Puisqu'il est permis de rêver, prenons le temps de le faire. Et pour réaliser ce rêve, nous replongeons dans la première moitié du siècle dernier. Le soleil matinal se fraye un chemin pour illuminer les ruelles et les venelles de la Casbah d'Alger toujours prêtes à vivre des moments très animés. On évite de programmer un itinéraire à nos pas et on se retrouve vite du côté haut de djamaâ Ketchaoua pas loin de «Dar Essadaqa». La voix de petits enfants répétant à haute voix des versets coraniques nous attire vers la fenêtre d'un petit local. Les élèves plongés sur la «louha» récitent la «Fatiha» sous la menace du long bâton du cheikh. A quelques mètres de là, nous nous arrêtons devant le café des Sports tenu par Hadj Mahfoudh qui nous invite à repasser en soirée pour assister au concert de la jeune débutante Fadhila Dziria. L'odeur du jasmin Les petites vendeuses de jasmin passent de maison en maison pendant qu'à Sidi Ramdhane, le dernier des tisserands Mohamed Hamlat tape de ses pieds sur les pédales pour dessiner et aligner les couleurs du haïk commandé par une mariée de La Casbah ou une ceinture en soie de style «damma» pour un Casbadji. Certaines femmes se préparent déjà pour aller à hammam Sidna ou hammam Fouta. Les hommes habillés en «bedîya», «seroual testifa» et «chechia kalabouch ou stamboul» se dirigent quant à eux vers «djamaâ Safir» ou «djamaâ Berkhissa» pour la prière du vendredi. La veille, ils se sont déjà rencontrés en soirée à Sidi Abderrahmane où les «qessadine» ont mis de l'ambiance en chantant des textes religieux sur des rythmes et des airs andalous. Le petit Mahieddine Bachtarzi, qui n'a pas encore été contacté par les juifs Mouzino et Yafil, a acquis une place parmi les meilleurs «qessadine» grâce à sa belle voix. Quelques années plus tard, c'est Ahmed Serri qui passera par cette école de chant et de religion. Mienne Casbah Momo, le philosophe, comédien et poète passe par souk El M'kasser pour plaisanter avec les handicapés avant de lancer son inimitable et légendaire éclat de rire. Momo, qui a écrit son premier poème Mienne Casbah en 1949 ira quelques années après à Paris pour battre le record du monde de plongée en apnée. La vie de ce comédien, romancier et poète sera liée à La Casbah qu'il a tant aimée. Il ne quittera jamais son couffin qu'il portait pour aller à «souk El M'kasser» et à «djamaâ El Yhoud» comme il ne quittera jamais sa Casbah. A «souk El Djemâa», le pianiste Skandrani assiste à la vente aux enchères qui se tient sous l'œil vigilant de «amine eddellaline». Sur la terrasse de sa maison turque, cheikh Bendebbagh donne les dernières retouches à une miniature représentant Bir Djebbah. Lakhal El Kezadri, qui deviendra le dernier muezzin de Bouzaréah à faire l'appel à la prière sur un air andalou, donne le dernier coup de marteau sur une «qezdira» pour le transport du lait. Hamid Koptan est quant à lui dans son atelier d'ébénisterie, occupé à sculpter la porte d'une bibliothèque de style arabe. Il profite d'un moment de repos pour offrir un «m'rioued de khol» à la petite fille de Sid Ali Ben M'rabet, le musicien qui consacrera sa vie à l'association El Mossilia. Le méticuleux cheikh Sfaxi (Bouakkaz) regarde avec passion «sendouk el araïs» (coffre pour mariée) qu'il vient d'embellir par de jolis dessins colorés. Invité à s'installer au village des artistes de Ryadh El Feth en 1984, Sfaxi avait refusé de quitter sa Casbah pour l'atelier moderne construit par les Canadiens. Koptan et Hamlat, qui avaient été convaincus, ont également fini par retourner à la citadelle car ils en font partie et La Casbah sans ses artisans et ses hommes n'aurait jamais été ce qu'elle fut et ce qu'elle est. Adhan sur un air andalou Que le temps passe vite à La Casbah. L'appel à la prière vient de tous les côtés sur des airs andalous et la plupart des muezzins dont le miniaturiste Omar Racim préfèrent lancer l'«adhan» sur les modes «ghrib» et «zidane». Il faut noter que Omar Racim n'a pu accéder à la célébrité au niveau mondial rien qu'à cause de son militatisme contre l'occupant français. On rappelera aussi que la plupart des grands chanteurs andalous tels que Mohamed Kheznadji sont passés par l'école coranique où l'on psalmodiait sur des airs andalous. Il est dommage que la Radio n'ait enregistré que le Blidéen Abdelkader El Bouleidi pour le Coran et Omar Racim et Ahmed Serri pour l'adhan. D'ailleurs, on ne sait même pas si l'enregistrement de Baba Amer qui est enterré à Sidi M'hamed Bouqabrine, à Belouizdad, existe toujours à la radio et à la télévision. Portant un burnous blanc, chéchia entourée d'un turban et un seroual testifa, le professeur Mohamed Benchneb s'apprête à quitter la medersa Ethaâalibia construite au début du siècle dernier pour rejoindre l'université d'Alger où il doit donner un cours aux doctorants. Le duo Allalou-Dahmoune Des femmes habillées en haïk quittent les mausolées de Sidi Abderrahmane et Sidi Bougdour après l'habituelle ziara de ces walis. Plus haut, dans une maison mauresque, des femmes assises sur une boukkana (banc) discutent du dernier mariage de leur voisine tout en brodant des karakous en fetla (dorure) et en écoutant une chanson de Yamna Bent El Mahdi sur un disque 78 tours tournant sur la «ghennaya» (tourne-disque à manivelle). Au même moment, le sketch de Rachid Ksentini et Marie Soussan And el guezzana et la chanson C'est le chômage enregistrés chez Polyphone passent sur le tourne-disque de «qahouet El Ärayech». L'un des clients habitué des lieux propose d'écouter le sketch Sayyad essbaâ que jouent en duo Allalou (Sellal) et Dahmoune, disque sorti en 1928 chez les éditions Columbia. Un autre Casbadji invite les présents à venir le soir assister à la fête de mariage qu'animera le chanteur Qhiwdji, le demi-frère de Hadj M' rizek et Rouiched. Un autre les informe qu'à «Aïn M'zewqa» il y aura une autre soirée avec cheikh Nador. Après la prière du Maghreb, les travailleurs devant passer par les rues d'Alger pour allumer les lampadaires prennent le dernier café au jasmin à «qahouet El Fnardjia» avant de se disperser afin d'illuminer tout Alger. Un fort coup de klaxon et une insulte nous ramènent au présent pour découvrir que K'hiwdji et son guenber n'est plus là. Yamna, Dahmoune, Ksentini, Mohamed Lakhal, Benm'rabet, Momo, Sfaxi et Koptan ne sont plus de ce monde. Il n'y a plus de disques de Ksentini, Allalou ou Mahieddine. A Sidi Abderrahmane, il y a plus de mendiantes que de «zayrate» et Mohamed Bencheneb n'est plus là pour embellir par ses habits et son allure l'entrée de la medersa. Les cafés sont devenus tristes, même les soirées de Ramadhan. On n' y entend plus les belles musiques d'antan et on n'y sent plus l'odeur de jasmin. On n'a plus que le droit de rêver.