Evoquer le nom Ighil Ali renverrait par suggestion au Grain magique, à L'histoire de ma vie ou au Message de Jugurtha. Ce sont là quelques titres apophtegmes des ouvrages littéraires d'une famille pas comme les autres : les Amrouche. Fadhma et ses enfants Taos et Mouhoub sont issus de ce grand village. Ils ont marqué, d'une pierre blanche, la littérature algérienne d'expression française. Leur vie était tumultueuse, parce qu'ils voulaient tout simplement être différents. Etre chrétiens en s'assumant. Ce qui leur valut bien des ennuis avec leur communauté d'origine, dans les premiers temps, qui les considérait comme des «roumis», et le mépris de la France coloniale, par la suite, qui les considérait comme des «Français ratés» ou de «seconde classe»". Contraints à l'exil, ils cherchaient ce repère, ce fil invisible avec lequel ils pourraient recoudre les morceaux d'une paix interne, déchirée par un profond chagrin, ce sentiment de n'être pas compris par les leurs. Après l'indépendance du pays, les «hérétiques» étaient frappés d'un ostracisme qui ne disait pas son nom. Toutefois, même si la reconnaissance officielle de leur génie littéraire demeure, pour l'heure actuelle, une chimère, il n'en demeure pas moins que leur nom est donné à quelques édifices (cela s'arrête à ce niveau malheureusement) par des hommes soucieux de la réhabilitation littéraire méritoire, dont les Amrouche sont exclus, parce que trop intrépides et différents des autres. Même la demeure familiale… A notre connaissance, seule la maison de la culture de Béjaïa porte le nom de Taos Amrouche, et l'école primaire d'Ighil Ali, qui était l'école des Pères-Blancs, porte le nom de Jean Mouhoub Amrouche, sur un écriteau usé par le temps et la nature. Leur mère, qui fredonnait les chants anciens, est tout bonnement omise. Curieusement, la maison qui a vu naître les frères Amrouche se conserve encore, comme pour rappeler et narguer les quelques ressentiments qui ont la peau dure, un trio de poètes et romanciers hors pair. Elle est encore là, cette maison, avec deux petites portes, qui semblent n'être jamais ouvertes. Nous fermons les yeux, pour faire un saut dans le temps… Une fillette en robe froissée, les cheveux hirsutes, se tenait devant la porte, elle nous fixait de ces grands yeux, c'est Taos. Elle ne savait pas qu'elle deviendrait cette chanteuse à la voix rauque, cette poétesse, cette couturière des vers et des strophes et cette écrivaine de talent. Pour elle, c'était trop beau à le croire... Elle ria sous cape… Nous avons interrogé quelqu'un du village, si la demeure est habitée ou pas, on nous a répondu que oui. C'est une famille qui l'a louée. On nous raconte qu'un jour, Taos vint en visite familiale à Ighil Ali, après l'indépendance. Voulant pénétrer dans la maison qui l'a vue naître, elle s'est heurtée au refus catégorique de la part de «sa propre famille», probablement un oncle germain. «Trop chrétienne !», comme dirait l'autre. La famille Amrouche possède aussi une autre maison, au centre du village. Une maison tombée en ruine, malheureusement. C'est dans cette demeure, construite à la pierre sèche, sans fil à plomb, que Fadhma recevait les longues lettres de son fils Mouhoub, qui se trouvait en France. Cette maison, que l'on n'a pas daigné restaurer pour la garder comme mémoire vivante pour les jeunes générations, est vouée à disparaître, peut-être sous le béton. Une ville amnésique Bien qu'Ighil Ali soit leur lieu de naissance, les Amrouche ne bénéficient pas plus d'égard qu'un mort anonyme. L'association locale, qui porte le nom de Taos Marguerite Amrouche, a été créée beaucoup plus pour la faire oublier que pour l'honorer. Elle se débat, d'ailleurs, dans une situation de déshéritée qui lui a forcé la main jusqu'à transformer son local en… salle des fêtes durant la saison estivale ! Taos et sa famille méritaient bien plus que les tintamarres des DJs et le couscous. Le seul mérite reviendrait au chanteur fougueux et impétueux Oul Lahlou, qui a rendu un hommage émouvant à Taos Amrouche dans une chanson pleine d'images. Le CD est sorti vers 2005. Cette grande dame a sauvé de l'oubli des chants et des cantiques kabyles, propres à la région d'Ath Abbas, qui englobe les communes d'Ighil Ali, Aït R'zine et Boudjelil. Elle avait produit beaucoup de cassettes et de disques, en hommage à la femme d'Ath Abbas, qui, autrefois, chantait sans complexe ni tabou durant les fêtes de mariage et pendant les travaux champêtres. Un répertoire riche chanté par cette femme aux multiples facettes, jalouse de sa culture, alors que les mauvaises langues disaient d'elle qu'elle était renégate. Ses enregistrements sonores sont malheureusement très rares, voire même introuvables. Idem pour ses œuvres littéraires et celles de Jean Mouhoub également, qui, comble de l'ironie, ne figurent même pas, en extraits, sur les manuels scolaires de langue française, «le butin de guerre», comme la qualifia un autre géant de la littérature moderne algérienne, qui a souffert, lui aussi, de ce genre de «racisme» littéraire et culturel, Kateb Yacine, l'autre Amrouche de… Constantine.