Montréal est une île, une vraie. Djazira. L'eau qui la baigne provient du généreux Kahnawake, nom amérindien du Saint-Laurent, un des plus grands fleuves au monde, et de la pittoresque Rivière des Prairies qui se donnent l'accolade pour enlacer tendrement la cité. Les Algériens qui y vivent en ont fait, entre eux, rien qu'entre eux, un chapelet d'îlots, un archipel, un virtuel... Djazaïr. Tant, ils se sentent chez eux ? C'est sûr, du moins pour la plupart. Mais ce n'est pas tout à fait le sens de ce waterworld, de cet aquamonde allégorique. J'entends comme presque toujours la voix de khuya Hasan me dire : «Normal, pour des Djazaïriyin, d'être des insulaires, des îliens.» Khuya Hasan, ce n'est pas tout à fait akhwamonde algérique que je viens de dire, mais ce n'est ni tout à fait ça ni tout à fait pas ça. Le liquide qui entoure chacune de ces fantasmagoriques citad'îles n'est assurément pas celui de leur affluante suée. Pur sodium. Car ils triment dur comme partout ailleurs et comme tous ici, certes. Mais à des postes qui sont souvent très en deçà de leurs réelles compétences. Bien en bas de leurs incontestables et multiples talents. Et à plusieurs emplois, parfois.Il est très vrai que c'en est ainsi, au Québec notamment, pour la plupart des immigrants, quel qu'en soit le pays de départ. Etrange problème d'équivalence des origines. Pas des personnes. Heureusement. Mais des diplômes étrangers. Décevant, pas convaincant, irrationnel. Mais ici et maintenant au Québec, et partant à Montréal, c'est une réalité insubmersible. Amère, dure, insoluble. C'est très sec à avaler avec ou sans ce goûteux breuvage pétillant au gingembre bien apprécié, qu'est le Canada... dry.Ainsi, la brillante médecin se retrouve aide-soignante, au mieux infirmière, après un retour, forcé autant qu'inévitable, de quelques interminables années, sur les bancs de l'école, avec des camarades de classe qui ont l'âge de ses enfants. En toute dignité. Tout comme ceux qui, pour une raison ou une autre, ne voulant plus entendre parler d'études, se lanceront de nouveaux défis qu'ils relèveront la plupart du temps avec philosophie et un zeste d'humour citronné. La pharmacienne, l'ingénieur, l'avocate, l'universitaire deviennent qui chauffeur de taxi, qui laborantine, qui agent de centre d'appels, qui vendeuse dans un magasin, qui travailleuse ou travailleur autonome, s'établissant à son compte. Ils pensent, tout compte fait, ne rien avoir à envier à celles et ceux qui, ils sont très rares, à avoir pu continuer à exercer dans leur domaine d'origine et au grade qui était le leur. Les ex-enseignants capésiens du secondaire, d'une petite poignée de disciplines, venus d'Algérie, font partie de cet aréopage des bienheureux du «statu quo» et de l'exception. Ils font, presque tous, cela en gardant un sourire à toute épreuve, donnant l'air convaincus de ne rien subir, de ne rien y voir de désobligeant. Ni ressentiment, ni dépit. Ce sont les règles du jeu. On n'y peut rien, mais on assure. Khedam erdjal sidhum u mnensa lalathum. Des femmes et des hommes, celles et ceux qui travaillent en sont les seigneurs. Dans ces conditions pénibles de la vraie et laborieuse Amérique, on est prêt à tout perdre, fors l'honneur ! Il est indéniable qu'en Amérique du Nord et au Canada en particulier, dès lors que l'on fait l'effort de s'adonner avec sérieux et assiduité à la moindre occupation rémunérée, la vie change de façon remarquable. La première chose que l'on gagne c'est le respect de tous : du patron, des collègues, des voisins. Mais celui aussi très intéressé des compagnies de vente de toutes sortes de biens et services et... c'est extrêmement important ici, de tous les banquiers. Cela rend naturellement, relativement facile l'acquisition de tout ce que l'on