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Comment l'Occident fabrique des ennemis pour souder l'opinion et booster le complexe militaro-industriel Un stratège militaire français passe au crible le mode d'emploi
Instrumentaliser un «péril extérieur» imaginaire pour susciter le ralliement du peuple et le dissuader de cultiver la contestation. Depuis toujours, l'Occident n'a eu de cesse d'épingler les pouvoirs du sud et de les accuser de manipuler leurs opinions publiques à force de crier au loup. Rappelée à l'envi par les médias du Nord, cette situation n'en a pas moins existé. Sous prétexte de lutter chacun contre son «isme» (impérialisme, communisme, terrorisme, etc.), les pouvoirs du sud ont joué à fond la carte du péril extérieur. Histoire de gagner la bataille de la mobilisation populaire. Contrairement à une idée reçue, une telle instrumentalisation de la peur de l'autre n'est pas l'apanage d'un Sud en mal de démocratie. La ruse prospère aussi sous les latitudes démocratiques. En librairie depuis une semaine en France, un livre met en lumière l'art (occidental) de se jouer de la peur pour mieux mobiliser. La fabrication de l'ennemi (1) fait partie de cette catégorie de textes qui, contre toute attente, viennent bousculer le politiquement correctement. Son auteur, Pierre Conesa, un nom qui a pignon sur rue dans l'Occident de la stratégie et de la prospective militaire. Promis vraisemblablement à un beau succès en librairie, l'essai ne pouvait si bien choisir le moment de sa parution. Ce n'est pas l'homme qui a changé, mais le regard porté sur lui Il prend place sur les rayons «actualité» sur fond de désordres du monde et d'une inflation de lectures – au moyen de grilles multiples – du «printemps arabe». Quasiment, la fabrication de l'ennemi sort à quelques jours près de l'éclipse peu glorieuse de l'homme fort de Tripoli. Longtemps mis au ban de la communauté internationale, le folklorique auteur du Livre vert et revenu en grâce au milieu des années quatre-vingt-dix avant d'être à nouveau condamné. «Quand on voit la rapidité avec laquelle Kadhafi a rétrogradé du statut de chef d'Etat ami à dictateur sanguinaire, on a le droit de se dire que ce n'est pas l'homme qui a changé, mais le regard porté sur lui», explique Pierre Conesa, comme pour introduire son essai par la lucarne de l'actualité chaude. «On peut faire la même analyse sur Saddam Hussein, ou sur d'autres dictateurs bien tolérés, puis soudainement damnés», fait-il remarquer dans un débat croisé avec Jean Guisnel, chroniqueur à l'hebdomadaire français Le Point et spécialiste des questions de défense et de renseignement. L'auteur est loin d'être un intervenant anodin dans le champ du débat stratégique. Ses fonctions antérieures -ancien de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère français de la Défense et de la Compagnie européenne d'intelligence stratégique, CEIS- l'autorisent à parler en connaissance de cause. Libéré de l'obligation de réserve – il s'est reconverti, à titre privé, dans l'intelligence économique – l'homme affirme tout haut ce que bien certains admettent tout bas. Il explique par le menu détail un singulier mode d'emploi très prisé par les démocraties occidentales : la fabrication d'ennemis de tous acabits pour «souder» la nation, booster le complexe militaro-industriel et légitimer les expéditions militaires. Du «péril jaune» chinois à la «perfide Albion», en passant par le «complot judéo-maçonnique des ploutocrates» et «l'axe du Mal» cher à George W. Bush, Pierre Conesa passe en revue une large gamme d'ennemis. Mais son essai pointe l'expérience des néoconservateurs américains. «Mon raisonnement, argue-t-il, s'applique plus à la «guerre globale contre le terrorisme et la prolifération» qui est l'exemple même de guerre inventée par les stratèges du Pentagone». En l'espèce, dit-il en écho à l'actualité libyenne, Kadhafi «présente l'avantage de réunir toutes les caractéristiques d'un bon ennemi : régime dictatorial et policier, personnalité psychotique, soutien au terrorisme, orateur délirant... et évidemment perturbateur régional». La fabrication d'un ennemi par les démocraties occidentales répond à une stratégie qui sied aux intérêts du moment. Ainsi en est-il de l'Iran d'Ahmadinejad, érigé, depuis sa première élection, au rang d'ennemi numéro un et de chef d'un régime à abattre. «Aujourd'hui, le cas iranien est le plus intéressant», analyse Pierre Conesa. Ce pays «est moins islamiste que l'Arabie saoudite ou le Pakistan, fait moins de prosélytisme, a fourni moins de terroristes que ces deux charmants pays, s'adonne moins à la prolifération nucléaire qu'Israël ou le Pakistan, n'a pas caché Ben Laden comme le Pakistan... mais c'est Téhéran l'ennemi !», s'exclame-t-il. «À la différence des dictatures, dans les démocraties, quand on veut faire une guerre, elle doit être "démocratique", c'est-à-dire qu'il faut avoir convaincu l'opinion». Et l'auteur de La fabrication de l'ennemi de citer quelques exemples de l'expérience récente. «La rapidité avec laquelle l'Otan s'est engagée en Afghanistan pour lutter contre le terrorisme, mal qu'il faut combattre par la police, les services de renseignements et la coopération internationale, démontre qu'il était plus médiatique et populiste de déclencher une guerre publique contre des ennemis aussi ‘'parfaits'' que l'étaient les talibans qu'une guerre secrète». Une diplomatie guerrière de l'émoi Pour fabriquer l'ennemi idoine pour les besoins de ses intérêts stratégiques et de bataille de l'opinion, l'Occident s'appuie sur ce que Louis Althusser qualifie d'«AIE» ou «appareils idéologiques d'Etat» : la presse et les faiseurs d'opinion. «Dans tous les conflits menés par les démocraties depuis le milieu du XIXe siècle, la presse a joué un grand rôle». Le rôle et l'influence des chaînes du magnat Rupert Murdoch dans le déclenchement de la guerre d'Irak en fournit l'exemple le plus récent. «Ce qui me paraît nouveau dans les conflits actuels sans enjeu stratégique réel, c'est l'influence belliciste que jouent trois catégories sociales que sont les «intellectuels médiatiques» - j'entends par là ceux qui occupent les colonnes des journaux tous les jours -, les diasporas et les humanitaires dans un paysage stratégique qui se caractérise par l'absence d'ennemi mortel». Tous participent à l'élaboration et à la mise en branle d'une «diplomatie guerrière de l'émoi», affirme Pierre Conesa. «Certains intellectuels, qui ne font plus de philosophie, sont devenus spécialistes de toutes les crises internationales et sont capables de pousser le pouvoir à décider un engagement des forces armées», dit-il dans une allusion à peine voilée au -entre autres cas- philosophe français Bernard Henri Levy et à son plaidoyer (auprès de l'Elysée) pour une intervention militaire en Libye. Par Salim Kettani ----------------- (1) - Pierre Conesa : La fabrication de l'ennemi. Ou comment tuer avec sa conscience pour soi. Editions Robert Laffont. Paris. 2011. 364 pages.