Economiquement, ils préfèrent s'en tenir à l'auto-subsistance (alors que le décideur national veut que le Sud nourrisse le Nord en blé...) sur les surfaces restées disponibles ; ils se consacreraient à des cultures spéculatives propices aux petites surfaces et donc peu utilisatrices d'eau (épices, poivre, safran, henné, thé, arachides à usage domestique, raisin sec, etc.) Ils ont expérimenté un tas de produits mais ne les maîtrisent pas tous. Là aussi, ils ont besoin du savoir scientifique et technique de l'expérimentateur de laboratoire, pour autant que la volonté politique s'affirme dans ce sens, ce qui nous ramène à l'option « technologie douce ». Le gigantisme du projet céréalier que veut de se donner l'Algérie est à l'image de celui de certains pays « frères » (Libye, Arabie Saoudite), mais le forage de l'albienne, la culture sur pivot, la minoterie du Touat et autres folies des grandeurs expriment à l'heure actuelle bien plus une fuite en avant que les solutions ajustées aux problèmes alimentaires que connaît l'Algérie. Les techniciens endossent une grande part de responsabilité mais ils ne seront pas à la barre des accusés, car le procès des prédateurs modernes ne se fera que plus tard, beaucoup plus tard, à titre posthume. En effet, cette échéance coïncide avec la conjonction de deux facteurs, qui sont l'un l'épuisement des ressources non renouvelables (nappe albienne, sols rendus alcalins et exploités de façon itinérante au nom de contraintes marchandes), l'autre la prise de conscience régionale (mais la conscience écologique présuppose l'existence d'une classe moyenne lettrée et ayant atteint la masse critique) dans un contexte national éthiquement disponible à l'égard de la revendication écologique. Le fin mot de l'histoire est de se demander à quoi ont servi les colloques sur le Sud. Financés par le même maître d'œuvre, celui-ci s'est fait délibérément représenter par des maîtres d'ouvrages (gestionnaires centraux et ingénieurs locaux) qui, d'un colloque à l'autre, ne démordent pas de l'idée qu'ils savent tout, que les dossiers techniques sont ficelés et maîtrisés sans qu'on en sache plus, qu'ils savent où ils vont et que les décisions sont prises. Les universitaires candides, qui n'ont pas encore perdu la foi en ces colloques, trouvent souvent en face d'eux silence et mépris. Deux discours, deux attitudes, deux religions l'une face à l'autre, mais qui ne s'affrontent pas vraiment. Le débat des Horace et des Curiace reste ici platonique et ne se noue jamais en pugilat. Les universitaires par trop critiques pèchent-ils par naïveté, méprise ou irréalisme ? Il y a sans doute des lacunes de ce côté là mais cela n'explique pas le paradoxe posé ici. Les managers, quant à eux, pèchent-ils par bêtise ou par « trouille » ? Mais dans ce cas, de quoi auraient-ils peur ? De l'avenir de la science menacée par les fauteurs d'eau trouble, ou de l'avenir de leur science, bref de leur carrière ? Sans doute, la même question mérite-t-elle d'être posée à certains universitaires, épisodiquement experts agronomes pour faire avancer la recherche. De quoi ont-ils peur ? Les technologies douces vont-elles à la rencontre de l'avenir de la corporation ? Elle a bon dos la pluridisciplinarité. En tout cas, je repose la question : pourquoi des colloques sur le Sud quand on a décidé d'avance de ne pas s'en servir ?... Le problème de la technique, de la modernisation et de la modernité J'ai en partie répondu à cette question en l'anticipant pour la partie algérienne. J'y répondrai cependant pour élargir le débat. Afin d'éviter les longs développements que celui-ci suscite, je le baliserai par une série d'axes thématiques ou de paradigmes susceptibles de structurer la réflexion sur ce sujet. L'essentiel est de parvenir à une didactique du développement en zone aride et, au delà de celle-ci, à une didactique d'articulation entre rationalité locale (où se trouve inscrit le projet dit de « développement »), rationalité internationale et rationalité nationale, cette dernière étant plus difficilement saisissable, de par la faiblesse de son épaisseur historique, institutionnelle, voire éthique, notamment en ce qui concerne les jeunes Etats-nations en formation. Partons de la technique et voyons comment elle peut susciter ou traverser d'autres