peut désirer. Absolument tout ou presque. Très nombreux sont, en effet, les ménages d'Algériens qui, du seul fait qu'ils comptent en leur sein des membres qui travaillent régulièrement et moyennant une modeste mise de fonds de départ, ont pu accéder à la propriété d'une belle habitation décente, qu'ils garniront aussitôt de tous les meubles, équipements et ustensiles modernes, dès les premiers mois de leur arrivée à Montréal ou ailleurs au Canada. De toutes les façons, propriétaires ou non, on est pratiquement tous bien logés et bien équipés, au Canada. Rares sont les pays à pouvoir rivaliser avec le standing canadien dans ce domaine comme, d'ailleurs, dans beaucoup d'autres. Tout ce qui touche à la qualité de la vie de ce qu'il y a de plus sacré sur terre : l'être humain, est de fait sacralisé. Ici, c'est de culture. A Montréal où sont établis la plupart d'entre nous. Tout autant qu'à Toronto, la première ville du Canada, la ville-reine comme on la surnomme, où je me trouve en ce moment et où, il m'est délicieux de le dire avec une indicible émotion : la moitié, oui, an'am khuya Hasan, la moitié de sa population est née en dehors du Canada. Ni'ma tama. Tout comme à Vancouver ou à Edmonton ou ailleurs, les Canadiens d'origine algérienne, à l'instar de tous leurs autres concitoyens, toutes origines confondues, vivent dignement. Très dignement. Ils sont honnêtes, respectueux et respectables. On le leur reconnaît. Ils sont respectés et appréciés, voire aimés. Ici, généralement, les gens, hommes ou femmes, jeunes et moins jeunes, apprécient de découvrir l'autre, qui quelle que soit sa culture, son origine, n'est jamais tout à fait autre ; il est toujours un peu soi-même, l'alter ego. C'est juste la reconnaissance de cette vérité immuable qui peut faire défaut et qui fait outrageusement défection ailleurs, dans la vieille et injuste Europe, générant par là-même cette bête immonde, la discrimination et son odieux corollaire l'exclusion. A la faveur du sacré bon sens Les nécessaires et immanentes dissemblances entre les êtres humains ne peuvent occulter leurs imprescriptibles ressemblances phylogéniques et métaculturelles. Les unes et les autres convergent, nonobstant tous les divers écueils, réticences et préjugés de tous bords, à façonner inexorablement les légitimes aspirations d'une société socioculturellement inclusive et harmonieuse. La voie qui y mène n'est ni royale ni linéaire. Le Canada l'a empruntée fièrement en précurseur courageux et lucide depuis fort longtemps. Bien lui en a pris. Cela ne peut en aucun cas signifier qu'il n'y a jamais de dérapages. Que non !Anecdotiquement, il y a eu dans ce havre de quiétude, épargné jusque-là des intempestives houles de xénophobie et de racisme rampant, des moments frustrants et navrants. Comme dans la seule province du Québec, il y a à peu près deux années, de cela. Quelques parti-culiers provinciaux, liés à un parti-cule politique, en mal de programme électoral, ont essayé d'instiller insidieusement au Québec ce type de germe dont on croyait ce coin du monde immunisé ad vitam aeternam. Ils y sont presque un tout, mais alors tout petit peu parvenus. Pas plus que le temps d'une campagne électorale effroyablement politicienne et mesquine.Ce terne et regrettable épisode n'a en aucun cas réussi à déparer la belle province de son éternelle grâce et de la beauté de l'âme de son magnifique peuple multiethnique et multiconfessionnel. Le mal n'a pas du tout pris. L'assaut infectieux a relativement vite été circonscrit et tout risque d'épidémie éradiqué. A la faveur du sacré gros bon sens de tous, comme on dit ici. Des Qbaqeb, comme des citoyens à part entière que sont également ceux qui sont d'origine fraîchement immigrante. Qbaqeb, pluriel de qebqab, est le nom que