Le texte de cet article intitul� �Notre fr�re� est paru en 1961. Je l�avais �crit puis envoy� � France Nouvelle (hebdomadaire du PCF). Alors que j��tais depuis six ans clandestin et activement recherch� dans la capitale de l�Alg�rie en guerre, quadrill�e et soumise quotidiennement aux crimes des colonialistes fran�ais. J�y exprimais notre douleur et notre indignation � l�annonce d�un nouveau et grave m�fait du r�gime du Caire, perp�tr� contre les forces progressistes du monde arabe dans l��ph�m�re RAU (R�publique arabe unie) englobant de fa�on h�g�monique la Syrie et le Liban. Cet �pisode fut d�autant plus douloureux � nos c�urs de patriotes et communistes alg�riens, qu�avec l�ensemble de notre peuple, nous continuions � vibrer de sympathie et de solidarit� envers les conqu�tes anticoloniales, �conomiques et sociales du peuple �gyptien. Elles �taient malheureusement st�rilis�es, comme le confirmeront les d�cennies suivantes, par l�h�g�monisme antid�mocratique et antisocial, qui portera progressivement un coup fatal au r�ve l�gitime d�unit� d�action des peuples et des Etats dans le monde dit �arabe�. J�aurai l�occasion de revenir sur nombre de manifestations de cet h�g�monisme aux visages multiples. Il a ravag� les espoirs de plusieurs peuples, et particuli�rement chez nous o� furent diabolis�s tous ceux qui militaient pour une alg�rianit� rassembleuse, r�volutionnaire, d�mocratique, sociale, ouverte � toutes ses richesses culturelles et aux autres peuples de la r�gion et du monde. C�est pourquoi, � l�occasion de la flamb�e des passions chauvines actuelles, il convient non pas d� abolir le mot de �fr�res� (tout comme ceux de camarades ou d�amis, porteurs de valeurs positives), ni de l�appliquer abusivement � ceux qui consciemment ou inconsciemment d�truisent la fraternit� des peuples, � ceux qui ont d�vast� la cause de la lib�ration arabe par les pratiques de la r�pression ou des complots pr�tendument scientifiques. La vraie fraternit� de lutte n��tait pas un mirage, un faux semblant. Elle �tait v�cue et intens�ment ressentie au niveau des peuples, elle avait accompli des miracles en de nombreux moments historiques. Mais elle ne se mesure pas aux slogans et formules hypocrites. Tout comme au sein des familles biologiques, elle se mesure dans les comportements, dans le v�cu, � la fa�on dont sont r�gl�s les litiges d�int�r�t, les incompr�hensions, � la fa�on dont sont affront�s ensemble et dans l��coute mutuelle les dangers et les moments difficiles. Par Sadek Hadjer�s Notre fr�re Il �tait intellectuel brillant, un homme dont la simplicit� �galait la culture, un patriote ardent plong� depuis toujours dans la lutte nationale de lib�ration, un partisan de la paix infatigable. �Comme il refusait, ils le soumirent au courant �lectrique des dizaines de fois... l�arros�rent plusieurs fois d�eau froide pour lui faire reprendre connaissance. Ils ne le laiss�rent que lorsqu�ils fut devenu un amas de chair humaine sans mouvement ...�. Ses bourreaux ni�rent qu�il se trouvait entre leurs mains. Fr�res alg�riens dont la chair et l��me crient depuis sept ans, et vous amis fran�ais � nos c�t�s dans les �preuves, vous avez cru reconna�tre le calvaire d�Ali Boumenjel, dont l�absence est � nos c�urs une plaie qui n�en finit plus de se cicatriser. Ce n��tait pas lui, mais l�un de ses fr�res dans le martyrologe de l�humanit� : l��crivain Faradjallah Hellou, repr�sentant �minent des Lettres arabes, et secr�taire du Parti communiste libanais, assassin� dans une prison de la RAU. Comment, nous Alg�riens, nous taire ? Il fut une longue p�riode o� le prestige in�gal� du pr�sident �gyptien emplissait en Alg�rie les pages des registres d��tat civil de longues files de �Nasser� et �Nass�ra�, pr�noms donn�s aux nouveaux-n�s alg�riens autant en hommage � l�alli� du Caire, qu�en heureux pr�sage de victoire (�nasser�, en arabe, �victorieux�). Pour le combattant alg�rien, le nom de Nasser �voque le plus souvent