L'ENTV n'a pas la mauvaise réputation de nous «gâcher la fête» mais elle l'a quand même fait cette fois-ci. L'insolite de l'image tient à la fois du fait qu'elle soit diffusée par une télé publique plus encline à trouver du tout va bien dans le meilleur du monde qu'à chercher la vérité et de ce que la caméra a «réussi», une fois n'est pas coutume, à capter. La détresse sur le visage de l'homme aurait pu lui épargner l'effort de parler mais on lui a quand même tendu le micro. Pour une fois qu'on n'a pas été dénicher des gens ivres de bonheur de rentrer confortablement et... dans «les meilleures conditions» passer l'Aïd en famille, on ne va tout de même pas s'en priver en faisant les choses à moitié. Le brave père de famille perdu dans le désespoir d'une station de bus vide avait le regard hagard de celui qui n'attend plus rien de la vie. Au vide devait s'ajouter le silence mortel entrecoupé de sifflements de véhicules qui passaient par intermittence à la vitesse de météorites dans son dos tourné à la route. L'homme a dû avoir une étincelle d'espoir quand il a entendu, plus que vu, un véhicule entrer dans la station. Il attendait sans grande illusion un bus, il a vu arriver... une voiture de la Télévision ! ça ne l'emmènera certainement pas auprès des siens mais ça l'a ramené un moment à la vraie vie. Il aurait aimé ne pas dire ce qu'il allait dire. Et pour cause, il se voyait bien dans la jubilation nationale que rendait «fidèlement» la télé de son pays à chaque Aïd que Dieu fait. Des Algériens heureux de prendre le départ pour retrouver la chaleur du foyer, les bras chargés de belles choses et la tête déjà sur le seuil de la porte, là-bas, au village. Comme ça fait longtemps qu'il travaille loin de chez lui, il avait pris l'habitude d'angoisser un peu le jour du «départ» mais il finissait toujours par rentrer dans des conditions plus ou moins acceptables. Il avait tellement pris l'habitude qu'il a fini par se dire que ça n'arrivait qu'aux autres, de se retrouver désespérément seul dans une station de bus au paysage lunaire, sans espoir, sans personne à qui parler, hormis une caméra de télévision venue d'une autre planète. Alors, comme quelqu'un qui allait faire quelque chose avec un immense regret, il se rapproche du micro et parle : «Oui, oui saha aidkoum... quand même !» Il n'avait pas terminé sa phrase, mais ça ne pouvait pas mieux tomber. Il allait dire l'essentiel face à la mine surprise du journaliste qui lui tendait le micro qui ne devait pas s'attendre à ce que quelqu'un ajoute un «quand même» à une formule depuis longtemps tombée dans la... routine. «Mon Dieu, est-ce possible que quelqu'un ne puisse pas trouver un transport pour rentrer chez lui et passer la fête avec ses enfants ?» Oui, le brave père de famille était là, horriblement seul et désespéré de trouver un transport qui le mènerait vers ses enfants. Il n'y a ni à nuancer, ni à exagérer, ni à espérer. ça faisait quatre heures qu'il était là. Et après quatre heures, il était inutile d'attendre. Mais il attend toujours, parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Comme pour atténuer cette image de détresse humaine que rien ne devrait justifier, on «zappe» vers une station plus «clémente». Là on a quand même trouvé quelqu'un pour trouver que les bus «publics» sont disponibles, contrairement aux... bus privés ! On pensait que tous les bus assuraient un service... public mais c'est une question qui ne se pose pas, pour le brave père de famille qui ne sait toujours pas où il va passer la «fête». Et qui a dit «saha aidkoum, quand même !»