donnent affectueusement et avec quelques vapeurs d'humour les Nord-Africains d'origine à leurs autres sœurs et frères d'origine européenne un peu plus lointaine. C'est que les qbaqeb, sorte de sabots ou claquettes en bois, on évolue avec, dans des hammams, ces bains hyperchauffés, avec une température ambiante de plus de 40 degrés Celsius, soit 104 degrés Fahrenheit. Et nullement, au milieu de ces montagnes de neige et de glace avec des températures pouvant atteindre avec le facteur éolien -40° C, -40 F ! Ah ces Norafreux ! Les Qbaqeb sont donc les Québécois dont certains aiment à se parer de ce label réchauffant de : «pure laine» ne pouvant et/ou ne voulant dire véritablement : de souche. Car en Amérique du Nord, hormis les trop peu nombreux braves autochtones amérindiens, les Peaux-Rouges, c'est eux la souche, on est tous d'origine immigrante. Blancs, noirs ou jaunes, métis gris ou marrons, bleus, roses ou arc-en-ciel. La différence réside dans l'année de débarquement et du moyen de transport utilisé pour faire la traversée transatlantique. Les premiers sont arrivés en nefs, les plus récents à bord d'aéronefs. Le décalage horaire, le jet lag, en sus. That's it. C'est ça qui est ça, comme on aime à dire icitte, ici au Québec. Chez nous. L'innommable même si éphémère campagne aux relents pararacistes, si ce n'est parfois racistes tout court, a trouvé prétexte dans les comportements contreproductifs et il faut le dire assez choquants, ici, de certains individus. Ceux-là voulaient imposer certaines interprétations discutables de leur propre religion à une société franchement, farouchement et proactivement laïque, bien que tolérante et remarquablement respectueuse du fait religieux. Ces gens-là, qui se sont selon toute vraisemblance trompés de destination, ne voulaient pas que leurs épouses soient, par exemple, auscultées dans des hôpitaux publics par un médecin de sexe masculin. D'autres voulaient de facto interdire la mixité dans les piscines publiques ou encore que certaines femmes (???) ayant le visage entièrement couvert devaient voter sans se découvrir aux seules fins légales d'identification devant les scrutateurs des deux sexes... C'est dicter de manière outrancière sa propre perception religieuse, forcément personnelle, à tous. Au Canada, en Amérique du Nord, en l'an je ne le sais plus. Sebh'an Lah ya Ltif. Erreur monumentale. La chasse «aux accommodements raisonnables» était ouverte. Sans sommation et sans discernement. Les bounty hunters professionnels, les chasseurs de primes électorales étaient à l'affût. Certains média de bas de gamme et populistes comme de déraison en ont fait leurs choux gras et ont même poussé, voire overboosté, un peu trop le char. Tour à tour, le judaïsme, l'Islam, le sikhisme ont sans succès et sans gloire été soumis aux aboiements de la minable meute. Les citoyens d'origine immigrante récente bien intégrés n'en ont cure et n'en ont aucunement souffert. Mais ceux qui l'étaient moins ou un peu moins, car il y en a toujours, n'ont pas vécu cela très sereinement. D'autant que par dérapage politicien, on a amalgamé ce type de problème à deux autres dont un d'une extrême sensibilité. Le parasitisme social : délit majeur et inadmissible qui ne vaut à ses auteurs que mépris et récriminations de la part des contribuables sourcilleux et intransigeants de cette partie de l'Amérique du Nord, éprise d'équité. La vie aux crochets de la communauté de certains immigrants est en vérité un phénomène relativement peu répandu. Ordinairement, quand on en parlait, on ne visait jamais les immigrants en particulier, mais par démagogie racoleuse on a commencé à les viser indûment et quasi-exclusivement cette fois. La mère de toutes les batailles Si les Algériens d'origine n'ont pratiquement