Miguel Sebastian, qui fut récemment encore le plus proche conseiller pour les affaires économiques de José Luis Zapatero avant d'occuper le poste de ministre de l'Industrie, était à Alger le mois dernier. Il y retourne cette semaine dans une conjoncture de crise économique très défavorable à son gouvernement, avec pour délicate mission de négocier avec son homologue Youcef Yousfi un nouvel accord sur un prix préférentiel du gaz algérien vendu à l'Espagne. Sonatrach gagne son procès face à Gas Natural Le mois dernier, la Chambre de Commerce International de Paris, qui remplit la fonction de tribunal international d'arbitrage, avait donné raison à Sonatrach dans le procès qui l'opposait depuis trois ans au groupe catalan Gas Natural-Fenosa (GNF). Sonatrach avait recouru à l'arbitrage international après le refus de GNF de se conformer à la clause de leur contrat prévoyant la révision du prix du gaz algérien vendu à l'Espagne à travers le Gazoduc Maghreb Europe (GME) transitant par le Maroc, qu'elle estimait de 20% en dessous de celui pratiqué sur le marché international. La sentence de Paris oblige GNF à verser, au titre des indemnisations, à la compagnie algérienne la somme de 1,5 milliard d'euros pour les approvisionnements de 2007 à 2009. Pas solvable, Gas Natural demande l'assistance politique du gouvernement Zapatero, faute de quoi elle passerait la facture au consommateur, en envisageant de répercuter cette somme sur les prix du gaz à la consommation sur le marché espagnol, déjà assez élevé et, de surcroît, au moment où le chômage dépasse la barre des 20% et… la veille de l'hiver. Un chantage contre le gouvernement Zapatero dont elle sait les jours comptés depuis que les socialistes ont décidé de prendre, en mai dernier, des mesures sociales impopulaires (gel des pensions, réduction des salaires des fonctionnaires, compression des effectifs, etc.) pour lutter contre le déficit public qui a dépassé 132 milliards d'euros, rangeant l'Espagne parmi les pays les plus insolvables d'Europe. GNF brandit l'arme du mécontentement du consommateur. Zapatero n'avait pas besoin d'une tension sur les prix dans un secteur aussi stratégique que celui de l'énergie. Il cède donc aux pressions de GNF et décide d'envoyer, de nouveau, à Alger Miguel Sebastian. Objectif : obtenir du gouvernement algérien de ne pas augmenter le prix du gaz, une hausse ou un réajustement, c'est selon, que certains experts estiment de l'ordre de 30%. Il sait cette mission compliquée. Réduire le poids de Sonatrach sur le marché espagnol En position de faiblesse, Zapatero veut user d'un atout dissuasif à la veille de la visite de Miguel Sebastian : limiter la présence de Sonatrach sur le marché gazier espagnol. Comment ? Par quels moyens ? Vendredi dernier, des «sources» proches du ministère de l'Industrie avaient confié au quotidien économique Expansion que le gouvernement espagnol a engagé une procédure en vue de modifier la loi (décret royal 1766/2007) relative aux approvisionnements en gaz naturel «pour la rendre plus restrictive et limiter la présence de Sonatrach sur le marché espagnol». La législation européenne en la matière autorise chaque pays de l'UE à établir ses propres règles pour garantir sa sécurité énergétique. L'objectif de Madrid est de «plafonner à 30% le quota d'approvisionnement du marché gazier espagnol par un fournisseur étranger au lieu de 50% actuellement», en prévision de l'entrée en service du Medgaz, à la fin de l'année, qui devrait lui permettre d'assurer jusqu'à 55% des approvisionnements espagnols. Dans la pratique, cette mesure est dirigée contre la seule Sonatrach dont le quota, en ce moment, ne dépasse pourtant guère les 32% des besoins du marché espagnol en gaz naturel. «Une telle mesure est d'une grande importance à l'heure où Gas Natural vit des moments difficiles à la suite de son contentieux avec Sonatrach sur le prix