licenci� en litt�rature fran�aise, dipl�m� de l�Universit� de Tizi-Ouzou, est plut�t satisfait de porter les habits et le b�ton de berger dont il veut d�sormais faire le m�tier. �Une moyenne de dix familles par village vit de l��levage �, t�moigne l�ex-�tudiant de l�Universit� de Tizi-Ouzou qui parle de l�int�r�t vou� ici � l��levage, soutenant, quand m�me, qu�il reste beaucoup � faire de la part des pouvoirs publics pour que cette activit� retrouve son lustre d�antan. �Sur le plan sanitaire, l�Etat continue � mettre gracieusement � la disposition des �leveurs des vaccins contre la fi�vre aphteuse et la clavel�e, des maladies occasionnelles et peu fr�quentes, alors que des m�dicaments contre des maladies ravageuses et fr�quentes comme la rage et le charbon sont chers et pas toujours disponibles�, se plaint Achour. Lamara, l�homme �tout-terrain�, devenu berger A c�te de lui, Lamara, un berger au long cours. A 72 ans, Lamara de Darna, un autre village de la commune d�Iboudrar�ne, a �t�, tour � tour, camionneur, manipulateur d�explosifs dans la carri�re communale d�agr�gats, ma�on et soudeur avant de devenir berger. �Un m�tier que j�ai embrass� en 1986. Avant, j��tais un tout-terrain (une expression pour dire qu�il a pratiqu� plusieurs m�tiers). Aujourd�hui, j�ai 72 ans et 63 jours et toujours bon pied bon �il et je ne me plains de rien. J�ai appris � vivre libre et ind�pendant au contact de la nature. Une situation que je n��changerai contre aucun autre mode de vie�, se raconte Lamara, un familier de la montagne et de l�estivage qui perp�tue, avec d�autres, un rituel agropastorale qui t�moigne qu�une activit� �conomique est possible dans cette montagne et ne demande qu�� �tre redynamis�e et soutenue. S. A. M. Aqwedar : r�alit� et enjeux Estivage, transhumance estivale ou aqwedar en Kabyle, si les mots sont multiples et d�clin�s dans toutes les langues, la signification est une et renvoie � un rite agropastoral et saisonnier observ� par de nombreuses soci�t�s humaines. Dans certaines r�gions de la haute montagne kabyle, des villageois tentent de redynamiser une activit� pastorale r�siduelle et de perp�tuer une tradition sur fond d�enjeux �conomique et de pouvoir. Selon les t�moignages rapport�s dans la r�gion d�Iboudrar�ne, aqwedar, qui se termine avec le d�but des premi�res neiges, comporte un cycle interm�diaire qui commence le 1er mai, p�riode durant laquelle les troupeaux sont conduits sur la fa�ade est du Djurdjura. Apr�s cette p�riode, les bovins sont conduits sur la fa�ade sud de la montagne. C�est le d�but du cycle principal, correspondant � la saison des fortes chaleurs d��t�, appel�e smayem unavdu. Ce cycle d�bute le 1er juillet et se termine le 31 du m�me mois. Une p�riode durant laquelle l�alpage est strictement r�serv� � cinq villages du arch Iboudrar�ne : Tala n�Tazart, Darna, Ighil Bwamas, Bouadnane et A�t-Ali Ouharzoun. A partir du 1er ao�t, le lieu d�estive est ouvert aux troupeaux issus d�autres villages et m�me � ceux de passage. �Le rituel de transhumance, nous dit Houria Abdenbi-Oularbi (voir r�sum� de La transhumance dans le Djurdjura, un rituel autrefois collectif in : crasc.org.), �tait une manifestation tribale qu�ont planifi�e les p�les d�autorit� que repr�sentaient les zawiya relay�es par les ssuq. La transhumance concernait une population de bergers qui faisaient de l�estivage un lieu de vie. Cela donnait lieu � des r�jouissances : zerda, chants, tir � la cible. La fermeture de certaines zawiyas apr�s 1863 comme de certains ssuq de l��conomie coloniale a rompu les solidarit�s intertribales qui ont eu pour cons�quence de d�pouiller le rituel de transhumance de sa densit� sociale jusqu�� n��tre aujourd�hui qu�une banale manifestation �conomique concernant certaines familles, parfois, certains individus.� Une analyse qui �claire ce t�moignage de Belkacem Ali, retrait� de Tala n�Tazart : �Le d�but d�aqwedar est conditionn� par la mont�e � l�estive d�un ovin des A�t-Ouhrab, une tribu du nord du Djurdjura dirig�e par une femme, Lalla Khedidja. L�un des monts du Djurdjura porte aujourd�hui le nom de cette sainte patronne des lieux qui �tait aussi chef spirituelle des A�t-Ourhab qui dirigeait une zawiya dont les vestiges existent encore�, raconte le vieux retrait�. Poursuivant : �C�est Lalla Khedidja qui a vendu Agouni Lahwa au a�rch d�Iboudrar�ne vers la fin du XVIIIe si�cle. La transaction s�est effectu�e � Souk l�Had (Yattaf�ne). Aujourd�hui encore, le d�but de l�estivage de juillet est signal� par la mont�e en t�te des troupeaux qui se rendent � l�alpage d�un ovin appartenant � une famille de Tala n�Tazart. Un c�r�monial h�rit� de Lalla Khedidja et qui consiste � prodiguer protection (la�naya) au troupeau pour �viter mortalit� et perte de bovins.� Une protection qui n�a pas r�ussi � pr�munir les troupeaux de la razzia des terroristes. �Plus de deux cents t�tes de bovins ont �t� prises de force aux bergers durant les ann�es 1990 par les terroristes�, t�moigne un berger. S. A. M. LOUNIS A�T-MENGUELLET Le po�te et la montagne Ayant r�pondu � l�invitation des organisateurs et en tant qu�amoureux de la de la montagne qu�il a si bien c�l�br�e dans une chanson au titre �ponyme, Lounis A�t-Menguellet, qui a particip� � la randonn�e du d�but jusqu�� la fin, a constitu� l�autre attraction de la c�l�bration de la f�te de l�estivage dont a il constitu� l�autre attraction, distribuant, par-ci, des poign�es de main, signant, par-ci, des autographes et se pr�tant de bonne gr�ce � la prise de photos souvenirs avec de nombreuses familles dont certaines sont venues essentiellement d�Alger. R�pondant � notre question consistant � savoir ce que pense le po�te qu�il est d�un tel �v�nement, Lounis A�t- Menguellet aura ces mots : �La f�te comme le cadre o� elle se d�roule incitent � la po�sie. C�est une initiative extraordinaire qui permet de resserrer la coh�sion et le lien social. C�est un retour aux sources, une mani�re de se r�approprier la nature dont on s�est �loign�s.