Le 17 avril 1962, mourrait à Paris Jean El Mouhoub Amrouche. Il venait d'avoir cinquante-six ans. Ce juste d'entre les justes, cet homme dont la probité intellectuelle était unanimement reconnue, ce grand esprit qui, sa vie durant, alla à la rencontre de l'autre pour mieux se comprendre soi-même était parti sans voir s'accomplir le miracle qu'il espérait, qu'il attendait. Jean Amrouche s'est éteint quelques mois avant l'indépendance de l'Algérie, le pays chéri qui a nourri toute son œuvre poétique et puis plus tard sa carrière de journaliste éminent. Mais Jean Amrouche, ce 17 avril 1962, était tout de même parvenu au terme d'une destinée flamboyante. Rien ne plaidait en effet que l'enfant d'Ighil Ali - Jean Amrouche y est né le 7 février 1906 - serait l'une des sommités de la France littéraire, un analyste dont les avis pertinents porteront les écrivains les plus renommés à quêter son compagnonage. Jean Amrouche atteindra même les sommets de la hiérarchie professionnelle puisqu'il sera le rédacteur en chef de la Radio nationale française, responsabilité qui lui sera retirée lorsqu'il parut avéré aux cercles politiques français que de telles responsabilités étaient incompatibles avec l'engagement personnel de Jean Amrouche. C'était alors le plus fort de la guerre et le journaliste ne faisait pas secret de son attachement au pays meurtri. Les honneurs qui l'avaient consacré, la notoriété qu'il avait atteinte n'avaient jamais émoussé chez Jean Amrouche la profondeur de ses racines, même s'il avait conscience que les humanités françaises avaient contribué à forger sa personnalité. Le Français qu'il était, par convenance quasi administrative, ne gommait pas l'identité toujours récurrente de l'Algérien qui, en interrogeant l'histoire de son pays, mettait ses pas sur ceux de Jughurta, dont il marquera plus d'une fois le message éternel, et dans lequel il se retrouvait. La vie de Jean Amrouche l'avait, en fait, conduit à cette exigence de la validité de ses origines, mais aussi de sa condition citoyenne. Il n'oublia pas, dans des recueils comme Cendres, Etoile secrète ou dans l'anthologie des Chants berbères de Kabylie qui il était et d'où il venait. Cette vie de Jean Amrouche a pourtant toujours été placée sous le signe du déracinement. Encore enfant, il s'établit avec ses parents en Tunisie, avant de revenir en Algérie, puis de se fixer durablement en France. Sujet brillant, Jean Amrouche transcendera par ses facultés pour l'étude hors du commun les difficultés écononomiques d'une famille grandement désargentée. Le premier exil de Jean Amrouche, sous la férule de Fadhma, son admirable mère, avait des motivations économiques. Son cursus de normalien devait le conduire à l'enseignement et il occupera de fait des postes à Annaba puis épisodiquement à Sousse, en Tunisie. Le jeune professeur avait trouvé sa voie dans le monde des lettres, depuis peut-être qu'il avait engagé des premières correspondances avec André Gide dont il recroisera d'ailleurs le chemin lorsque à Paris, il sera un journaliste influent. Le déchirement identitaire du poète se situe dans ces années-là, à partir de 1940 et de cette conférence sur Jugurtha à Alger, et qui restera une référence car définitivement elle inscrira la trajectoire de Jean Amrouche dans l'affirmation sereine de ses racines berbères. Ce crédo lui valut l'inimitié des cercles de décision dans la hiérarchie politique française de la fin des années 1950 qui eurent raison de Jean Amrouche même si celui-ci avait l'estime du général de Gaulle. Jean Amrouche avait été l'intermédiaire entre le pouvoir français et le FLN, puis le GPRA. C'est de cette période que date la croyance selon laquelle Jean Amrouche avait été l'ambassadeur de l'Algérie combattante auprès du Vatican. Cela ne fut bien sûr pas, et en réalité cette croyance s'explique par une boutade de Ferhat Abbas qui, lors d'entretiens avec les représentants du général de Gaulle avait lancé à Jean Amrouche : « Vous serez notre ambassadeur au Vatican ! » Dans l'esprit du président du GPRA, cette boutade signifiait que l'Algérie indépendante travaillerait avec tous ses enfants, quelle que soit leur confession. Et Jean Amrouche était issu d'une famille chrétienne de Kabylie. Peut-être au demeurant, le poète aurait-il été au Saint-Siège s'il avait vécu. Il manqua alors à son parcours d'avoir vécu avec son peuple le temps de la liberté reconquise. Sur un autre registre, le poète fulgurant aura été aussi un romancier inabouti. Jean Amrouche a porté en effet, depuis Le chant d'Akli, plusieurs projets qui ne virent jamais le jour et à cet égard il n'eut pas la même réussite que sa sœur Marguerite Taos qui publia elle diverses œuvres romanesques. Cet homme, pour autant, n'en est pas moins exceptionnel et exemplaire de ce que signifie l'humanisme algérien. Ce destin prodigieux n'a pas été salué, en son pays lui-même, par la reconnaissance officielle et institutionnelle. On cherchera en vain le nom de Jean El Mouhoub Amrouche dans les espaces où s'incarne la pérennité d'un Etat dont il n'a jamais douté de sa résurgence. Mais, ce qui n'est pas une consolation, il est loin d'être le seul dans ce cas.