du gaz algérien vendu à l'Espagne», écrit ce journal, selon lequel ce contentieux, qui était à l'origine commercial, s'est déplacé sur le terrain politique pour ces deux raisons : d'abord parce que le nouveau du prix du gaz fixé par Sonatrach devrait se répercuter inévitablement sur la facture des usagers, ensuite parce que la compagnie algérienne occupe une position de force sur le marché gazier espagnol». La «voie du dialogue» Pourtant, avec 30%, Sonatrach est loin d'avoir le poids qui fut le sien lorsqu'elle assurait jusqu'à 60% des besoins du marché espagnol en gaz naturel. Son quota a baissé au point de se situer à 29% seulement en juillet dernier, le Nigeria avec un quota de 31%, devançant, pour la première fois, l'Algérie comme principal fournisseur gazier de l'Espagne. C'est le résultat d'une campagne de presse orchestrée depuis deux ans contre le gaz algérien. Madrid avance comment argument de sa stratégie contre Sonatrach son indépendance énergétique et sa sécurité des approvisionnements. Cette question était à l'ordre du jour, mercredi dernier, à la session de contrôle hebdomadaire de l'action du gouvernement par le Congrès des députés, après avoir été souvent à la une pendant plusieurs jours dans les journaux à grand tirage et spécialisés. Le député de Convergence et Union (CIU), le Catalan Joseph Sanchez Libre, comme les journaux font à peu près la même analyse, laissant la nette impression que Gas Natural a décidé de sortir les grands moyens depuis qu'elle a perdu son procès face à Sonatrach. Sa stratégie est la suivante : ce contentieux n'est pas un problème commercial entre des entreprises, mais comme une affaire entre gouvernements. Le député base sa plaidoirie sur cet argument : «La décision de l'entreprise publique algérienne Sonatrach d'augmenter le prix du gaz vendu à l'Espagne n'est pas un problème d'entreprise mais un problème entre Etats dans la mesure où cette augmentation se répercutera sur le prix payé par les usagers, et qu'en plus l'entrée prochaine en service du Medgaz portera à 55% la dépendance énergétique de l'Espagne vis- à-vis de l'Algérie, dépendance gravissime qui requiert une intervention urgente du gouvernement». Le parlementaire catalan a repris dans la forme originale les arguments que Gas Natural a largement galvaudés durant la campagne de presse lancée depuis le début du mois. Miguel Sebastian n'avait pas d'autre choix que de «partager» l'analyse développée par le député catalan et d'opter pour la «solution à travers le dialogue avec Alger». Pour ne pas compromettre sa mission en Algérie, il devra rappeler que «l'Algérie est un pays voisin, ami et stratégique pour les approvisionnements de gaz de l'Espagne et continuera d'être son principal fournisseur, le seul à le faire par gazoduc». Rien à craindre donc, à son avis, pour l'indépendance énergétique, puisque l'Algérie assure seulement 32% des approvisionnements en gaz naturel de l'Espagne. Encore soutiendra-t-il qu'à la différence de certains pays européens voisins nous avons «trois autres fournisseurs alternatifs» (le Nigeria, Trinidad et Tobago, Qatar, la Norvège, etc.). Les raisons d'une campagne déloyale Ce que va plaider Sebastian à Alger était, deux semaines auparavant, sur la table au menu du Club Espagnol de l'Energie : «Des accords stables avec les principaux fournisseurs d'énergie de l'Espagne, parmi lesquels l'Algérie, afin de garantir nos approvisionnements énergétiques, assurer la compétitivité des entreprises espagnoles grâce à la diversification géographique des sources d'approvisionnement du marché espagnol de l'énergie.» Dans le langage des experts venus en force à ce forum, cela veut dire un prix du gaz algérien préférentiel. Madrid veut payer un prix politique et non commercial, soutient-on à Alger. Gas Natural n'est pas à son premier contentieux avec Sonatrach. Elle a perdu un premier procès qu'elle