La pêche est un métier difficile, dangereux, parfois ingrat et, dans l'ensemble, peu rémunérateur. Les marins pêcheurs en savent quelque chose. Le succès tient autant de l'expérience que du hasard. La mer, de l'avis des professionnels, est toute puissante. C'est elle qui donne et reprend. Nous sommes arrivés au port de pêche de Cherchell très tôt le matin. L'air est encore frais, l'atmosphère humide et l'odeur du poisson, qui caractérise tous les ports de pêche, excite les narines. Dans quelques minutes, nous allons vivre, en compagnie d'une équipe de quatre pêcheurs chevronnés, une odyssée exaltante. Notre aventure commence à 5 h. Au port où nous devons embarquer à bord de Sidi Mohamed, un chalutier-crevettier de fabrication espagnole, les marins accomplissent les derniers contrôles de routine. Salah le mécano vérifie l'état des machines, Kamel « l'Espagnol » et Mouloud le jeune marin arrangent le filet, tandis que Redouane, armateur-patron à l'allure d'un loup de mer, allume le moteur et appareille son chalutier. Embarquement immédiat vers des horizons infinis. Le Sidi Mohamed largue les amarres et quitte les eaux du port, dans la brume et la houle, en mettant le cap sur la zone de pêche. Le patron nous indique la destination. Comme tous les marins, l'équipe que nous accompagnons a ses viviers de pêche. Ces derniers, concurrence oblige, sont souvent tenus au secret. Au fil de la discussion, nous découvrons les secrets d'un métier pas tout à fait ordinaire. Généralement, la profession de la pêche, comme tant d'autres, est hiérarchisée. En tête, il y a le maître appelé plutôt patron ou raïs. Viennent ensuite les matelots et les mousses. L'autorité du raïs n'est jamais discutée, mais il l'impose rarement, parce que ses hommes connaissent parfaitement leur rôle et chacun doit accomplir la tâche qui lui revient. Dans le Sidi Mohamed, les choses sont, cependant, toute autre. Nos quatre compagnons, partageant la passion du métier, sont d'abord des amis de longue date. Cela est bien visible à travers les taquineries qu'ils se donnent tout en faisant leur belle besogne. Les rires et les moqueries éclatent devant la moindre maladresse. Le tout donne une ambiance bon enfant. « La fierté d'un patron de pêche en fin de carrière est de n'avoir jamais perdu un de ses éléments en mer », nous apprend Redouane. une pratique familiale Chez les pêcheurs, l'outil de travail est souvent une propriété familiale. Le Sidi Mohamed appartient à la famille Abbou de Cherchell. Construit en 2002 par une société espagnole, ce bateau a été acquis à coups de milliards, l'année même de sa fabrication. « Il est propulsé par un moteur de 600 CV et consomme de grandes quantités de gasoil », nous fait savoir le raïs. Equipé de façon à pouvoir faire de longues expéditions en mer, le Sidi Mohamed mesure près de 20 m de longueur et 5 m de largeur. A l'intérieur de la cabine de pilotage, l'armateur, tout en naviguant, nous fait connaître l'usage des différents appareils électroniques. « Le sondeur détermine la nature et la profondeur du fond, la radio émet et reçoit des ondes pour que notre chalutier reste en contact permanent et la boussole renseigne sur la direction du bateau », explique-t-il. Tous ces détails apparaissent, en effet, sur un petit écran attaché au tableau de bord. Le sondeur détecte également les zones poissonneuses et sur les espèces dominantes. Sur le plateau -appelé pont par les pêcheurs - , Malika, notre photographe, éternise les opérations des marins qui se mettent à l'œuvre. Mais le mal de mer a vite eu raison d'elle. Elle en souffrira pendant 14 heures ! La légende marine attribue un pouvoir maléfique à la présence d'une femme à bord. Interrogé, nos amis pêcheurs ont infirmé cette opinion en la qualifiant de superstition. A environ trois miles, c'est-à-dire, 5 km de la côte de Cherchell, le chalut, un long filet sous forme de poche, est mis à l'eau et c'est dans cet endroit que commence l'opération de pêche. Lâchés juste après, les deux panneaux métalliques jouent un rôle de lest et d'écarteur en permettant aux chaluts d'atteindre le fond, de s'y maintenir et de prendre mécaniquement leur position de pêche. C'est Salah le mécano qui s'occupe de cette délicate opération. Pour faire descendre les panneaux, il se sert de deux câbles d'acier halés au moyen du treuil et de deux poulies. Le déploiement correct du chalut et du reste des éléments dépend de la maîtrise du métier. Ces manœuvres qui nécessitent une attention particulière et permanente étant effectuées, Salah, Kamel et Mouloud rejoignent les couchettes et reprennent le sommeil tandis que le patron continue de piloter son chalutier. Pour les débutants, il serait impossible de dormir sous le bruit du diesel, les mouvements ondulatoires des vagues et leur clapotement. C'est justement l'occasion de discuter avec le commandant de bord. Redouane, selon ses dires, a pris son baptême du large très jeune. Après plus de 20 ans de métier, il connaît la mer, ses secrets et ses trésors comme son propre porte-feuille. Autrefois, la profession, comme plusieurs autres métiers, se transmettait de père en fils. Conformément donc à la tradition familiale, Redouane est devenu pêcheur parce que son père l'était aussi. Sa famille pratique ce métier depuis plusieurs générations. « La pêche, a-t-il dit, est avant tout une pratique familiale. La plupart des pêcheurs de la région ont