Partout o� l�Europ�en nous a regard�s vivre et faire, partout, l�essentiel en effet lui est rest� d�sesp�r�ment invisible. Par Youssef Seddik En cette p�riode trouble o� la question des lois m�morielles soul�ve des pol�miques �motionnelles mais bien peu scientifiques et o� le pr�sident de la R�publique s�approprie le terme de civilisation, il me semble l�gitime de faire l�anamn�se d�un processus qui a trop longtemps �t� enfoui dans notre inconscient par suite des lois d�amnistie et de notre amn�sie collective. Sans toutefois accabler �le fardeau de l�homme blanc�, puisque c�est celui-ci qui produit aussi sa contre-expertise ! On ne peut ais�ment juger des rapports sociaux d�une �poque en les transposant dans la grille normative contemporaine� qui elle-m�me n�est pas �pargn�e par le devoir d�examen sur ses propres pr�suppos�s : nos valeurs sont-elles d�finitivement universelles ? Les hommes sont de leur si�cle, et l�erreur serait de juger ceux d�une �poque comme s�ils �taient inform�s de tout ce que nous avons appris depuis. Pourtant certains, comme Montaigne ou Tocqueville et m�me un peintre voyageur comme Fromentin, avaient compris d�j� la forfaiture. Mais ce que nous n�imaginions absolument pas, c�est qu�apr�s le droit de coloniser, nous inventerions le devoir d�ing�rence : de la mission la�que � l�humanitaire ! Quant � ceux qui ne veulent pas �tre d�mocrates, on peut leur faire une guerre juste et chirurgicale, sauf s�ils acceptent la d�mocratie de march� Certes la colonisation est n�e de l�expansion du capitalisme et du d�veloppement de l�industrie, qui avait besoin de d�bouch�s, et l�on sait le r�le des chambres de commerce en ce qui concerne l�Alg�rie. Ce terme de colonisation recouvre des r�alit�s bien diverses dans l�espace et dans le temps. Mais le sujet qui m�int�resse bien plus ici tient au fait que tr�s rapidement un discours va se construire pour l�gitimer cette entreprise de fa�on morale et, si j�ose m�exprimer ainsi, plut�t �� gauche� dans le cas fran�ais en particulier, alors que nombre d�officiers des affaires indig�nes � traditionnellement class�s �� droite� � avaient plus de respect pour l�Arabe que pour les colons. Je passe sur le fait que Karl Marx lui-m�me pr�f�rait les colons et leurs lumi�res � ces Arabes drap�s dans leur crasse et leur honneur, et � ces B�douins, peuple de voleurs, de pillards� Quant � Friedrich Engels, il reproduit d�j� tous les pr�jug�s (favorables) sur les Kabyles. La colonisation se l�gitime en effet au nom des id�aux qui dominent alors dans les soci�t�s m�tropolitaines du Centre. L�exemple de l�Alg�rie illustre mieux que tout autre comment un universalisme peut atteindre ses propres limites. Il faudra attendre Race et histoire de Claude L�vi-Strauss pour comprendre que �[�] le barbare, c�est d�abord l�homme qui croit � la barbarie�. En fait, d�s le t�moignage de Las Casas � et la controverse de Valladolid avec Sepulveda en 1550 �, la th�se de l�in�galit� des races est pos�e comme justificatif de la sup�riorit� de la civilisation occidentale chr�tienne. Dans un premier temps, les peuples rencontr�s sont qualifi�s de �barbares�, de �sauvages � et d�archa�ques dont les m�urs atroces justifient la destruction. Montaigne (surtout dans le livre I, chapitres 23 et 31 des Essais) r�agira sans grand succ�s, mais tout au moins en posant clairement le probl�me : �Je ne suis pas �tonn� que nous remarquions l�horreur barbaresque qu�il y a � une telle action [il s�agit de l�anthropophagie] mais je suis bien surpris de ce que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugl�s des n�tres [�].