Chevronné dans le domaine archéologique et de l'histoire, M. Abderrahmane Khelifa s'est investi à fond en sa qualité de chercheur dans la protection et la préservation du patrimoine. Un credo qu'il a conjugué à tous les temps durant tout son parcours professionnel pour sauvegarder cette mémoire collective. Sans verser dans le pessimisme, il fait un état des lieux assez déplorable de cette dure réalité au regard de la dégradation et du délabrement avancés du patrimoine. Ayant sillonné l'Algérie, il a initié de nombreuses recherches sur certaines villes anciennes, disparues ou encore fonctionnelles, pour mieux appréhender cette richesse incommensurable du patrimoine dans toute sa diversité. Passionné par l'histoire, il fait une incursion dans ce passé pour le débarrasser des scories idéologiques et des a priori et dévoiler une histoire souvent méconnue et dévoyée. D'une culture incommensurable, l'auteur, soucieux de ce patrimoine, s'adonne avec ardeur et vélocité à l'écriture d'ouvrages intéressants pour fixer et figer cette mémoire. Dans cet entretien, il livre avec précision le problème crucial de ce secteur qui n'a pas pris encore son envol. L'essentiel est de coordonner les multiples actions des archéologues et des architectes pour cette préservation.Voici des propos sensés d'un amoureux du patrimoine qui donnent l'alerte de ce secteur cardinal. En tant que docteur en histoire et en archéologie, quel état des lieux faites-vous du patrimoine ? Je ne voudrais pas être pessimiste mais je peux vous dire que le patrimoine est en train de subir de nombreuses dégradations à travers l'ensemble du pays. Cela est du, au fait que le pays connaît un boum dans le domaine de la construction et que pour contrôler ce nouvel aménagement du territoire, il faut que les circonscriptions archéologiques ou leur équivalent soient fonctionnelles. Or elles n'existent plus. Les archéologues sont rattachés à la Direction de la Culture de la Wilaya qui ne donne pas toujours les moyens pour intervenir et qui ne sont pas toujours intéresser par les problèmes relatifs au patrimoine. Je pourrais vous donner des milliers d'exemples où les archéologues sont bloqués. Or le travail de recensement ou de protection des monuments historiques, ou de fouilles ne peut se faire à partir d'un ministère et nécessite des structures locales. Il n' y a qu'à voir le nombre de découvertes archéologiques qui sont signalées et qui ne sont même pas prises en compte dans le Bulletin d'Archéologie Algérienne censé recueillir toutes les découvertes et faire le point scientifiquement. Ce bulletin n'existe plus. On continue de travailler à partir de l'Atlas Archéologique de Gsell qui date de 1911. Avant le territoire était quadrillé par des archéologues et des architectes qui faisaient un travail immense soit de restauration soit de fouilles à chaque fois qu'il y avait de grands travaux. Si on prend le grand projet d'autoroute est ouest, à ma connaissance il n'y a pas d'archéologues qui suivent ce projet et des collègues géologues me signalent tout le temps la présence de vestiges qui sont effacés par le bitume. Les métiers du patrimoine sont des métiers de terrain. En votre qualité de directeur du patrimoine au ministère de la Culture depuis de nombreuses années, pensez-vous que, depuis les premières assises du colloque sur le patrimoine, il y a eu une nette amélioration pour sauvegarder ce secteur ? Certains disent que le patrimoine s'est doté d'une nouvelle batterie de textes qui le protègent. En fait sur le terrain il n'en est rien. L'homme détruit malgré la loi. Il suffit d'aller à Bordj El Kiffan pour voir dans quel état se trouve l'ancien fort d'époque ottomane ou à Tamentfoust (antique Rusguniae) pour voir comment les villas «mangent» les terrains archéologiques sous l'œil indifférent des autorités et cela malgré les concepts de secteurs sauvegardés ou de réserves archéologiques. Je ne parle pas des sites à l'intérieur du pays où de l'immensité des Tassilis qui sont laissés à l'abandon et qui avaient en leur temps des stations de surveillance des rupestres comme celle de Timenzouzine ou comme la ferme d'expérimentation de la faune et de la flore qui a été abandonnée. Allez aux Djeddars dans la région de Frenda, aucun gardien ne vous recevra. Ni même à Tobna (antique Thubunae) Un texte ne vaut que par son application. Les textes d'application, qui ont été repris à d'autres législations, comme la loi Malraux sur les secteurs sauvegardés qui datent des années , n'ont pas tenu compte des personnels qualifiés ni même des structures à mettre en place pour faire appliquer ces textes. Mais de fait, même en France, il y a des zones qui ont été classées secteurs sauvegardés et qui à ce jour n'ont pas eu leur plan de sauvegarde. Dans ce pays, les commissions départementales des monuments historiques, incluant