jamais été impliqués directement dans les évènements liés à des pratiques ou à des comportements religieux scandaleux, ce n'était pas tout à fait le cas pour ce qui est de ce deuxième volet de la mise à l'index. Quelques grosses grappes de citoyens d'origine algérienne étaient vraisemblablement concernées. Il y en a très peu en termes relatifs, mais il y en a quand même qui, après quelques tentatives infructueuses de trouver de l'ouvrage, ne veulent plus rien faire si ce n'est téter, toute honte bue, l'étique et fripée mamelle du revenu de l'assistance gouvernementale ou plutôt... croquer du fenouil. Ogm, naturellement. Offert gracieusement, mensuellement. Pour végéter, il n'y a rien de tel que le besbes, le fenouil. C'est le nom botanico-crypté que les Nord-Africains donnent à ce minuscule revenu du bien-être social : le BES, en acronymes gouvernementales, qui ne permet rien d'autre, à ceux à qui on l'octroie, que de tirer le diable par la queue dans un monde d'une grasse opulence. Mais la plus importante question qui a été soulevée durant ce débat aura été le statut ou plus prosaïquement la place de la femme au sein de certaines communautés. C'est la mère de toutes les batailles. Plus que partout ailleurs au monde, sur cette terre du Canada, la femme, en parfaite communion avec toute la société, n'accepte ni ne cautionne aucune différence de quelque ordre que ce soit, en dehors de celle qui est physico-biologique. Quel qu'en soit le motif. Les femmes au Québec et au Canada ne se différencient des hommes que par leur ravissante coquetterie, leur grâce angélique et leur divine féminité. Elles sont de sexe féminin. Elles y tiennent absolument et entendent bien le rester. Mais elles ne représentent aucunement le sexe faible. Elles sont les égales, ned le ned, des hommes. Djedi u djedek. Qedi u qedek. C'est fortes de toutes leurs conquêtes identitaires, sociales, culturelles et j'en passe que les Canadiennes et en l'occurrence les Québécoises ignorent réellement et ne fêtent jamais le 8 mars. C'est parce qu'indubitablement leur année, la bissextile comprise, compte scrupuleusement 365,25 huit mars, comme celle de leurs grands-pères, de leurs pères, de leurs frères, de leurs oncles, de leurs cousins, de leurs conjoints, de leurs beaux-frères, de leurs copains, de leurs voisins, de leurs collègues masculins, de leurs amis et de leurs ennemis ou de leurs adversaires masculins, quand elles en ont. Pauvres Canado-Québécoises qui n'ont même pas une orpheline journée à elles toutes seules. Rebi m'ahum. La fête qui est célébrée, avec faste et éclat, au grand bonheur des commerçants de cadeaux et de fleurs, est la Saint-Valentin, la fête des amoureux. Le 14 février. Ce jour-là, invariablement, chaque an, la moitié des hommes du Canada ou presque change prénom pour devenir Valentin tandis que l'autre moitié ou presque, de sexe féminin, troque également son prénom de l'ordinaire quotidienneté, au profit de celui de Valentine. Il n'y a que celles et ceux à qui leurs parents avaient déjà donné ce prénom de circonstance qui doivent se dire : et nous donc ? S'appeler Valentine ou Valentin, 365,25 jours par an, sans un seul de répit. Y faut s'rebeller. Y faut s'créer un jour ! Mondou, qu'il est injuste ce Canada à ç't'heure ! L'internatio..Val...entin sera le nouveau genre humain ! En vérité, le 8 mars est fêté uniquement par les milieux associatifs et les syndicats, qui expriment à cette occasion avec les femmes d'ailleurs qui luttent pour leur émancipation, leur agissante solidarité de la part de tous les Canadiens sans distinction de sexe. Teswaw maktar. Lber u lbh'er. Chems u lqmer. Teswaw u teswaw. Li nqul qlil. Ayen aradnini drus. Non. Ce n'est pas celle de leurs larmes. Pur sel. Ils ont tellement pleuré. Avant