� Montesquieu lui aussi r�agit sainement dans la pr�face � L�Esprit des lois, allant m�me jusqu�� ce que l�on pourrait nommer un certain relativisme culturel : �J�ai d�abord examin� les hommes et j�ai cru que, dans cette infinie diversit� de lois et de m�urs, ils n��taient pas uniquement conduits par leur fantaisie. � Nous savons que la colonisation, en d�clarant, pour l�Alg�rie au moins, terra nullia ses possessions, niait par l� m�me le droit (musulman et coutumier) qui y pr�sidait pour les relations sociales et en particulier le droit foncier ! Les �tribus� �taient expulsables, car elles ne g�raient pas �bien� la terre� Puis la th�se va se nuancer lorsque advint le d�bat sur nature/ culture et lorsque les peuples primitifs furent consid�r�s comme de �grands enfants� que la chr�tient� et l�Europe des Lumi�res avaient le devoir de civiliser. Avec une grande distinction entre le Noir (N�gre) et l�Arabe : ce dernier, �tant r�tif au travail, ne peut m�me pas �tre esclavagis� ! C�est l�un des effets pervers de l��volutionnisme et du darwinisme, qui sera repris comme argument par Auguste Comte, Ernest Renan (non seulement racialiste mais clairement antis�mite) et surtout Jules Ferry, en ce qui concerne notre pays : le devoir des races sup�rieures est d�amener � la civilisation les peuples arri�r�s que l�Histoire (avec un grand H, c�est-�-dire Dieu et son avatar la d�esse Raison) a confi�s au g�nie de la France porteuse de valeurs universelles� Certes la colonisation d�truit des structures anciennes, archa�ques, mais c�est le prix � payer pour conduire ces �tres malheureux et arri�r�s au statut de civilis�s. Mission �minemment pacificatrice, lib�ratrice et civilisatrice� �Les races sup�rieures ont un droit vis-�-vis des races inf�rieures. Je dis qu�il y a pour elles un droit parce qu�il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inf�rieures. Ces devoirs ont �t� souvent m�connus dans l�histoire des si�cles pr�c�dents quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisirent l�esclavage dans l�Am�rique centrale [�]. Mais de nos jours je soutiens que les nations europ�ennes s�acquittent avec largeur, avec grandeur et honn�tet� de ces devoirs sup�rieurs de civilisation � (Jules Ferry, discours � la Chambre des d�put�s, 28 juillet 1885). Ce � quoi Clemenceau r�pondra vertement deux jours plus tard : �[�] J�ai vu des savants allemands d�montrer scientifiquement que la France devait �tre vaincue parce que le Fran�ais est d�une race inf�rieure � l�Allemand�� Et d�ajouter : �N�essayons pas de rev�tir la violence du masque hypocrite de la civilisation [�].� Mais les voix qui s��l�vent ainsi sont rarissimes, car presque tous ceux qui pensent soutiennent que l�Europe a la primaut� du progr�s technique et celle de la modernit� et du progr�s social. Elle devient le centre du monde et produit donc une �pist�me : le positivisme et son succ�dan� l��volutionnisme sont l�alpha et l�om�ga du champ r�flexif. Toutes tendances confondues : l�Autre doit devenir le M�me, pour son bien ! L�Eglise y trouvait sa mission (catholique/universelle) pour sauver les �mes �gar�es, et les saint-simoniens le moyen de diffuser le savoir et donc la prosp�rit� aux peuples retard�s par le despotisme oriental. L�Europe en pleine expansion passait du th�ologique au t�l�ologique et donnait ainsi sens � sa domination du monde au nom du sens de l�Histoire et du Progr�s social scientifiquement construit, car il y a synonymie entre science et civilisation comme il y en a une entre despotisme et barbarie ! Ce mod�le transcendait tous les clivages. A la Chambre des d�put�s, Victor Hugo s�oppose au mar�chal Bugeaud, le vainqueur de l��mir Abdelkader, qui estime inutile de garder l�Alg�rie ! Hugo s��crie : �Mais nous lui apporterons la civilisation !� La plupart des auteurs du XIXe si�cle semblent convaincus qu�il s�agit d�une loi universelle et que la Terre tout enti�re appartient de droit � la civilisation incarn�e par les �Blancs�, Buffon ayant bien d�montr� qu�une partie des animaux est destin�e � mourir de mort violente. Ainsi un professeur � l�Institut national agronomique, L. Moll, l�gitime la colonisation de l�Alg�rie avec cet argument : �O� en serait aujourd�hui l�Am�rique� cette brillante cr�ation du g�nie europ�en� si on avait respect� les droits de possession� de la horde d�anthropophages� � Ce fut en effet assez simple dans les cas des Am�riques et de l�Afrique, car le clivage culturel �tait abyssal : soci�t�s sans �criture, donc sans culture ! Ce fut plus compliqu� avec le monde arabe, qui � personne ne pouvait l�ignorer � �tait porteur d�une civilisation et d�une culture �crite et architecturale : les Arabes ne vivaient pas tout nus dans des for�ts, comme le salvaticus/sauvage ; mais ils �taient � l��vidence des Barbares en Berb�rie baragouinant un sabir qui