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Une répression sans précédent dans l'histoire du «maintien de l'ordre» à Paris au XXe siècle
Couvre-feu «raciste», rafles gigantesques et «massacre colonial à Paris»
Publié dans Le Temps d'Algérie le 16 - 10 - 2011

Peu avant de s'éteindre au début des années 2000, le professeur Pierre Vidal-Naquet avait salué le travail de la «nouvelle génération des historiens de la guerre d'Algérie». Un groupe de chercheurs en herbe venus au monde bien après la fin du conflit et crédités d'un travail original sur le plus sanglant des conflits de décolonisation. Maître de conférences à l'Université de Versailles-Saint-Quentin, Emmanuel Blanchard est de ceux-là.
Spécialiste de l'histoire de la police française, familier des thématiques de l'immigration et du «maintien de l'ordre en situation coloniale», il est tout indiqué pour revisiter la répression sanglante du 17 octobre 1961.
Emmanuel Blanchard est l'auteur d'une remarquable thèse de doctorat en histoire intitulée «Encadrer des citoyens diminués», il en a tiré un livre publié début octobre aux éditions Nouveau Monde (Paris) sous le titre La police des Algériens en région parisienne (1944-1962). Il revient pour les lecteurs du Temps d'Algérie sur une répression «sans précédent» dans l'histoire de la police française et euro-occidentale.
Le Temps d'Algérie : Pour avoir étudié le traitement policier infligé aux Algériens en temps colonial, comment situez-vous la gestion sécuritaire des manifestations du 17 octobre 1961 ? En quoi la répression sanglante de l'automne 1961 ressemble-t-elle ou diffère-t-elle des réponses policières à d'autres manifestations organisées à Paris ?
Emmanuel Blanchard : Le 17 octobre, la police parisienne agit avec une logique différente des logiques qui avaient prévalu dans des manifestations parisiennes antérieures. Bien avant la soirée du 17, la préfecture de police se mobilise au moyen d'un arsenal répressif jamais utilisé jusque-là contre les Algériens.
Bien avant le début du déploiement des Algériens dans les rues, le Parc des Expositions (Porte de Versailles) fait l'objet d'une réquisition exceptionnelle. En réalité, les forces de l'ordre préparaient déjà une rafle gigantesque à une période marquée par la reprise des expulsions massives des Algériens vers l'Algérie.
Visiblement déterminés, les policiers n'ont pas lésiné sur la rafle.
Ordre a été donné de procéder à l'arrestation de tous les Algériens circulant dans la rue. Les policiers s'y sont attelés avec beaucoup de zèle. En l'espace de quelques petites heures, pas moins de 12 000 Algériens ont été raflés et transférés vers plusieurs destinations : le Parc des Expositions, le Stade Coubertin, la cour de la préfecture de police, à Vincennes. Par son ampleur, cette rafle a inscrit la soirée du 17 octobre 1961 comme date singulière dans l'histoire de la police parisienne.
Dans votre livre, vous parlez avec un intertitre en exergue, d'un «massacre colonial à Paris».
Comparée à des situations antérieures, la répression du 17 octobre est sans précédent dans l'histoire du «maintien de l'ordre» à Paris et dans le monde occidental au XXe siècle. Le dispositif policier mis en place n'a pas été motivé par le souci d'empêcher une manifestation interdite, mais à intensifier ce que Maurice Papon qualifiait de «guerre anti-subversive» contre le FLN. Maurice Papon avait rappelé aux policiers la nécessité de cette «guerre anti-subversive» au gré des discours et interventions.
Les effets de ce discours sur les policiers ont été au-delà des attentes du préfet de police. Multiformes, les violences ont été marquées par une intensité sans précédent. Pour la circonstance, les moyens utilisés pour donner la mort relèvent de modes opératoires qui avaient peu à voir avec la volonté d'empêcher une marche interdite. Durant l'automne 1961, la police parisienne a mené une répression sans limite contre les Algériens. Maurice Papon s'est vu accorder un «chèque en blanc» pour réprimer sans merci.
Papon assigne à la police parisienne - et le revendique sans ambages - un rôle résolument répressif à l'encontre des Algériens. Du reste, dans le chapitre 11 que vous lui consacrez presque exclusivement, vous commencez par rappeler, en guise d'entrée en matière, une drôle de citation (Le propos a été puisé de ses mémoires de préfet de police Les chevaux du pouvoir publié en 1988 chez Plon, ndlr).
Maurice Papon y précise a posteriori la nature du traitement policier qu'il voulait infliger aux Algériens vingt-sept ans auparavant. «Sauf à capituler, dit-il, la seule réponse est la riposte. Seule la réponse conduira à la négociation.