registres, sans avoir à les poser en termes catégoriels (modernisme-modernité). « L'effet rue St-Jacques » Je dois d'abord définir la technique : celle-ci dépasse la dimension instrumentale pour englober également le mode d'organisation du travail, de gestion des ressources (humaines et matérielles), etc. Le regard que certains détenteurs du savoir moderne (puisé forcément dans les universités européennes ou américaines) ont de la technique laisse entendre qu'ils seront les principaux agents de transfert, non seulement de cette technique, mais aussi du modèle normatif qui l'accompagne. Pour avoir participé à quelques séminaires scientifiques en Afrique francophone, j'ai eu l'occasion de mesurer ce qu'on peut appeler « l'effet rue St-Jacques » (7) : on y entend parler de ZAC, de ZUP, de SDAU, de PUP..., là où je vois la brousse ou la case villageoise jouxtant un espace péri-urbain pendulaire, informel et en tout cas justiciable d'approches plus au fait des réalités africaines. Ainsi, l'élément technique n'est jamais aseptisé. Il s'accompagne toujours de présupposés scientifiques et idéologiques : par exemple, les projections d'action d'aménagement saharien se font sur la base des connaissances disponibles. Sur ce point, il y a plus de conjectures que d'hypothèses plausibles. En matière de climatologie, il a fallu attendre la sécheresse qui s'est installée dix années durant dans le Sahel pour en soupçonner l'occurrence. De même, une nouvelle discipline, la climatologie historique, vient de naître grâce à des tests sur des écorces d'arbres permettant de restituer le cycle climatique local ou régional à l'échelle de l'histoire et non plus à l'échelle géologique. Cette restitution vient à la rescousse de l'historiographie (souvent indigente en données précises encore que non quantifiées alors) ou de la mémoire collective. Ainsi, ce que la chronique saharienne désignait par les invasions de criquets pèlerins ('am el J'rad) et par les grandes disettes ('am el jûf) ou par les grandes épidémies ('am bû hamrûn), etc., évoquées le plus souvent soit pour insister sur les difficultés et les souffrances, soit pour y voir une malédiction divine mais toujours mentionnées comme repères chronologiques, moyen de datation, a été toujours la seule référence susceptible d'exploitation, jusqu'à ces dernières décennies. Les scientifiques ont appris néanmoins depuis une période fort récente que les régions sahariennes ainsi que les plateaux ont connu ainsi au cours du temps (XVe-XVIe et XVIIIe siècles) des sécheresses prolongées, donc susceptibles de se reproduire. Cet exemple montre que toute action qui engage l'avenir sur les bases des données acquises doit être pondérée par le fait que ces données ne sont pas irrévocables et que les hypothèses d'aménagement doivent par conséquent prévoir, en termes de stratégie ou de soupape de sécurité, des solutions alternatives pour le long terme, des possibilités de réversibilité, etc. Or ces solutions alternatives ne sont pas toujours dans « l'air du temps »... A titre d'exemple, la nappe albienne peut irriguer un million d'hectares de céréales dans le Sud sur la base de cent ans. La quantité produite permettrait l'autosuffisance à partir des données socio-démographiques actuelles. L'hypothèse de doubler cette surface — hypothèse évoquée avec beaucoup de sérieux — nous donnera un sursis de 50 ans au lieu de 100, sans parler des « amis » tunisiens qui pourraient négocier en baisse cette réserve hydraulique commune... Il est des baux emphytéotiques de 99 ans, et cela est banal dans la vie municipale : autrement dit, le fait de prétendre, pour un justiciable, à la jouissance paisible d'une terre pendant 99 ans est entré dans les mœurs depuis longtemps. Quelle est l'échelle de temps qu'il faudra arrêter comme norme de « jouissance » pour une nation, sachant que les vivants sont responsables vis-à-vis des générations à venir et qu'ils ne doivent pas se contenter de ne considérer que les problèmes qui se posent à eux de leur vivant ? C'est là à la fois une question scientifique et éthique. Où s'arrête la responsabilité des « malaxeurs » d'espace ? Le paradoxe de notre temps est celui d'un conflit apparemment irréductible entre la temporalité scientifique qui invite à la prudence et à la multiplication des paramètres qui