un peuple fr�re, un pays d�o� vient ou par o� est pass�e la mitraillette qu�il serre dans ses mains, la couverture sur laquelle il s��tend � la fin d�une nuit de marche harassante. Il �voque une aide mat�rielle et morale qui, si elle n�est plus aujourd�hui la plus importante, fut l�une des premi�res sollicit�es et des plus pr�cieuses avant comme aux premiers jours de l�insurrection. Mais c�est pr�cis�ment au nom de l�Alg�rie, de ses int�r�ts sacr�s et de son peuple crucifi�, que notre protestation s��l�ve bien haut. Chaque jour nous prenons � t�moin le monde entier des crimes perp�tr�s sur le sol alg�rien. Nous taire serait renier la mal�diction jaillie en permanence de notre terre contre les tortionnaires. Nous taire serait accepter de voir r�duite la port�e des condamnations jet�es du haut des tribunes internationales contre le colonialisme fran�ais par les d�l�gu�s �gyptiens. Il est h�las des avocats qui desservent la cause qu�ils d�fendent. Combien leur soutien serait plus efficace si dans le temps m�me o� leur voix s��levait contre la torture, ils bannissaient ces m�thodes d�Egypte et de Syrie. Combien l�exemple de Djamila Bouhired tortur�e port� � l��cran par des cin�astes �gyptiens pleins de m�rites gagnerait en force de conviction aupr�s des spectateurs du monde entier, s�il n��veillait dans leurs esprits l�id�e que le film pr�che pour d�autres pays un respect humain ignor� en RAU ! On nous dira : mais les dirigeants �gyptiens ne sont pas des colonialistes d�Europe ! Certes, et cela les condamne doublement. Au nom de quoi tol�rerions- nous dans les rangs anti-imp�rialistes la barbarie que nous reprochons aux imp�rialistes ? Comment nous taire ? Si les Alg�riens ha�ssent Godard et Massu, ce n�est pas pour leurs seules �m�thodes�. Nous les ha�ssons � cause de ce qu�ils �taient charg�s de tuer en nous, l�aspiration � la libert� et � l�ind�pendance. Dans les tortionnaires de Hellou, nous ha�ssons ceux qui voudraient tuer dans le monde arabe l�esprit de d�mocratie et d�naturer l�aspiration � l�unit� arabe, si ch�re � notre peuple. L�expression de �fr�res arabes� a lui au c�ur de nos compatriotes au plus noir du cauchemar de ces sept ann�es de guerre, elle a gard� pour nos grandes masses une pr�cieuse signification culturelle et anti-imp�rialiste. Mais qui sont nos fr�res ? Le bachagha Boualem n�est pas notre fr�re. Ni Hussein de Jordanie. Ils ne le sont pas plus ceux qui d�ploient contre nos v�ritables fr�res l�acharnement qu�on aimerait leur voir d�ployer contre les ennemis jur�s des peuples arabes. Qui �tait Faradjallah Hellou pour justifier cet acharnement contre lui ? Etait-ce un de ces agents qui avaient aid� l�Occident imp�rialiste � sucer pendant des g�n�rations le sang et les richesses arabes ? Non, ceux-l�, anciens bonzes du Wafd et autres larbins ou patrons de Farouk, ont �t� amnisti�s et ont regagn� leurs riches demeures. C�est aux communistes, vrais fils et avant-garde du peuple, que Nasser s�attaque maintenant, ainsi qu�aux patriotes avanc�s, aux hommes de progr�s, et m�me aujourd�hui � ceux des membres de son propre parti (�Union nationale�) en d�saccord avec lui. Il s�attaque � des patriotes arabes qui soutiennent la cause alg�rienne jusqu�au bout, sans aucune restriction ni arri�re-pens�e. Il s�attaque � ceux qui pendant les ann�es 50 notamment ont �t� les plus ardents et les plus lucides dans les batailles de l��vacuation contre l�occupant britannique, � ceux qui en mobilisant les forces populaires pendant l�attaque de Suez ont contribu� � faire de Port-Sa�d un petit �Stalingrad� alors que l�arm�e de m�tier, soutien du r�gime, n�avait pour le moins pas eu encore le temps de d�montrer ses capacit�s face � l��crasante collusion isra�lo-franco-britannique. Nasser s�attaque � ceux qui de notori�t� mondiale comptent parmi les plus �minents et les plus avanc�s des repr�sentants de la culture arabe, � tout ce qu�enfin des si�cles d�histoire diff�renci�e ont cr�� en