L'armée s'en charge en Algérie. En métropole, c'est l'affaire de la police. Dans la capitale (Paris, ndlr), c'est la mission de la préfecture de police». C'est révélateur de la volonté de Papon d'en découdre avec les immigrés d'Algérie ou les «Français musulmans d'Algérie».
En mettant en œuvre sa stratégie contre le FLN, en engageant une répression sans merci contre les Algériens, le «premier flic» de Paris agit-il de son propre chef ? Est-il «instruit» par son seul profil de responsable sécuritaire dur ?
Papon mène la lutte contre la Fédération de France du FLN fort du feu vert du général de Gaulle et du Premier ministre Michel Debré.
Au regard du contexte algérien et de l'actualité de politique intérieure, le chef de Matignon est très attentif aux questions de police. Il se montre très agacé par les mises en cause des forces. Une attitude perçue comme une source d'irritation qui suscite un durcissement du travail policier et pousse à l'accentuation de la répression policière.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le durcissement policier à l'encontre des Algériens atteint son paroxysme en octobre 1961, sur fond de négociations entre le gouvernement français et le FLN. Comment expliquer cet usage de la «main forte» chez Papon alors que le processus d'Evian chemine vers le cessez-le-feu ?
Le contexte ne pèse pas outre-mesure le travail policier. Le mandat de la police parisienne est donc peu affecté par les circonvolutions de la politique algérienne du général de Gaulle. Coupé des officiers de l'armée depuis la tentative de putsch d'…. 1961, le Général a besoin de la préfecture de police.
De son côté, Maurice Papon est soucieux de ne pas rompre ce lien entre le chef de l'Etat et la police parisienne. Aussi, s'emploie-t-il à ne pas contrarier les organisations syndicales policières qui avaient soutenu le retour au pouvoir de de Gaulle au pouvoir et applaudi l'adoption de la constitution de la Ve République.
En quoi la législation post-13 mai 1958 (date du retour du Général) satisfait-elle les syndicats de la préfecture de police de Paris ?
Entre autres, l'ordonnance du 7 octobre 1958 tient compte, en s'en inspirant, d'un mémoire de Maurice Papon sur le terrorisme. Préconisés depuis plusieurs mois par l'Amicale des gradés - un syndicat des officiers de la préfecture de police -, des mesures de répression administrative au rang desquelles l'internement des «suspects» sont reprises dans l'ordonnance. Ceci intervient dans la foulée de la décision de Papon d'instaurer un couvre-feu imposé aux Algériens.
Dans la littérature aussi bien française qu'algérienne, la description contextuelle la plus usitée est celle de «manifestations algériennes» du 17 octobre. A vos yeux, une telle formule ne traduit pas fidèlement la nature du déploiement massif des Algériens dans les rues de Paris durant l'automne 1961.
En effet, l'évènement est particulièrement difficile à qualifier. Le terme «manifestation» ne me semble pas approprié pour qualifier la présence massive des Algériens dans Paris. Une vingtaine de milliers d'immigrés venus d'Algérie ou de «Français musulmans d'Algérie»
étaient descendus dans la rue le 17 octobre au soir. D'un point de vue strictement sémantique, le FLN n'appelle pas à des manifestations. L'ordre donné par la Fédération de France est avant tout de boycotter le couvre-feu en descendant dans la rue, en se promenant sur les grandes artères de Paris.
C'est plus une démonstration collective qu'une manifestation, l'objectif étant d'ignorer une mesure préfectorale. D'ailleurs, les directives écrites publiées par la Fédération dans les jours qui suivent le 17 octobre accréditent cette lecture.
Certes, le mot «manifestation» est utilisé dans certains cas, mais c'est l'expression «boycottage du couvre-feu raciste» qui revient souvent. Dans une lettre destinée à Mohamed Zouaoui, un cadre militant de la Fédération de France, Ali Haroun parle d'une réaction algérienne en trois phases contre le couvre-feu : boycott de la mesure par une promenade dans les rues de Paris, grève des commerçants algériens et manifestation de femmes.
En se déployant aussi massivement dans les lieux les plus visibles et les plus emblématiques de Paris (L'Etoile, les Grands Boulevards, l'Opéra, etc.), les Algériens s'affichent dans l'espace parisien comme ils ne l'ont jamais été. Pour la première fois, les «Français musulmans d'Algérie» font une apparition soudaine et remarquée dans les grandes artères de Paris.
Jusque-là, ils étaient cantonnés dans les limites des lieux de travail et de leurs lieux de résidence, situés pour l'essentiel à la lisière de Paris intra muros. Manifestement, c'est une nouvelle forme de visibilité des Algériens de Paris. Une visibilité que la Fédération de France du FLN avait érigé au rang des objectifs assignés aux journées de mobilisation de l'automne 1961.
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