de partir en voyant les leurs tomber puis en quittant. En laissant tomber tout ce qui les fondait : les leurs, la maison-mère, leur sol, leur ciel, leur air, leur vent, leur musique. Tout le long du long périple, la coulée sera abondante. Cher ya 'eyni. Izriw yeghlev leh'mali, ul ikhaq dima yeh'zen. Arrivés à destination, les yeux rougeoieront longtemps après. A l'image de la feuille d'érable en été indien ornant l'emblème de leur nouvelle terre. Mais les glandes lacrymales resteront tristement taries. De toutes les manières, à Montréal, comme partout ailleurs où on réussit à échouer, on ne peut même plus larmoyer, pas quand, comme la plupart d'entre nous ici, on vient de l'Algérie des années 1990. C'est l'adieu aux larmes. Un Canada dry once more. Please. S'il vous plaît. Reh'ma 'el weldin. Nébuleuses de questions Ce n'est pas celle de leur salive, emplie de bulles d'illusions et/ou de mirages. C'est selon. Qu'ils ravalent pour ne pas dire certaines choses. Pour ne pas avoir tout le temps à rappeler la lucide rengaine sur la relativité des choses. Belles ou moins belles, ou souvent les deux à la fois. C'est toujours et encore selon. Car partout, là où ils vont, on leur pose des questions. Nébuleuses de questions. Incompréhensibles, souvent, au même degré que seront leurs réponses. Ciel, que de questions ! Dans leur pays d'ici comme dans leur pays de là-bas. Cieux de questions. Au départ, à l'arrivée, aux escales. Ils répondent en nuançant le plus possible leur répartie. Souvent par délicatesse, par retenue. Presque jamais par peur. Ils ne sont pas à un défi, à une bravade près. La peur se tient, désormais, loin. Assez. De celles et ceux qui ont osé le big bang du déracinement et de la re-création. De celles et ceux qui ont stoïquement relevé le gant de ce combat ténébreux qu'on n'aurait jamais souhaité livrer de sa vie : le reset, la remise à néant de leur étant. Jeune et/ou en d'autres temps, c'est déjà une gageure.A l'approche de la quarantaine ou de la cinquantaine et d'un nouvel instable millénaire. Doux Seigneur, que de dureté, que de brutalité, que de... Je déglutis mes mots. Surdétermination des douleurs. Dans la douleur. C'est reparti quand même. A des milliers de lieues du présent mal offert de leur parentèle, de leurs amis. A d'opaques années-lumière de la tombe de leur passé, de celle de leur mère nourricière et de celle dont personne ne se remémore si jamais connue de leur... ombilic et de leur placenta. Ce n'est pas celle provenant de leurs organes internes. Les Algériens sont aussi propres, sentent aussi bon, sont aussi respectueux de la nature et de leur environnement que tous leurs autres concitoyens. Ils ne détonnent ni ne déparent d'aucune façon dans le sain et joli décor de la vie quotidienne qui est le leur et qu'ils entretiennent dûment et amoureusement. Ils sont aussi beaux que tous les autres et aiment tout autant la beauté que tous les êtres humains. Ils n'enlaidissent, ni ne salopent, ni ne maganent, ni ne détruisent rien. Ils méritent tous les égards du monde. Ce n'est pas celle qui a débordé sans vergogne du ras-le-bol saumâtre, du trop-plein fangeux, qui constituait l'essentiel si ce n'est l'unique et encombrant bagage qu'ils ont trainé malgré eux sur plusieurs milliers de kilomètres. Ils en avaient plein les pores, plein la tête, plein le mauvais sang. Alma Mater C'est une juste une solution. De synthèse mais pas synthétique. Ambivalente. Trouble sans être fangeuse et troublante sans être confondante. Elle rappelle l'amnios. De leur alma mater. Elle est là pour protéger et permettre de bouger à son propre rythme, dans toutes les acceptions des termes et de l'expression. Faire ce qu'on veut, loin des regards observateurs, indiscrets et/ou inquisiteurs. Ou supposés