appris à pêcher avec leur père, leur frère ou leur oncle. La plupart des jeunes débutent comme mousses. Cependant, leur grade augmente avec l'âge et l'expérience. Lorsque le père vieillit, il confie le commandement de son embarcation, le plus souvent, à son fils aîné ». La discussion avec le raïs est bien passionnante. Salah le mécano, qui vient de sortir de sa couchette, nous rejoint dans la cabine de pilotage. Il a, lui aussi, appris la pêche durant les années 1970. Ses parents lui ont transmis le métier et il s'apprête à le léguer à son fils. « La pêche, c'est avant tout l'expérience. Les moyens comptent beaucoup et la chance y pour quelque chose », affirme Salah. Pendant que nous discutons, le chalutier, naviguant à une vitesse régulière, continue de tirer le filet qui racle les profondeurs. « Ici, le relief sous-marin est de nature très accidenté », fait remarquer Redouane. L'armateur nous montre sur l'écran du sondeur d'énormes blocs de roches, des épaves diverses, de gros cailloux... Si le Sidi Mohamed ne contourne pas les obstacles naturels ou artificiels, le filet risque de subir de graves dommages. Tout en surveillant ses appareils, Redouane, l'expérience aidant, suit un parcours de pêche qu'il connaît avec précision depuis des années. Comme dans les espaces terriens, les surfaces marines, aussi mystérieusement que cela puisse paraître, ont des noms que seuls les pêcheurs connaissent. Là, nous sommes au large de Chenoua, à plus de 60 km du rivage. Cette région maritime doit son nom au mont situé en face et qui porte la même appellation. « Dans cette zone, on y trouve plusieurs espèces de poisson notamment la crevette blanche », observe Redouane. A 14 h, la première partie de pêche est terminée et c'est le moment de retirer le filet de l'eau pour faire la première prise. Afin de réveiller ses compagnons, Salah tire sur le cordon de la clochette tandis que Redouane fait avancer son chalutier au ralenti avant de l'arraisonner complètement. Mouloud, Kamel et Salah en filent de nouveau leurs combinaisons de pêche et se mettent aussitôt à l'œuvre. On commence d'abord par retirer les deux panneaux qui sont mécaniquement tractés à l'aide des deux câbles d'acier. Ensuite, on fait remonter le filet presque de la même façon. La poche du chalut est bien pesante, c'est pourquoi, il faut l'énergie des trois hommes à la fois pour la vider sur le plateau. Une bonne partie du plancher regorge de toutes sortes de fruits de mer au grand soulagement des marins. Un travail pénible On y voit plusieurs espèces : la crevette, le merlan, le faux merlan, le poulpe, la langoustine... Il y a également d'autres pièces d'une taille assez importante. Beaucoup d'autres espèces non comestibles ou immatures sont prises dans le filet. Ces dernières sont vite remises dans l'eau. « La période allant du mois de mai au mois d'août est traditionnellement peu productive, mais la prise d'aujourd'hui est bonne », estime Salah. Le raïs jette un coup d'œil rapide sur la « récolte » avant de regagner sa cabine. Les pêcheurs, pour leur part, préparent les caisses et procèdent au tri du poisson par tailles, espèces et catégories. C'est un travail quotidien très pénible qui s'effectue à genoux. « On fait cette opération chaque jour, été comme hiver et par tous les temps », observe Mouloud. Le premier tri étant achevé, le poisson est lavé à grand jet d'eau et les caisses, couvertes de glace, sont soigneusement stockées dans une cabine spécialement aménagée. Kamel, qu'on a surnommé « l'Espagnol » pour avoir travaillé 5 ans dans un chalutier ibérique, nettoie le pont du bateau pour le débarrasser du résidu de poisson, des fragments d'algues et de divers coquillages. Il est presque 15 h et le patron décide d'un deuxième coup de filet. Les trois marins font la même opération que la précédente, avec les mêmes manœuvres, les mêmes gestes et le même soin. Une fois les panneaux et le chalut stabilisés au fond, Redouane appuie sur l'accélérateur et le bateau reprend sa vitesse en se dirigeant vers une autre direction. Cette fois-ci, le cap est mis sur Aïn Tagouraïth, une autre zone de pêche située à une soixantaine de kilomètres du port de Cherchell. Quelques minutes plus tard, Salah nous fait une belle surprise en nous invitant à goûter un plat de poissons variés préparé à bord. C'est également le moment de distraction. « Heureusement que nous n'avions pas pris des tortues marines dans nos filets », s'écrit Salah. Renseignement pris, cette espèce, protégée, dit-on, est un mauvais présage. « Quand on en prend beaucoup, on risque un changement climatique brutal ! », explique-t-il. Vers 18 h, Salah sonne les cloches à toute volée pour annoncer à ses compagnons l'heure de la seconde prise. Ils se retrouvent vite sur le pont. On fait remonter le filer méthodiquement et toujours avec la même énergie. Les mailles du filet n'ont pas « emprisonné » une quantité importante de poissons, mais les marins estiment que c'est une bonne pêche. On range les cageots dans le même coffre et on prend la direction du port. Le retour s'est fait en douce et au quai, la foule, formée principalement de marchands de poisson, est aux aguets. Après avoir parcouru des centaines de kilomètres de large, nous constatons que la pêche n'est pas une sinécure. Plus qu'une profession, la pêche est une bataille quotidienne tant la mer ne renonce pas facilement aux fruits de ses entrailles.