concourent à la reproduction ou à la régénération d'un écosystème, d'une part, et la temporalité politico-économique qui agit sous les contraintes marchandes (dépendance alimentaire drastique, liquidités incertaines pour acheter le blé à l'extérieur) et idéologiques (juguler la crise pour faire face au mécontentement et asseoir la légitimité...), d'autre part. Ces contraintes ne peuvent pas attendre, elles fonctionnent à cycle court, d'où le hiatus signalé plus haut. L'homme moderne est-il un prédateur obligé ? Je ne le crois pas. Dans le cas de l'Algérie, les surfaces agricoles abandonnées dans le Nord tellien et dans les piémonts, c'est-à-dire les terres les plus propices à la céréaliculture (dans la mesure où le régime des pluies y trouve des réponses adéquates en matière de petite hydraulique et de restauration des sols) l'ont été pour des raisons autres que techniques ou pédologiques. Ainsi vouloir mettre en valeur le Sud ex-nihilo, c'est éviter de réinvestir les terres de la Mitidja en déshérence, et dont le traitement passe par un assainissement des structures foncières hypothéquées par les réformes antérieures. Les contradictions qui sévissent en Algérie sont par ailleurs transposables au niveau international : il y a les pays du Nord et les pays du Sud, les premiers régentant les seconds à l'effet de réguler leur économie et leur confort relatif. Il y a, en Algérie, semblable topique d'une vision « nordiste » des problèmes du Sud. L'Homo economicus a été un prédateur moderne Les problèmes et contradictions du Nord sont prétextes à vouloir « développer » le Sud et cette velléité, en dépit des discours, n'a rien de philanthropique à l'endroit des populations locales concernées. Nous avons vérifié cette loi d'airain de la dépendance à l'échelle inter-régionale, et non plus internationale, d'abord avec l'expérience de l'OFLA(8) pour la tomate d'Adrar, et ensuite pour les aléas de l'encadrement agricole des paysans du Hoggar, depuis leur promotion au rang de paysans libres... Il n'y a d'ailleurs aucun procès d'intention à faire aux gouvernants successifs. Cette loi d'airain veut dire que les tentatives d'intégration nationale entraînent au plan technique et économique une polarisation capitalistique irréversible de la société algérienne. Tout se passe comme si le processus, entamé dans le contexte du capitalisme colonial, poursuit sa marche victorieuse et plus en profondeur dans l'arrière-pays. La différence est qu'au plan national, en dépit des promesses de la démocratisation, il n'y a pas de dynamique régionale, d'entité régionale d'expression des besoins et de prise de conscience. Je parle de la régionalité, comme instrument de planification démocratique et non de « régionalisme ». Or ces mécanismes de règlement des conflits internationaux existent, en dépit de leur efficacité relative. La conférence de Rio qui s'est tenue en juin 1992 devait donner l'occasion aux pays du Sud de négocier avec ceux du Nord les conditions de pollution de la planète. Cette pollution, qu'elle soit atmosphérique ou marine, est indivisible et dépasse la logique juridictionnelle de la souveraineté nationale. Le droit à la pollution doit se payer, comme jadis le droit d'accès aux matières premières, au prix du marché, ce qui est une arme à double tranchant, du reste... De même, il est question de droit de prélèvement des ressources génétiques dont l'essentiel se situe dans les forêts tropicales et sub-tropicales, donc au Sud. La capitalisation du patrimoine génétique, par croisement des espèces végétales, peut résoudre de façon spectaculaire l'insuffisance alimentaire des pays concernés par accroissement des rendements. C'est utile pour ceux qui manquent de terre, voire de bras. Mais ce génie biotechnologique est monopolisé par les laboratoires du Nord et fait l'objet des brevets, c'est-à-dire accessible par le marché, l'incontournable marché... Les pays titulaires de ce patrimoine génétique peuvent négocier en position de force l'accès, en amont, à leurs ressources et contribuer à réglementer ainsi les prélèvements aux fins d'expérimentation. Tout cela promet et inquiète à la fois. Cela promet parce que la tendance légale va à l'encontre du système des brevets sur le vivant. Aussi parce que la conscience d'une interdépendance accrue des pays, qu'ils