Pour 2014, Kenza a fait des vœux. Plusieurs, puisque les vœux ont ceci de commode qu'ils ne coûtent rien. Il arrive rarement qu'ils se concrétisent mais dans la tête de Kenza, la chose est entendue : demander un maximum pour avoir un minimum. Elle ne sait pas comment ça se passe avec les vœux de fin d'année mais si c'est la même chose qu'avec son père, elle connaît l'astuce. Quand elle a besoin de mille dinars, elle en demande trois mille. Et quand elle veut passer la nuit chez sa copine, elle demande l'autorisation pour une semaine. Alors pour 2014, Kenza a fait le vœu de ne plus avoir à demander de l'argent à son père. D'abord, parce qu'elle n'aime pas trop demander, ensuite, parce qu'il ne lui en donne jamais avec le sourire et enfin, parce qu'il lui en donne très peu, vu qu'il n'en a pas beaucoup. Ensuite, Kenza a fait le vœu de ne plus avoir à solliciter un sauf-conduit paternel d'une semaine pour obtenir une nuit chez sa copine. Des sollicitations particulièrement pénibles qu'elle est obligée de consentir régulièrement. Non pas parce qu'elle aime particulièrement dormir chez elle mais parce que c'est le seul moyen de voir son petit copain en soirée, qui est aussi le copain de sa copine, si vous voyez ce qu'elle veut dire. Puis Kenza, étudiante en deuxième année pharmacie, a fait un vœu un peu bizarre : qu'une fois son cursus universitaire terminé, le «service civil» accompli et sa propre officine enfin ouverte, les jeunes ne l'invitent pas en rougissant dans le coin le plus discret du comptoir pour lui dire presque dans le creux de l'oreille qu'ils veulent des préservatifs. Et que les seniors en quête de libido ne se croient pas obligés de ramener des bouts de papiers sur lesquels est inscrit le nom d'un stimulant qu'ils présentent avant d'attendre qu'on les servent, les yeux rivés au plafond ou admirant la dalle de sol. Sautant du coq à l'âne, puisque les vœux sont des rêves et dans les rêves tout est permis, Kenza a demandé une vie sans Amar Ghoul. Une vie qu'elle imagine tellement agréable qu'elle compte en renouveler le vœu à l'occasion de Yennayer que Ghoul dit ne pas personnellement célébrer parce que «c'est la fête des mécréants». Puis elle a fermé les yeux, poussé un long et profond soupir pour se voir sur la plage d'Ain Taya en bikini vert mauve sans les yeux en forme de scanners foudroyants. Et des… scanners à l'hôpital. Kenza a ouvert les yeux, elle ne soupire plus mais elle a continué à rêver et demander. Pêle-mêle, elle a formulé des vœux de comme : voir Amara Benyounès dire autre chose que son soutien à Bouteflika, ne plus voir du tout Amara Benyounès, se promener à minuit sur le front de mer, voir rétabli le crédit automobile, louer un appart sans allonger une avance de douze mois avant d'être sommé de déménager au bout d'une année, prendre un café là où on peut aussi prendre une bière, assister à des élections sans urnes à double fond, voir l'UGTA devenir un syndicat, manger du poisson, danser sur un air d'Idir en concert, acheter une baguette un vendredi à 13h28, obtenir un visa, prendre un vol d'Air Algérie à l'heure, arrêter un taxi qui s'arrête, voir un match de l'équipe nationale sans Raouraoua, ne pas mourir d'un cancer avec la feuille de rendez-vous pour une radiothérapie sous l'oreiller, guérir d'un cancer et pourquoi pas vivre un peu. Sur ce, Kenza s'est réveillée. Slimane Laouari