l'être, selon ce que l'on croit, bon nombre de fois à tort. Mais de toutes les façons on a droit aussi bien à l'erreur qu'au bonheur. Les deux en l'occurrence ne sont pas incompatibles. Elle leur sert alors quelque peu d'intra-isolant, de muraille liquide. Autant repartir comme on le veut, à l'abri de toutes formes de voyeurisme, sans souffrir des remarques allusives, de commentaires moralisateurs, de jugements culpabilisateurs. A tout le moins forcément subjectifs et potentiellement déstabilisateurs. Ensa lhem yensak. On est en Amérique. On ne vit pas du tout dans les mêmes conditions que nos frères moins chanceux qui, chaque jour que le Ciel nous offre, se frottent courageusement, debout, à cette urticante, ingrate, aigrie, et recourbée vieille Europe qui n'a jamais su assumer ses responsabilités et ses bourdes coloniales. Ici, on est dans le Nouveau Monde, sans passé litigieux du moins entre autres, avec nous les Nord-Africains. Dans le pays de la liberté. Là où l'individualisme n'est pas forcément synonyme des haïssables égoïsme et égocentrisme. Cela étant, ici le grégarisme, non seulement n'est pas de mise, mais est perçu plutôt comme un archaïsme, une régression, une étroitesse. Alors, que chacun soit heureux à sa guise, sur son île promise ! Mais on est à mille miles de la réalité, si l'on pense que cela veut dire que les Algériens de Montréal ne se fréquentent pas du tout. Il y a même un quartier du centre-est de Montréal, hier encore fief de la respectable et puissante communauté italienne, qui a été rebaptisé : la petite Afrique du Nord ou le petit Maghreb. Tant il y a une concentration, loin d'être exclusive, de gens originaires de ce sous-continent. Un peu plus à l'Ouest, caracole un autre lieu très achalandé par les nombreux nôtres que sont les Algéro-Maroco-Tunisiens. C'est l'enclave périphérique du marché Jean-Talon. A ces deux places-là, et un peu moins ailleurs, la nostalgie, comme partout ailleurs, est mercantilement bien exploitée. Les noms de commerce arborés sur les enseignes, parfois même en caractères arabes, voire plus rarement en tifinars, sont des répliques sans copyrights des magasins d'Alger, Casablanca, Tunis, Rabat, Oran, Annaba, Biskra, Lesnam et d'autres coins de la même contrée. Ainsi, on retrouve la Table fleurie, la Bastille, le Tassili, Ezitouna, Qahuat Bab El Oued et tutti quanti. Microcosme Ce qu'il y a de remarquable dans ce microcosme, c'est l'effacement jusqu'à sa plus congrue des portions du sentiment nationaliste étroit. On se sent plus nord-africain ou maghrébin. On se réclame plus de la belle grande région subcontinentale que des Etats sanitairement calfeutrés d'où l'on est originaire. Ce n'est pas général et systématique, mais c'est loin d'être seulement épiphénoménal. Surtout chez les plus jeunes et paradoxalement les plus âgés. En d'autres termes, ceux qui n'ont pas trop subi les dégâts que causent les versions spécifiques locales de l'historiographie officielle, serinées dans les écoles. Les territoires des Peuples-Unis d'Afrique du Nord s'étendent paisiblement du boulevard Saint-Michel au Boulevard Pie IX, à... Montréal. Avec notamment deux enclaves, celle du marché Jean-Talon à l'ouest et celle de Saint-Léonard à l'est. C'est loin d'être un ghetto. Les maisons urbaines et les immeubles sont beaux, décents et bien maintenus. On y dispose gratuitement de toutes les commodités socioculturelles et sportives en rapport avec le standing canadien : bibliothèques avec internet, piscines publiques, jardins et parcs publics gazonnés et fleuris avec fontaines et toilettes, pistes cyclables, terrains de sport où on peut pratiquer, entre autres, le hockey sur glace, sport canadien par excellence, le baseball, le football (américain, sorte de rugby) et notamment le