ne saurait �tre consid�r� comme une langue capable de leur permettre de penser� Il fallut donc ajouter le concept de d�cadence, bient�t suivi d�un certain n�gationnisme. La colonisation n�a pas seulement p�ch� par exc�s de violences, mais surtout par l�imposition d�une violence incomprise et socialement rejet�e par ceux qui la subissaient,car ils avaient gard� un imaginaire, une m�moire collective, m�me alt�r�e mais r�elle, de leur propre pass� glorieux, r�alit� ni�e par le colon, qui se voyait comme le successeur de Rome et de saint Augustin. Guizot d�clare � l�Assembl�e nationale le 11 juin 1846 : �Je dis qu�il n�y a pas � h�siter. Vous avez d�truit en Alg�rie le pouvoir des Barbaresques : vous l�avez conquise, vous la poss�dez ; il faut que vous la gardiez, que vous la dominiez et que vous l�exploitiez.� Montagnac, l�adjoint de Lamorici�re, futur ministre de la Guerre, vient de tomber lors de la bataille de Sidi-Brahim contre l�Emir. Il �crivait dans une lettre du 15 mars 1843 : �[�] Tuer tous les hommes jusqu�� l��ge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, les envoyer aux �les Marquises, an�antir tout ce qui ne rampera pas � nos pieds comme des chiens� voil� comment il faut faire la guerre aux Arabes.� Mais tout cela venait de plus loin et s�ancrait dans l�imaginaire collectif. Chateaubriand r�sume ainsi l�une des id�es re�ues les mieux ancr�es de notre �pop�e nationale � propos de la bataille de Poitiers en 732 (qui semble avoir eu lieu en 733 et qui n�a pas l�importance que lui accordent les manuels scolaires de mon enfance !) : �C�est un des plus grands �v�nements de l�Histoire : les Sarrasins victorieux, le monde �tait mahom�tan.� Le mot �sarrasin � vient du latin sarracinus, qui lui-m�me vient de l�arabe charaqyin, �les gens de l�Est�, alors qu�ils arrivaient de l�Ouest, des Bal�ares ou d�al-Andalus. Mais qui sait encore que le nom m�me de �Maghreb� veut dire �Occident�, alors que la plupart de nos compatriotes consid�rent les Arabes comme des �Orientaux� ! Donc ce jour-l�, la civilisation a triomph� de la barbarie, mais la Reconquista ne commencera que quelques si�cles plus tard, puis sera suivie des croisades avant que n�apparaisse l�id�e d�apporter la civilisation par la colonisation. Michelet peut alors �crire sans vergogne � propos de la croisade contre les Albigeois dans son Histoire de France, qui contribuera largement � l�unification territoriale et linguistique par l��cole gratuite, la�que et obligatoire : �Ces mangeurs d�ail, d�huile et de figues rappelaient aux crois�s l�impuret� du sang moresque et juif et le Languedoc leur semblait une autre Jud�e�� Il est en ce sens le �r�habilitateur � d�une histoire de France nationalis�e et islamophobe dans un continuum depuis Roncevaux jusqu�aux croisades. C�est en effet la lecture des croisades par nos historiens � sans le point de vue des Arabes, pourtant prolixes sur ce sujet � qui est � l�origine des pr�jug�s principaux sur l�autre, le Mahom�tan, l�Oriental vivant sous le joug du despotisme� Encore que lorsque Voltaire �crit son Mahomet, il le fait aussi contre le despotisme royal �bien de chez nous�, comme plus tard Wittfogel le fera pour Staline ! Et malheureusement, tous nos voyageurs par ailleurs si sympathiques, de Chateaubriand et Flaubert � Loti en passant par G�rard de Nerval, contribueront � obscurcir un peu plus cette image n�gative. L�Orient, civilisation fig�e, soumise au fanatisme religieux et aux techniques traditionnelles, sans capacit� � l�innovation, servit � l�homme des Lumi�res (occidental, moderne) � dessiner son identit� collective l�gitimant son h�g�monie. Un imaginaire rappelant sans cesse l��re des croisades contribua � mettre face � face l�Orient et l�Occident. Bien plus que l�Egypte de Bonaparte, l�Alg�rie et le d�sert du Sahara ont contribu� � la mise en forme de nos pr�jug�s, dont nous subissons encore aujourd�hui les effets pervers� Mais d�j� Moli�re faisait se lamenter le bon p�re de famille : �Que diable allait-il faire dans cette gal�re !