Syrie de plus original et de plus digne d�enrichir par son originalit� m�me le fonds commun de la civilisation arabe. Non, la fraternit� et l�unit� arabes ne sauraient pour nous emprunter ces chemins d�shonorants. Comment nous taire ? Nous taire, ce serait ne pas contribuer � ouvrir les yeux de beaucoup de nos compatriotes sur certains aspects n�gatifs de la politique nass�rienne. Ce serait ne pas montrer pourquoi celui qui continue d��tre notre alli� au sein du mouvement arabe de lib�ration, cet homme qui a racont� dans un opuscule �La Philosophie de la R�volution�, comment sa main avait trembl� et comment il s��tait enfui une nuit plein d�horreur pour son geste alors qu�avec d�autres officiers il s��tait propos� d�abattre des collaborateurs de l�occupant britannique, cet homme est en m�me temps le dictateur qui envoie froidement au bagne, � la torture et � la mort des milliers de ses compatriotes soucieux de mener la lib�ration nationale et d�mocratique jusqu�� son terme. Il n�y a aucun myst�re. Il y a simplement le r�le d�cisif de la banque Misr et du grand capital �gyptien, qui ne pouvant plus s�appuyer sur la vieille bureaucratie vermoulue et d�truite, ont rapidement compris qu�il �tait mille fois plus rentable de poursuivre l�exploitation des ouvriers et fellahs du Nil en mettant � profit le dynamisme et l�avidit� de certains milieux petits bourgeois et de la nouvelle bureaucratie militaire parvenue au pouvoir. Les Alg�riens attentifs � toutes les exp�riences du monde arabe puiseront dans l�exemple �gyptien une ample moisson d�enseignements : une r�forme agraire limit�e puis arr�t�e dans le pays o� la mis�re du fellah est proverbiale, le droit de gr�ve inexistant, les syndicats domestiqu�s, des couches parasitaires en d�veloppement, le pillage en r�gle de l��conomie syrienne, une r�volution nationale qui s�essouffle et ne trouve d�issue que dans les vis�es expansionnistes (cr�ant ainsi de nouveaux obstacles � l�unit� arabe dont elle se r�clame), ainsi que dans le double jeu qui permet la p�n�tration insidieuse en Egypte des monopoles imp�rialistes occidentaux, dans la phras�ologie socialiste d�mentie par la politique anti-ouvri�re et anticommuniste � l�int�rieur et m�me � l�ext�rieur. Que Nasser, en signe de force, ne lance-t-il aux communistes arabes, au lieu de les r�primer, un d�fi pacifique par lequel il s�engagerait � r�aliser au plus vite les objectifs qu�il proclamait il y a d�j� bien des ann�es ! Le flambeau de la d�mocratie et du vrai r�veil arabe n��claire plus, h�las, pour un temps, la vall�e du Nil. Mais de grands foyers lib�rateurs ont �t� allum�s et sont attis�s partout dans le monde arabe, non par une poign�e de patriotes �pronunciamientistes �, mais par les masses populaires en mouvement. L�un d�eux, jailli d�une �tincelle des Aur�s, �claire en Alg�rie une paysannerie ardente, une classe ouvri�re de plus en plus consciente de son r�le, un peuple aux riches traditions d�mocratiques. Tous ces foyers se rejoindront un jour de Casablanca � Bagdad, d�Alger au Cap. Ils rendront justice � Faradjallah Hellou, cha�non dans la pure lign�e des martyrs communistes, annonciateur des temps nouveaux, parent par sa culture, son amour du progr�s et du peuple de notre Cheikh Ben Badis qui disait que �le communisme est le levain du peuple� et du Cheikh R�da Houhou, fusill� par les colonialistes � Constantine. Faradjallah Hellou est notre camarade, notre fr�re, le fr�re arabe v�ritable de notre camarade Ahmad Inal, lieutenant de l�ALN, tortur� lui aussi pendant dix jours et br�l� vif par les colonialistes, qui �crivait dans sa derni�re lettre � son fr�re : �... Le temps est proche o� les victoires de notre peuple ne lui seront pas vol�es. Cela deviendra possible quand la classe ouvri�re porteuse du plus bel id�al humain, le socialisme, pendra la direction des masses populaires. Alors la nation conna�tra le bonheur et la lumi�re et ses aspirations s�culaires seront r�alis�es.