soccer. C'est ainsi que l'on désigne ici, en Amérique du Nord, le football de chez nous. Il y a toutes sortes de magasins qui regorgent de produits du monde entier. Vous pouvez acheter et consommer durant toute l'année les fruits et légumes de n'importe quelle saison, selon la quantité et la qualité de votre choix et selon vos moyens. Les saisons n'existent pas sur les étals à Montréal. Les commerçants nord-africains sont aussi accueillants que tous les autres. On y va durant Remdan spécialement pour les dyul, les qtayef et les inévitables zlabiya et qelb eluz. Et ordinairement, de temps à autre, pour acheter de la Selecto ta' 'Emi Hamoud Boualem, Lah yereh'mu, des qnidlate et des dziriate, de la viande halal et... des merguez. La concurrence sur ce produit maison est telle que vous ne saurez jamais où l'acheter. Croquant sans ciller dans la savoureuse pomme du péché mignon des Méditerranéens que nous sommes, celle de l'exagération superlative à la Pagnol, vous pourrez lire sur presque toutes les enseignes des boucheries : ici on vend les meilleures merguez de la ville. Selon la théorie des probabilités, ce qui est à peu près sûr, khuya Hasan, le jour où tu viendras à Montréal, ncha Lah, tu le sais maintenant, les merguez que l'on fera griller dans le jardin sur le barbecue, on les aura achetées chez un boucher certes sympathique... mais selon toute vraisemblance menteur. Dans cet arrondissement, l'état des artères et rues est nettement supérieur à la moyenne montréalaise. Il n'y a pas de scabreuses ornières, comme dans beaucoup d'autres endroits de la ville. C'est très propre. C'est bien éclairé. C'est safe et sécure. On n'y rapporte pas plus de faits de délinquance et d'activités policières qu'ailleurs. Les personnes des deux sexes et de tous les âges circulent et se promènent seules ou accompagnées à tous les moments du jour comme de la nuit, en toutes saisons. C'est très bien desservi en matière de transport. Il y a les bus et le métro de la bien nommée ligne bleue. On y évolue bien. Il n'y a pas beaucoup de stop, d'arrêts obligatoires, pas beaucoup de sens uniques, les one way, ni beaucoup d'impasses, les no exit. A vitesse raisonnable tous les feux sont verts. La gestation des futurs Etats-Unis d'Afrique du Nord peut bien commencer ici. Le rêve de l'Etoile nord-africaine est dans de bonnes têtes Pour l'heure, les gens venus d'Algérie ne constituent pas, à vrai dire, une communauté. Loin s'en faut. Il y a des associations qui font ce qu'elles peuvent, des journaux qui paraissent quand ils peuvent. Mais cela ne saurait suffire. Pour toutes les raisons qui ignorent la raison, les Algériens à Montréal essaient plutôt de s'éviter. Quand on se croise au cimetière les jours de fêtes religieuses, au marché, dans un magasin, dans un café pour voir un match de soccer du club Algérie ou du club tricolore de Zizou, dans le métro ou dans quelque autre endroit bien famé, quand on se reconnaît, à l'accent, à la gestualité, au regard, on peut se saluer et échanger politesses et amabilités. Quand on a un peu plus de temps par la force des choses, dans la salle d'attente du consulat ou en linant (laillenant), en faisant la queue pour entrer voir un spectacle quasi-exclusivement algéro-algérien de Idir, Khaled ou Slimane Benaïssa, on entame souvent un peu plus qu'un ti brin de causette. On the spot, généralement sur les nouvelles ta' lbled que l'on a toujours au cœur. Malgré tout Bladi nebghik. C'est précisément à la sortie du concert d'Idir auquel j'ai eu le plaisir d'assister avec ma fille de 19 ans, à ce moment-là, l'été dernier, que j'ai fait la connaissance de celui à qui j'ai immédiatement donné le nom de 'Emi Sa'id, Rebi yedekru belkhir wela yereh'mu, ncha Lah.La soixantaine passée, au moins. Taille moyenne. Les