Hier, Krimo devait ses réveiller avec la succulente gueule de bois que procure l'ivresse collective du foot. Bien sûr, il prend d'abord la peine de bien ouvrir les yeux et repasser le film des événements. Pour ne pas avoir à affronter l'amère désillusion du rêve qui finit, Krimo prendra le temps qu'il faudra pour réaliser que les doux souvenirs d'une journée pas comme les autres étaient réellement vrais. Le Mouloudia, champion d'Algérie… dieu, combien il en avait rêvé ! C'est que Krimo a vingt-trois ans et la dernière fois que le club de son amour, de sa folie, de ses pulsions, de ses palpitations et de plein d'autres choses encore a gagné ce titre remonte à vingt ans. Il avait déjà la chance d'être né avant ça et il le fait souvent savoir à son frère cadet, histoire de bien consolider son autorité, des fois qu'il tenterait de traiter d'égal à égal avec lui, concernant les «affaires» du club. Krimo s'est donc bien frotté les yeux et repoussé d'un coup sec la couverture dont le contact sur le corps lui semblait incongru, tellement il faisait subitement chaud en ce premier jour de juin. Ce qui, du coup, lui avait donné l'idée d'oser une douche froide. Façon de se secouer vigoureusement, réaliser une dernière fois qu'il ne rêvait pas et, ce qui ne gâte rien se sentir bien dans sa peau en ce jour béni d'après-sacre. Pendant des semaines, Krimo s'est attelé, le cœur à l'ouvrage, à réunir les ingrédients de la fête. Il a connu quelques doutes quand le rival direct s'est dangereusement rapproché du Mouloudia au classement, mais son optimisme n'a jamais été vraiment ébranlé. Ils (les joueurs) ont encore «joué avec ses nerfs et avec son cœur», il a fini quand même par accepter cette énormité : les plus belles victoires sont celles qu'on arrache au bout du suspense. Mon œil, Krimo aurait bien voulu s'en passer. Le drapeau, les ornements, la tenue, le bendir, toute la batterie du parfait supporter étaient là, dans un sac bien visible dans un coin de la chambre qu'il partageait avec son frère cadet. Non, Krimo ne répond pas à l'image qu'on veut bien coller au fan type du Mouloudia. Celle du jeune algérois socialement en détresse et génétiquement violent. Krimo tient l'épicerie familiale, ne boit pas de zombréto, ne se shoote pas à la colle Patex et ne chipe pas les portables de jeunes filles fragiles. Krimo ne fait pas le mur du stade, il achète son billet. Ce matin, il prendra son café crème et son petit pain au chocolat dehors comme d'habitude et rejoindra la boutique à dix heures ouverte deux ou trois heures plus tôt par un papa matinal invétéré. Et d'attendre les copains qui viendront commenter, les yeux ivres de bonheur comme les siens. En attendant la grande fête. Il aurait aimé se libérer pour la journée, mais il ne va pas faire ça à papa dont les artères ne sont plus ce qu'elles étaient pour supporter toute une journée dans la boutique. Mais un bonheur n'arrivant jamais seul, le vieux l'accueille avec un sourire entendu et un tantinet complice : «Va t'éclater, je ne vais quand même pas te priver de ça aujourd'hui». Krimo se frotte une seconde fois les yeux. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir