Lauréat du grand prix Assia Djebar du roman en langue française, «Yoko et les gens du Barzakh», est une œuvre poignante et méditatif qui ne cesse d'éprendre tous ceux qui la découvre. Preuve en est. Une salle archicomble à la librairie Chaïb-Dzaïr, à Alger, où s'est tenue, avant-hier, une rencontre très riche avec Djamel Mati, ingénieur en géophysique et écrivain. A cette occasion, l'auteur est, d'abord, revenu sur son absence lors de la cérémonie des remises du prix Assia Djebar. «Je n'ai pas pu assister à la cérémonie pour la simple raison que je n'étais pas en Algérie. C'était plus fort que moi, vu que je n'ai reçu l'invitation à cette cérémonie que deux jours avant sa tenue !», a-t-il souligné. Et pour des raisons qu'il n'expliquera pas, même son éditeur était absent à la cérémonie. Edité par les éditions Chihab en 2016, «Yoko et les gens du Barzakh» (361 pages) est, par ailleurs, la sixième œuvre littéraire de Djamel Mati. En somme, il y aborde le drame de l'immigration clandestine, du racisme et de comment continuer à vivre après la perte d'un être cher. A travers un huis clos psychologique, vécu suite à un drame, le destin de trois familles que tout opposait au départ, s'imbrique et est raconté à travers les yeux figées de la siamoise, Yoko, dont les déplacements et les attitudes face aux évènements sont décrits dans tous les chapitres du roman. L'histoire de «Yoko et les gens du Barzakh» se déroule en douze chapitres, dont huit durant les sept premiers jours de l'hiver 2006. L'histoire est celle de Fatouma et de Kamel, vieux couple amoureux depuis leur adolescence. Souffrant d'infertilité, c'est à l'âge de 48 ans que Fatouma et son mari adoptent un enfant, Mariama, une jeune fille de couleur, âgée alors de six mois. Cette dernière a grandi, en étant choyée et aimée par ses parents adoptifs, en compagnie de Yoko. Etant de couleur noire, la jeune femme souffre terriblement du regard des autres et décide de traverser la mer clandestinement pour atteindre ses rêves dans le Vieux Continent. Elle embarque avec elle son amoureux Juba, fils d'un commissaire de police, Saïd, qui lutte contre le phénomène d'el harga. Mariama s'échoue en mer. Juba lui survit. Suite à cette perte, Fatouma et Kamel plongent dans un deuil dramatique que chacun vit à sa manière. Un «Barzakh» personnifié Elle, sombre dans la folie alors que lui, embrasse le déni. Juba, lui, meurt à petit feu de remords et s'exécute à accomplir quotidiennement certains rituels, plongeant son père avec lui dans un malheur indescriptible. Makioussa, elle, est la voisine du couple et la veuve d'Ibrahima Aya, un Malien avec lequel elle a eu Mariama, née à Bamako. Les trois familles vivent dans le même quartier de la capitale. Observations attendries et douloureuses devant la déchéance de l'autre, longs monologues où se révèlent la folie et la culpabilité, qui guettent les deux principaux personnages, ou rares échanges à la brutalité contenue, autant de manières par lesquelles l'écrivain aborde le «fossé grandissant» qui se creuse entre ces parents endeuillés. Cette ambiance morbide est accentuée par la description de l'hiver algérois que propose Djamel Mati. «Une saison pluvieuse et sombre», au temps figé comme sur l'horloge de l'appartement arrêtée à dix heures dix et qui semble noyer de sa tristesse les personnages, rappelant tout au long du roman la manière dont ils ont perdu leur fille. Ils sont comme dans un «Barzakh» (équivalent du purgatoire dans le noble Coran) que chacun vit à sa manière. Pour Djamel Mati, il est compliqué d'expliquer la genèse de son livre. «Le déclenchement s'est fait d'une manière anecdotique ou presque banale. En effet, alors que je discutais un jour avec ma femme, notre chatte Yoko est venue s'asseoir dans sa position de sphinx dans un fauteuil en face de nous. A ce moment même, j'ai lancé à ma femme : ‘'Je vais écrire un livre sur Yoko, et de là a débuté l'histoire de ce roman. Le lendemain même, j'avais déjà mon synopsis, mes personnages», dira Mati. Il précise que Yoko était leur chatte et qu'elle a vécu 18 ans avec eux (sa famille). L'auteur évoquera, ensuite, les deux ans et demi qu'il a passés à écrire ce roman ainsi que les nombreuses recherches qu'il a faites autour de la psychologie des chats, du «Barzakh». «Je fus carrément en apnée, presque dans le ‘'Barzakh‘'. J'essayais d'expliquer l'amour en deuil, à la limite de la folie. Cette douleur tragique qui impose les remords, la culpabilité et engendre la perte de la notion du temps. Et ce qui m'intéressait, c'était comment ces personnes vivaient ce drame», explique-t-il à une assistance attentive. De son côté, Sid-Ali Sekhri, modérateur de la rencontre, mettra l'accent sur l'élégance et la richesse linguistique de l'auteur, de son style aussi nonchalant que le félin de ce récit.