avait intenté à Sonatrach, conjointement avec Repsol, à la suite de la résiliation par l'entreprise algérienne du juteux contrat que ces deux compagnies espagnoles s'étaient adjugé en 2007 pour l'exploitation du champ gazier de Gassi Touil. Dans cette affaire comme celle sur les prix du gaz, le ministre espagnol des Affaires étrangères avait, dans un premier temps, fait observer aux dirigeants des deux compagnies espagnoles venus demander au gouvernement d'intervenir auprès d'Alger que c'était là un problème commercial qui doit être réglé entre entreprises concernées. Dans les deux cas, le droit commercial a tranché en faveur de Sonatrach. Le recours à l'arbitrage international épuisé, GNF, avec la complicité de certains médias influents, obligera le gouvernement Zapatero à se saisir du dossier et à déplacer le débat sur le terrain politique. Une vraie campagne de dénigrement s'engage contre le partenaire algérien qui s'est, pourtant, toujours acquitté de ses obligations envers ses clients, même lorsque le niveau des réserves en devises du pays étaient au plus bas dans les années 1990. Le quotidien économique Expansion, porte-voix des milieux d'affaires, ouvre le ballet, en annonçant que le «conflit opposant Sonatrach à Gas Natural relève du terrain politique, car les exigences de l'entreprise d'Etat algérien visant à augmenter le prix du gaz qu'elle vend à l'Espagne auront inévitablement des répercussions sur l'ensemble du secteur économique en Espagne». Expansion avertit toutefois qu'il «serait imprudent de croiser le fer avec l'Algérie, où d'autres groupes pétroliers que Gas Natural, comme Repsol, Iberdrola et Endesa, ont d'importants intérêts en jeu» et suggère au gouvernement espagnol «d'engager une médiation autrement plus souple auprès des autorités algériennes que celle que réclame Gas Natural». La leçon de Gassi Touil est toujours là. La mise au point d'Alger La réaction des autorités algériennes ne se fait pas attendre face à campagne inspirée par GNF. Dans la mise au point qu'il a adressée aux médias espagnols, l'ambassadeur d'Algérie à Madrid, Mohammed Haneche, rejette «l'intention prêtée au gouvernement algérien de chercher à interférer dans les relations entre les entreprises Sonatrach et Gas Natural» et demande que «soit respectée la sentence prononcée par le Tribunal International d'Arbitrage» obligeant le groupe gazier espagnol à verser 1,5 milliard d'euros au titre de la révision rétroactive des prix du gaz algérien vendu à l'Espagne. M. Haneche insiste sur «le caractère strictement commercial du contentieux entre Sonatrach et Gas Natural qui a trouvé sa solution dans le recours à l'arbitrage international», non sans faire observer «la qualité du dialogue politique qui unit les deux pays au plus haut niveau et que les bonnes relations entre l'Algérie et l'Espagne se développent dans un excellent climat de concertation politique et de coopération». Visiblement, les arguments de poids avancés par l'ambassadeur algérien ont porté. La presse espagnole, réputée pour son sérieux, se désengage du terrain sur lequel veut l'entraîner le groupe gazier catalan, lequel décide alors de recourir au service de «journalistes-spécialistes» en énergie, pour faire cette fois non pas campagne pour ses arguments qui ont fait faillite, mais ouvertement contre Sonatrach, sa qualité d'entreprise publique, contre la politique énergétique de l'Algérie, le gaz algérien, ses prix. Les coups bas de Gas Natural L'un de ces «spécialistes», Javier Aldecoa, accuse ouvertement l'Algérie de «chercher à compenser en Espagne les limites de sa production gazière et ses erreurs de planification». Ce passage d'un article qui relève du document, inspiré vraisemblablement par les mêmes milieux qui s'étaient opposés au projet Medgaz, le gazoduc reliant directement l'Algérie à l'Espagne et qui entrera en service à la fin de l'année, tente de