Dans son «shangai» délavé qui défie le temps, assis sur un tabouret très bas, échine courbée face à ses filets suspendus au grillage du jardin de la place d'El Qods, à El Khmis, le mythique rendez-vous des petits négociants, du fil passe entre ses doigts d'une main à l'autre avec une adresse des plus rares. Lui c'est Abdelkader Melioui, Kakou pour les intimes, la soixantaine bien portante, «l'artiste du nœud» comme le définissent ses amis depuis trente ans. Tous les matins que Dieu fait, il s'installe dans son «2m2» de trottoir qu'ont bien voulu lui réserver les services municipaux en 2007, avec le rebord de la clôture du jardin public comme étal, pour entamer une dure journée de labeur, les yeux rivés sur ses cordelettes et sa paire de ciseaux. Des mailles de son imagination, sortent des filets en tous genres : des hamacs, des bibelots qui font la joie des nostalgiques du filet à fruits frais si cher aux citadins, avant que la ville ne tourne définitivement le dos à la mer. «Un filet moyen peut contenir toutes les victuailles dont on a besoin pour le repas de midi. On peut y mettre aisément du poisson, une botte de persil, quelques fruits, deux ou trois pains…», nous affirme Kakou, entre deux mailles de fil marron. Ce métier est une spécialité des hommes de la mer. Les pêcheurs qui fabriquaient des «dragueurs» pour le poisson en ont fait un métier secondaire et c'est ainsi qu'est née sa passion, nous explique Kakou. «C'est mon frère aîné, pêcheur, qui m'a initié à ce métier depuis mon jeune âge.» De fil en aiguille, et après avoir mis du cœur à l'ouvrage trente ans durant, Kakou est devenu l'unique adresse de tout Bougie pour le bon filet. Ecoulé à 200 DA la pièce, le «dragueur», produit de base de cet artiste, n'enrichit pas pour autant, quand on sait que la fabrication d'un filet prend en moyenne une heure de temps, soit au maximum quatre ou cinq unités par jour. Transmettre le métier ? «Oui, j'en rêve avant de raccrocher définitivement», nous avoue-t-il avec un soupçon de dépit. «Il faudrait que les autorités à tous les niveaux s'intéressent à ce métier qui peut faire vivre des dizaines de familles. L'ère du bénévolat J'ai sollicité le centre des handicapés de la ville pour initier une classe d'apprentissage au profit de cette catégorie sociale qui pourrait en faire un métier principal, mais les responsables ont exigé que je le fasse gratuitement», nous explique Kakou dont les trois enfants ainsi que l'épouse pratiquent ce métier à la maison, parallèlement à leurs professions. Le ministère du Tourisme à qui échoit en premier le développement de cette activité afin de donner l'impulsion nécessaire à ce secteur, préfère faire la part belle au toc ramené par bateaux entiers de Chine. Rencontré sur place, M. Remila, un autre artiste versé dans la transformation en objets d'art de toutes sortes de lustres, lampadaires et abat-jours, nous dit se battre depuis des années contre «cette invasion d'ersatz de souvenirs qui défigurent les sites touristiques de la ville comme Les Aiguades et le Cap Carbon, alors que les artistes à Béjaïa ne manquent pas d'imagination et peuvent offrir aux touristes des objets artisanaux propres à la ville». Béjaïa a accueilli le Festival international du théâtre avec une affluence de participants étrangers mais «qu'emmèneront-ils dans leurs bagages au retour ?», s'interroge M. Remila qui préfère voir les responsables du secteur répondre à cette question. Face à cette ingratitude, Kakou n'abdique pas. Il continue contre vents et marées à larguer sur le trottoir ses filets dans le seul espoir d'accrocher le regard des passionnés.