Abbas El Fassi a remis sur la table les revendications marocaines sur les deux enclaves espagnoles, Ceuta et Melilla, et des présides des alentours comme le rocher de Perejil-Leila qui fut à l´origine de la crise diplomatique hispano-marocaine de juillet 2002. Choisissant bien son vocabulaire, lundi devant le Parlement national, le premier ministre marocain a invité l´Espagne à engager des négociations sur l´avenir (entendre la «rétrocession») des deux «villes occupées», formule avancée par le royaume chérifien chaque fois que le roi ou les dirigeants politiques veulent remettre cette question à l´ordre du jour. Madrid-Rabat : des relations contre nature Ce n´est jamais par hasard que les autorités marocaines soulèvent ce problème en suspens au gouvernement espagnol, qui refuse de l´inscrire à l´ordre du jour de ses relations avec Rabat, que ce soit dans les situations de crise diplomatique, sous José Maria Aznar, ou en période de lune de miel avec le gouvernement socialiste de Zapatero. C´est le grand mystère à Madrid où des «sources diplomatiques» se sont interrogées sur les raisons immédiates qui ont conduit le premier ministre marocain à rouvrir soudainement ce dossier. Un vrai casse-tête pour la diplomatie espagnole qui vient d´arranger, le 7 mars dernier à Grenade, un sommet inédit entre l´Union européenne et son voisin qui jouit depuis 2008 du statut avancé avec l´UE. Un privilège que les «27» n´ont encore jamais concédé à un pays hors Europe et que Rabat ne semble pas avoir apprécié à sa juste mesure, en lançant exactement au même moment une campagne d´expulsion d´une centaine de chrétiens soupçonnés de prosélytisme. Les Etats-Unis et les Pays-Bas ont protesté contre l´expulsion de leurs ressortissants mais pas l´Espagne pour les siens. Il y a anguille sous roche Le gouvernement socialiste espagnol ne veut pas, en fait, d´une nouvelle crise avec Rabat, sachant qu´à la moindre occasion son voisin pourrait brandir l´arme de Ceuta et Melilla comme une épée de Damoclès. La sortie de Abbas El Fassi ne surprend pas à Madrid mais relève quand même du mystère. Il faut peut-être chercher la source de ce mystère dans la place qu´occupe la question sahraouie en Espagne. Pour la société civile qui organise presque au quotidien des campagnes de soutien à la cause sahraouie. Pour les parlementaires nationaux et locaux de toutes les régions du pays qui votent motion sur motion en faveur du droit à l´autodétermination du peuple sahraoui et contre les violations des droits de l´homme dans l´ancienne colonie espagnole. Mohamed Abdelaziz est reçu, régulièrement et officiellement, dans les communautés autonomes, et le président sahraoui lui-même reçoit fréquemment les dirigeants de ces régions dont le président de Murcie vient d´achever une visite officielle de trois jours à Tindouf. Et puis il y a la goutte qui fait déborder le vase. Les Enfants du Sahara de Javier Bardem Lundi, depuis le Festival de Cannes, l´oscar du cinéma, Javier Bardem, le célèbre acteur espagnol qui n´a jamais fait mystère de son soutien à la cause sahraouie, annonce qu´il réalisera un documentaire (Les enfants du Sahara) avec des interviews des présidents Bouteflika, Sarkozy, Aznar, Felipe Gonzales et Bill Clinton. Un oscar du ciné pour couronner le tout ? C´en est trop pour le premier ministre marocain qui s´interrogeait encore sur le soutien apporté par la première vice-présidente du gouvernement espagnol, Maria Teresa de la Vega, à la surveillance des droits de l´homme au Sahara occidental, en avril dernier à New York, au cours de sa rencontre avec Ban Ki-moon. La diplomatie marocaine est dans les codes depuis la grève de la faim, en décembre 2009, d'Aminatou Haider. Si la France campe sur sa position de soutien inconditionnel à son meilleur allié maghrébin, l´Espagne donne l´impression de céder aux pressions locales et internationales, et tente de revenir à une position d´équilibre dans le conflit sahraoui. Aux yeux de Rabat, l´allié socialiste est en train de rompre le contrat : la parenthèse marocaine sur Ceuta et Melilla contre le soutien actif de l´Espagne sur le Sahara. Madrid : «Ceuta et Melilla ne sont pas négociables !» «D´accord pour le Sahara, mais Ceuta et Melilla ne sont pas négociables.» Voilà la position de l´Espagne qui a tenu à rappeler ce message aux autorités marocaines à travers la première visite officielle du couple royal espagnol à Ceuta et Melilla, en novembre 2008. Madrid a toujours évité que le roi Juan Carlos et la reine Sofia se rendent en visite d´Etat dans cette «partie intégrante du territoire espagnol», pour éviter de heurter de front le voisin du Sud. Cette visite sera perçue officiellement à Rabat comme une «provocation». Elle sera aussi l´occasion pour le Maroc, gouvernement, partis politiques et associations civiles, de parler de «provocation». Le roi Mohammed VI rappelle immédiatement en consultations son ambassadeur à Madrid. C´est la seconde crise diplomatique entre les deux pays en 6 ans. Toujours sur fond de revendications par le Maroc de Ceuta et Melilla, villes fondées par le Portugal et vendues il y a quatre siècles à l´Espagne. La première eut lieu en 2002 avec la crise de Perejil. Le motif était plus clair alors. Le président Aznar avait bloqué l´initiative de la France de tenter de rallier les pays de l´Union européenne à sa position de soutien inconditionnel aux thèses marocaines sur le Sahara occidental. Briffé par l´Elysée sur l´«obstacle espagnol», le roi Mohammed VI, fraîchement intronisé, active la revendication de Ceuta et Melilla. La «Marche verte» de Mohammed VI Il laisse planer l´idée d´une «Marche verte» en direction des deux présides. Il veut tester auparavant la réaction du gouvernement espagnol en faisant occuper le rocher de Perejil par un groupe de gendarmes. Aznar, «l´homme qui hait le Maroc» selon les manchettes de la presse marocaine, ne se laisse pas impressionner. Il déloge les occupants en bivouac dans l´îlot et lance cet avertissement à l´adresse du royaume alaouite : «Ceuta et Melilla sont les frontières de l´Union européenne.» Les négociations étaient déjà bien engagées alors sur l´octroi du statut avancé. Rabat saisit le double message, musclé et diplomatique, de José Maria Aznar et inscrit ses revendications sur le terrain diplomatique. En 2008, Fassi Fihri, pour ratisser large dans le monde arabo-musulman, compare la situation des deux villes à la «Palestine occupée». Des formules mal accueillies par l´Espagne qui continue de faire la sourde oreille aux revendications marocaines. Les Marocains de Ceuta et Melilla : des sujets du roi… Juan Carlos Madrid a, en fait, un argument de poids si d´aventure – ce qui est improbable – la question des deux enclaves venait à être internationalisée et la voie du référendum engagée. Selon les rares et discrets sondages osés sur le sort de Ceuta et Melilla, plus de 95% de la communauté musulmane, majoritaire dans les deux enclaves, est pour la «souveraineté espagnole». L´accueil mémorable réservé par ces femmes en hidjab au couple royal espagnol est peut-être cet acte d´autodétermination dont l´Espagne a voulu adresser les résultats au pays voisin. Il est dès lors facile de deviner pourquoi les autorités marocaines ont toujours préféré une solution politique par la négociation pour les présides à la voie référendaire. A Ceuta et Melilla comme au Sahara occidental.