�, ne cesse de r�p�ter G�ronte dans Les Fourberies de Scapin. C�est dire si le �Turc� nous cause un probl�me depuis longtemps� et jusqu�aux d�bats actuels sur les limites de l�Europe� Les pirates barbaresques �taient bien les h�ritiers f�roces des Sarrasins qui pillaient nos c�tes proven�ales et enlevaient nos enfant. Et Barr�s dans Le Jardin de B�r�nice peut �crire : �[�] J��voquais ces myst�rieux Sarrasins, ces l�gers barbaresques qui pillaient les c�tes et fuyaient, insaisis m�me par l�Histoire.� Le mot �barbaresque � exploite bien le double champ s�mantique de la sauvagerie : celui de l�ignorance et de l�arri�ration, d�une part, et de la brutalit� et de la f�rocit�, d�autre part. Impie, infid�le, m�cr�ant, ils sont l�ennemi, l�enfer, le mal� Les Maures et autres Sarrasins, jamais nomm�s comme �arabo-musulmans �, sont consid�r�s comme des �pa�ens�. Aujourd�hui �sarrasin� �barbaresque� et �mahom�tan � ont pratiquement disparu du vocabulaire courant au profit de �musulman� et surtout �islamiste�, de m�me que le �Ghezzou� et la �razzia � ont �t� remplac�s par �djihad�, �Fellagha�/coupeurs de route et terroristes par �kamikaze�� beau d�ni culturel : ils ne sont m�me pas capables d�assumer leur pulsion de mort ! Les appellations coloniales ont �galement disparu du vocabulaire courant : des plus p�joratives, comme �crouille�, �tronc de figuier�, �bougnoule �, aux plus �objectives �, comme �n�gre�, �moricaud�, �maure�, �mauresque� pour �femme de m�nage�. �Arabico�/�bicot�, l��arbi� usit�s au XIXe (�pan pan l�arbi, les chacals sont dans la plaine�, chanson c�l�bre des troupes coloniales), ont disparu apr�s la guerre de 1914, �melon� �galement, sauf peut-�tre � Marseille, o� un proverbe populaire/populiste dit �parabole au balcon, melon au salon !�. En effet, tout un pan de la taxinomie tir�e de l�imaginaire nous �chappe, comme le signale par exemple J. R. Henry ( Les rapports franco-alg�riens apr�s la guerre). Il analyse le domaine des �blagues arabes� pour faire �merger tout le champ inexplor� des imaginaires populaires, les non-dits politiquement incorrects. Car bien entendu, les colonis�s eux aussi donnaient des noms aux colonisateurs : en ce qui concerne le Maghreb, on trouve encore aujourd�hui roumi, gaouri, nassara� La taxinomie, le pouvoir de nommer, est un enjeu consid�rable dans la d�signation de l�autre, mais sur un plan plus g�n�ral, c�est la forme euph�mis�e de la lutte des classes, et, surtout, comme l�ajoute Pierre Bourdieu, � travers la lutte pour le classement, car faire des cat�gories revient � faire des classes hi�rarchis�es, en particulier dans le domaine de la qualification de l�autre, surtout de cet ��trange �tranger)� qui campe �chez nous�. Les �thonymes (nommer pour exister) v�hiculent le sens dont les locuteurs les ont charg�s. La r�gle semble �tre une sorte de �glottophagie � coloniale depuis �fissa ! balek� jusqu�� �Bwana� : �Y�a bon Banania !� On baragouine, on abaisse son niveau de langage pour se faire comprendre de l�indig�ne : toute une litt�rature diglossique � parfois vulgaire � va se d�velopper, et des langues vont appara�tre : cr�ole, pitchin, mais aussi pataou�te, rabeu, catchinp�ga, etc., comme les argots des classes populaires, ces �barbares� de l�int�rieur qui h�rissent le bourgeois ! Mais ce sont toujours des discours d�autol�gitimation. La d�colonisation a impos� quelques changements, mais la probl�matique est identique : les indig�nes deviendront tunisiens, marocains ou s�n�galais, les autochtones alg�riens, eux, deviendront �Fran�ais de souche nord-africaine�, �Fran�ais musulmans�, puis certains �migrants� seront �rapatri�s�, et d�autres �migr�s, immigr�s, chair � canon ou force de travail, tandis que les Fran�ais partant dans les ex-colonies sont des expatri�s/coop�rants� Enfin certaines appellations changent de sens : ainsi �Beur�, Arabe en verlan, d�abord positif (la marche des Beurs/Radio Beur FM), est devenu stigmatisant, tandis que �N�gre� a �t� remplac� par Black, tr�s valorisant� Ironie supr�me, certains adoptent volontairement l�auto-d�signation identitaire des �indig�nes de la R�publique�. Par une de ces le�ons dont l�histoire est friande, la France est en effet devenue �blancblackbeur �, n�en d�plaise � certains ! Mais qu�allait-il donc faire dans cette gal�re ! Comme dit la Bible : �Les parents ont mang� des raisins verts et les enfants ont eu les dents agac�es.