traits fins et beaux. Le teint blanc rosé. Le cheveu rare, blanc, coupé court et bien peigné pour ce qu'il en reste. Pas de moustache. Bien rasé. Il fleurait bon. Suaves effluves de fougère. Un connaisseur. Elégamment vêtu. Les chaussures impeccablement bien cirées. Un gentleman. La classe à l'état pur. Mqeter. Babaha. Je ne sais vraiment pas d'où il était sorti. Tout sourire, il s'approche de ma fille et de moi. Il nous salue très respectueusement : Mselkhir benti. Mselkhir wlidi. Il ne se présentera pas. Son accent ne laissait aucun doute. Typiquement algérois. Il nous regarde, il comprend que nous étions ravis de la soirée que l'on venait de passer, comme absolument tous ceux qui étaient là comprenant ou non la belle langue berbère. L'ambiance y était chaleureuse, festive, mais comme toujours empreinte de cette gravité irrépressible que génèrent immanquablement la nostalgie et l'éloignement de notre air, de notre vent, de notre premier sel de vie. Il ouvre la bouche. De belles dents blanches. Il prononçait très calmement : «Vous savez...» On attendait religieusement la suite de ce qu'il voulait bien nous dire et que nous souhaitions vivement écouter, car tout en lui inspirait confiance et respect. De toute évidence, c'est quelqu'un qui pèse ses mots. Son silence paraissait interminable. On croirait qu'il cachait dans sa tête une pochette de profondeur insoupçonnée dans laquelle il allait puiser une à une les lettres pour former ses mots, comme au jeu du scrabble. Il avait pris au total plus de dix minutes pour nous distiller, presque tout en français, cette tellurique profession de foi : «Je n'aime pas Idir comme je n'aime pas tous ces milliers d'Algériennes et d'Algériens qui viennent le voir ici. Vous avez vu comment il est extraordinaire de sensibilité, de talent, de tempérance, de générosité, d'humanité. Vous avez vu comme elles sont toutes belles, combien ils sont tous beaux, bien éduqués, bien mis, ils parlent bien et plusieurs langues, comme ils savent se tenir. Wled familia ga'. Ga' betba'we chen. C'est pour ça que je ne les aime pas et que je ne veux ni les voir ni entendre parler d'Algérie, car à chaque occasion comme celle-là où je finis par me retrouver malgré moi, je me dis : ‘‘Tant que des enfants du pays de cette trempe-là ne peuvent ou ne veulent pas y vivre, ça veut tout simplement dire pour moi que c'est au cimetière sunnite de Laval, sur l'île de Jésus, au nord de Montréal, que l'on me mettra en terre. Loin de la tombe de mes premiers miens. W leh'dit qyas.» Sitôt finie sa dernière phrase, il disparut mystérieusement, pendant qu'à chaudes larmes, j'essayais tant bien que mal de traduire ses expressions algéroises à ma fille, dont les larmes coulaient comme des perles de rosée sur ses belles joues de jasmin. Deux miracles en un suivront gracieusement cette apparition de toutes les interrogations. Je venais de pleurer pour la deuxième fois au Canada. Premier miracle. La première, c'était en apprenant ici, loin d'elle, la mort de ma mère dans son Alger natal. Lah yereh'mek. Ad felem ya'fu Rbi. Le deuxième, est à retardement, c'est sûr. Il est à effet de latence. C'est pour quoi il n'est pas encore là. Je l'attends. Vous l'attendez vous aussi. C'est sûr. Nous l'attendrons tous ensemble, en totale communion. Loin corporellement les uns de autres, mais tous sous un même et unique ciel. Celui de cette petite planète bleue. Vue à juste et bonne hauteur humaine, elle n'est naturellement pas défigurée. Par ces injustes pointillés tracés presque toujours par les armes sur des cartes. Pour séparer les enfants issus tous du même limon originel. La Terre finira par appartenir à tous les Terriens sans aucune distinction. Comme déjà ici et maintenant au Canada et au Québec. W leh'dit qyas.