brosser le tableau le plus alarmiste et le pus sombre qui soit sur la situation du secteur énergétique en Algérie : «Avec une baisse de ses exportations gazières d'environ 65 à 55 bmc, des réserves juste suffisantes jusqu'à l'horizon 2019 et la paralysie des projets de gazoducs Galsi (vers l'Italie) et TSGP (transsaharien), le Medgaz demeure son ultime cartouche. L'Algérie tente de transformer ses nécessités en instruments pour ses batailles énergétiques et le faire, à nouveau, dans le carré de la diplomatie espagnole.» L'«expert» ajoute que «les lignes rouges de Sonatrach sont déjà fixées… il n'y aurait pas, au-delà de 2019, assez de gaz pour assurer les quantités contractées avec ses clients pendant que tous les témoins sont au rouge de Hassi R'Mel, une situation que l'Espagne doit réparer… l'exécutif de Bouteflika cherche à obtenir de l'Espagne qu'elle augmente jusqu'à 30% ses futurs prix afin de couvrir ses charges, ce qu'elle ne peut pas faire en termes de quantités de gaz, ni de marchés, ni avec d'autres partenaires, même au risque de s'embourber dans le Medgaz avec sa double condition de partenaire majoritaire avec 36% et à travers des contrats à envisager sur le long terme». L'auteur de cet «article» semble avoir été briefé au siège de GNF. Prenant la main, El Economista avertit que «Sonatrach n'est pas seulement en train de s'affirmer par des contrats d'approvisionnements mais qu'elle est partie, depuis 2007, à la conquête de la péninsule où elle opère à partir de trois positions (conjointement avec Cepsa et EDP et par ses propres moyens) et approvisionne ses principaux concurrents comme Gas Natural, Endesa et Iberdrola». Pas de casus belli Ce journal spécialisé finit par «suggérer» l'idée que pour freiner l'offensive de l'entreprise algérienne, le ministère espagnol de l'Industrie devrait revoir la loi sur les approvisionnements gaziers comme il avait révisé, en 2007, la loi sur les hydrocarbures pour éviter tout contrôle du marché énergétique local par une entreprise extra-communautaire. Qui donc à part Sonatrach ? Dans cette campagne où le gouvernement Zapatero a joué un rôle évident, le ministère espagnol de l'Industrie a certes cédé aux pressions de Gas Natural Fenosa, mais il n'entend pas faire du contentieux en question un casus belli dans les relations qui lient l'Espagne à l'Algérie. Miguel Sebastian s'est préparé à une difficile négociation avec l'Algérie qui a, de son côté, la légalité commerciale. Son secrétaire d'Etat à l'énergie, Pedro Marin, tente de rabaisser en affirmant que ce contentieux entre entreprises «ne pourra pas affecter les relations d'Etat à Etat avec l'Algérie» où il existe «des marges de manœuvre». La réponse à la problématique coopération énergétique entre l'Espagne et l'Algérie, il faudrait peut-être la chercher dans cette opinion d'un ancien expert algérien en énergie : «Il y a un manque de professionnalisme flagrant chez Gas Natural ou Repsol» car, pour citer le cas de Gassi Touil, «c'était aux deux entreprises espagnoles de faire des études au mieux de leurs intérêts», soutient ce même expert qui commençait à «franchement soupçonner» les groupes pétroliers espagnols d'avoir soumissionné au rabais pour s'adjuger le projet de Gassi Touil et éliminer ainsi de la compétition des concurrents européens et américains, autrement plus qualifiés dans la recherche et l'exploitation gazière. Un acte illégal. Cette opinion n'est ni seule ni isolée. Un confrère européen, spécialiste en énergie, ne s'étonne pas dans ces conditions que l'Espagne cherche à sortir de la légalité internationale pour user de pressions politiques sur l'Algérie «depuis sa position» au sein de l'Union européenne, comme elle le fait à chacune de ses maladresses diplomatiques avec des pays hors Communauté européenne. Le passage à cette phase dissuasive dépendrait des résultats de la visite de M. Sebastian à Alger.