soient du Sud ou du Nord, est de plus en plus amplement partagée par les classes moyennes de ces pays, et que les effets pervers de la théorie de la valeur peuvent être régulés par l'exigence d'une qualité de vie où les préoccupations individuelles se confondraient avec les préoccupations régionales, voire planétaires ; une sorte de confluence entre principe d'égoïsme et principe d'altruisme, confluence qui est au cœur même de la modernité, mais c'est là un vieux débat d'abord de philosophes ensuite d'économistes. En tout cas, rien ne nous interdit de rêver à une convivialité planétaire qui serait moins prédatrice, et qui conduirait à des réductions d'inégalités, à partir du moment où les pays riches, une fois parvenus à maîtriser la technologie dépolluante sous leurs cieux, voudront éviter que les pays pauvres n'aliènent ou ne polluent leurs ressources par désespoir. On peut imaginer des scénarios d'ego-altruisme à l'échelle mondiale et aux multiples modifications du paysage humain. Mais le prédateur, du Sud comme du Nord, sévit encore, car la rationalité marchande est loin d'être battue en brèche par ce pouvoir cathartique que peut constituer l'angoisse écologique. « Prometheus predator », voilà pour l'essayiste ou philosophe, un beau titre de roman à pamphlet. Prométhée, en volant le feu aux dieux, était condamné à n'être plus qu'un homme et donc à faire ses preuves dans ce bas monde. Il a décidé non pas d'être grand, mais de « savoir ». Ce mythe grec est à quelques détails près partagé par d'autres civilisations au moins méditerranéennes (péché originel et rédemption avec viatique possible, pour recouvrer le statu quo ante moyennant des prescriptions praxéo-normatives ici-bas et variables dans chacune des « religions d'Abraham »). Prométhée avait tenu son pari d'homme libre et méritant quand il a produit la démocratie formelle, le droit du sujet et la propriété privée subséquente de la liberté individuelle. Il semble l'avoir tenu quand il a soumis la nature et les hommes aux exigences de la révolution technique et industrielle et quand il a cru donner sens, en termes de progrès technique et scientifique, à la liberté du sujet postulée par les philosophes des Lumières. Il semble enfin avoir tenu ce pari en construisant la cité rationnelle chez lui et en tentant de l'imposer ailleurs. Les doutes sur ce pari ont commencé à se manifester lors de ce passage de la cité rationnelle à l'ordre mondial. L'Homo economicus — forcément capitaliste — a été un prédateur moderne et redoutable parce qu'il agresse à la fois les consciences des peuples soumis à sa volonté et la nature qu'il voulait transformer au nom du progrès, de la science et du marché. Les avis ont longtemps été partagés sur la première agression, mais point sur la seconde où ils se sont fait connaître à une date plus tardive (9). Les dégâts perpétrés contre la nature sont désormais articulés aux rapports sociaux de domination. Qu'il s'agisse de la contradiction entre l'idée d'un patrimoine commun de l'humanité et la privatisation réelle des ressources génétiques (10), qu'il s'agisse de nouvel impérialisme écologique (11) ou de l'incapacité des hommes de cette fin de millénaire à gérer la planète (12), tout cela repose, à une tout autre échelle, le débat sur la rationalité dont l'Occident a été porteur, et contribue à interpeller ce concept, longtemps dominant, à partir de présupposés éthico-écologiques. Notes : (8) Office national des fruits et légumes (anciennement rattaché au ministère algérien de l'Agriculture). (9) Une première prise de conscience, au plan médiatique et politique, eut lieu vers les années 1970 avec la sortie de l'ouvrage de René Dumont : L'écologie ou la mort , et plus récemment celui de Serge Latouche : L'occidentalisation du monde. Cependant, les préoccupations écologiques ont toujours existé comme réflexion générale. (10) Lire à ce sujet : Robert Ali Brac de la Perière : La révolution de la semence pourrait améliorer toute l'alimentation humaine, in Le Monde diplomatique, mai 1990. (11) Lire : Louis Emerit : Nord-Sud, la grenade développée, document FIRST, Paris, 1992. News Week, éd. Du 11/07/88. La terre outragée, éd. Autrement, Paris, 1992. (12) Lire à ce propos, Henri Bartoli : L'économie multidimensionnelle, éd. Economica, Paris, 1992.