des architectes et des archéologues, fonctionnent normalement et sont associées à toute opération urbaine, ce qui est loin d'être le cas chez nous. Je prends le cas de villes comme Constantine, Tlemcen, le Mzab… qui ne sont pas prêtes d'avoir leur plan de sauvegarde à moyen ou même à long terme. Prenons un autre cas, celui de la Casbah d'Alger qui pourtant était en avance dans le cadre de ce plan. Pourtant les maisons qui s'écroulent chaque jour rendent caducs les plans établis qui sont de ce fait faux. Faut il faire des plans de sauvegarde ou sauver les bâtisses ? Le morcellement de l'Agence nationale d'archéologie (Office de gestion des biens culturels et Centre de recherches archéologiques) a porté un préjudice incommensurable au patrimoine. Non seulement l'organisme de gestion des biens culturels, qu'on a voulu à caractère économique, n'a pas apporté des bénéfices escomptés du point de vue financier ni même de la mise en valeur, mais en plus on a séparé l'archéologue chercheur de l'architecte restaurateur alors qu'ils doivent travailler de concert soit en milieu urbain soit sur les sites historiques. Combien y a-t-il de chantiers de fouilles ? Le nombre d'architectes et d'archéologues est plus important à la centrale que sur les sites. Selon vous, la sensibilisation de la société civile peut-elle contribuer à préserver notre richesse patrimoniale ? Cette sensibilisation ne peut venir que par l'encouragement d'associations de protection du patrimoine. Celles-ci ont peu de moyens même si la volonté chez les jeunes avides de connaître leur patrimoine est évidente. On peut citer l'Association Minerve de Tébessa, celle de Bouira ou celle de Nedroma (la Muwahidiya). Ces associations essayent contre vents et marées de protéger leur patrimoine local. Elles doivent être prises comme des partenaires précieux et pas comme des concurrents ou des adversaires. On doit leur donner plus de moyens et ne pas les considérer comme des empêcheurs de tourner en rond. En tant que spécialiste, est-ce que les moyens pécuniaires font défaut ou est-ce le manque d'architectes restaurateurs ? Si à une certaine époque il y avait un manque d'argent flagrant dans le domaine de la culture et particulièrement dans le domaine du patrimoine, ce n'est plus le cas maintenant. Et pourtant ! L'argent ne résout pas tout surtout si on ne prend pas en charge la dimension humaine. La preuve : des sites entiers comme Madaure ou Khamissa (Thubursicu Numidarum), Announa (Thibilis) sont à l'abandon. Si l'Institut d'Archéologie et l'EPAU forment des archéologues et des architectes, ces derniers n'arrivent pas à trouver du travail alors que tous les sites ne sont pourvus. Loin s'en faut ? Par ailleurs, il y a une inégalité dans les salaires. Un archéologue détenteur du magistère est payé deux fois moins que le même archéologue qui enseigne à l'Université. Les deux faisant partie de la Fonction publique Cela fait des saignées qui portent préjudice au secteur patrimoine. Quant aux architectes restaurateurs, ils préfèrent enseigner dans les écoles d'architecture et d'être employés par les bureaux d'études chargés de faire des études de restauration. Très peu sont employés dans le secteur de la culture. Quel est votre avis sur la restauration de certains monuments et sites comme la villa Abdelatif, la Casbah et la villa Mahieddine ? Je ne peux porter de jugement sur le travail des architectes mais j'ai appris par la presse qu'à la villa Abdelatif, on avait découvert, en faisant des fouilles, un système hydraulique «exceptionnel». Après renseignement, aucun archéologue n'avait participé à cette fouille alors qu'il existe une réglementation en matière de fouilles. On avait «déblayé» un bassin sans tenir compte de ce qu'on pouvait trouver. Cela veut dire que les stratigraphies ont été ignorées et qu'une importante documentation (céramique, monnaies, etc.) a dû être jetée. De plus, on ne savait pas qu'en contrebas un système hydraulique de norias avait été trouvé ni même qu'une ferme d'époque romaine avait été fouillée au début du XXe siècle où fut trouvée la fameuse tête d'Hadrien déposée au Musée national des antiquités. Ces travaux doivent faire l'objet de publication car ce sont des renseignements qu'on ne pourra trouver nulle part. Imaginez que la restauration du Tombeau Royal Maurétanien n'ait pas fait l'objet de dessins, de bibliographie, de publication ? On aurait cru que l'aspect actuel est l'aspect originel. Que non ! Avez-vous un nouvel ouvrage en chantier après Histoire d'El Djazaïr El Mahroussa et Honaine, ancien port du royaume de Tlemcen ? Oui, j'en ai même plusieurs en chantier dans le sens où je m'intéresse à l'histoire de mon pays, de ses villes et de ses monuments. J'espère sortir un ouvrage d'ici la fin de l'année dans la même veine que les précédents. Entretien réalisé par Kheira Attouche