Et si les pays de la rive sud de la Méditerranée – Algérie comprise – auraient à gérer à l'avenir une situation céréalière difficile ? Cette question aux accents de crise est loin d'être hypothétique. A l'heure où les «révolutions arabes» cristallisent les débats et arrachent l'essentiel du temps médiatique, des prospectivistes travaillent ici et là et s'efforcent de réfléchir sur les défis du futur. Dont la décisive sécurité alimentaire. A l'abri des regards, des experts peu portés sur les plateaux de l'actualité spectaculaire et immédiate préfèrent scruter l'après-printemps arabe. Une manière de siffler la fin de «l'enthousiasme débordant» et de rappeler aux uns et aux autres les urgences cruciales de l'avenir immédiat. Deux analystes viennent de pointer de fraîche date les horizons céréaliers moroses au sud de la Méditerranée. A la demande de l'Institut de prospective du monde méditerranéen (Ipemed), un think tank «promoteur» de la région, deux chercheurs, Edward Aoun et Amal Chevreau se sont livrés à un état des lieux céréaliers. Leur conclusion est sans appel : un risque d' «aggravation de la situation céréalière» se profile «dans les vingt prochaines années». Ce n'est pas la première fois qu'une telle projection pessimiste résonne sous les cieux de la rive sud. Dans un passé récent, des colloques et des paroles d'experts ès agriculture l'avaient laissé présager. Mais le rapport de l'Ipemed a le mérite de ne pas faire dans les demi-mots. Il dit crûment ce que les fonctionnaires nationaux et internationaux expriment au prix d'une prudence sémantique excessive. Au moyen d'indicateurs – comme seules pièces à conviction – le think tank méditerranéen examine «la situation céréalière en Méditerranée». En réalité, le rapport de l'IPEMED passe au crible une vaste région qui va bien au-delà des pays côtiers. C'est toute la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du nord) qui y est abordée. Une vingtaine de pays au rang desquels l'eurasienne Turquie et Israël. En Méditerranée, s'inquiètent les prospectivistes de l'IPEMED, «un état permanent d'insécurité alimentaire prévaut, avec un fort risque d'aggravation dans les vingt prochaines années». L'alerte est d'autant plus sérieuse que les céréales «tiennent une place centrale dans l'agriculture et l'alimentation» de la région. Certes, depuis 1960, la production céréalière a quasiment doublé en volume sous l'effet d'une augmentation de l'offre foncière agricole – la céréaliculture occupe la moitié des surfaces agricoles – et d'importants soutiens publics. Pour autant, la situation demeure plus que jamais problématique. Depuis les années soixante, en effet, les importations ont été multipliées par quatre, «d'où un écart croissant dans les déficits céréaliers». L'aggravation de la situation céréalière à l'horizon 2030 n'est pas un scénario du seul IPEMED. L'organisation mondiale de l'agriculture (FAO) à laquelle le think tank méditerranéen emprunte nombre d'arguments se montre «sceptique» à ce sujet. Et s'émeut, à longueur de conférences et de rapports, sur l'«écart croissant» entre la demande et la production. La région Mena, soulignent les prospectivistes de l'IPEMED, «accuse d'importants retards en termes de productivité céréalière par rapport aux moyennes mondiales». Du Maroc à Bahreïn en passant par les autres pays du Maghreb, l'Egypte, la Jordanie et la péninsule arabique, les «ratios de capacités productives sont les plus faibles du monde». Preuve de l'urgence alimentaire qui prévaut au sud de la Méditerranée et qui n'augure pas d'un changement à moyen terme, les pays de la région Mena s'illustrent par une «facture céréalière plus élevée que la moyenne mondiale». Concrètement, ils importent «en moyenne» 50% de leurs besoins en nourriture. Souligné à grand renfort de graphiques, un indicateur imprime le rapport de l'IPEMED et résonne comme une sonnette d'alarme. Les pays arabes, y est-il écrit, sont les «plus gros importateurs nets de céréales dans le monde». Selon une moyenne établie à partir des quatre dernières années, les quantités de blé importées en dehors du monde arabe s'élèvent à 58,2 millions de tonnes métriques par an. Avec une population autrement plus importante, l'Asie n'en importe pas autant : 46,9 millions de tonnes, soit 11 millions de tonnes de moins que le Maghreb et le Moyen-Orient. L'Afrique subsaharienne en importe, pour sa part, 26,9 millions de tonnes. Autre indicateur fort qui se passe d'explications : la région «importe le quart des céréales produites dans le monde alors qu'elle ne compte que 8% de la population mondiale». Si la problématique céréalière pèse sur l'ensemble des pays Mena, la rareté diffère d'une contrée à une autre. Explications des prospectivistes de l'IPEMED : «Le Maghreb et l'Egypte sont très dépendants, ainsi que des pays de l'Est de la région», comme Israël et les Territoires palestiniens, la Jordanie et le Liban. A l'exception de la Turquie dont la dépendance des importations extérieures est faible (une moyenne de 4 dollars par habitant), tous les autres pays de l'est et du sud de la Méditerranée sont confrontés à des «déficits structurels considérables». A défaut d'en produire suffisamment, ils n'ont guère d'autre choix que de sacrifier davantage à l'impératif de l'importation «pour couvrir leurs besoins alimentaires». Quitte à se faire l'écho de discours déjà entendus, l'IPEMED souligne à grands traits que la question céréalière en Méditerranée relève désormais d'un double enjeu «stratégique et géopolitique». La forte dépendance des importations et le poids de plus en plus pesant des factures alimentaires «fragilisent davantage les ambitions de souveraineté et de sécurité alimentaires» des pays de la région. Pour les auteurs du rapport, la question céréalière est stratégique, car «elle relève des Etats et de leur volonté d'assurer sécurité et souveraineté alimentaire». Elle est géopolitique «car elle s'inscrit dans un cadre de construction régionale avec un enjeu de coordination des politiques locales et régionales en matière d'agriculture et d'alimentation».