L'importance du rôle joué par la voix dans la conservation des sociétés humaines n'est plus aujourd'hui contestée. Grâce à la voix, la parole devient exhibition et don. A la limite, la signification des paroles n'importerait plus… La voix seule, par la maîtrise de soi qu'elle exprime, suffit à séduire. Beaucoup de gens admettent comme un fait naturel que les ethnies africaines ou amérindiennes possèdent une riche poésie de tradition orale. Pour l'Afrique, comme l'écriture n'était pas alors en usage dans certaines régions, on confia à un groupe social le soin de raconter l'histoire, et de jouer ainsi le rôle de mémoire du peuple. Ces derniers sont poètes, comédiens, chanteurs ou mimes. Les Touareg utilisent une écriture traditionnelle, le tifinagh, mais leur histoire et leur littérature demeurent de tradition orale. La qacida chez les Arabes est un fait de mémoire pour des populations mémoratives et commémoratives. Tous les ans, dans l'Arabie jahilyte, d'avant l'avènement de l'Islam, on venait des quatre coins de la péninsule de l'Arabie pour se retrouver à Souk Oukaz, sorte de marché ou de foire, pour échanger sur la place publique, par la médiation des poètes, les vers fortement frappés du délire et de la sagesse, fascinés, orageux, extasiés, c'était en quelque sorte la lutte contre le désert. Au Japon, à partir de 1320, on raconte que des moines au biwa (luth à 4 cordes), aveugles pour la plupart, portaient le costume des moines et allaient de village en village, de château en château, chantant les exploits des héros de la guerre qui, au cours du XIIe siècle, opposa deux grands clans, tous les deux issus de la maison impériale des Taira et des Minamoto, dans une lutte implacable pour accéder au pouvoir. L'écrit comme origine Il arrive que les poètes oraux, ceux du malhoun chez nous en Algérie, subissent parfois l'influence de certains procédés stylistiques appartenant à la tradition écrite. Ces échanges sont de nos jours presque une règle, mais de tout temps, la cloison qui semble séparer poésie orale et poésie littéraire écrite est poreuse, au point où il est difficile de les séparer. D'innombrables récits, poèmes, chansons écrits et appuyés sur une solide tradition littéraire qui, par intention de leurs auteurs ou de quelque hasard historique, passent dans la tradition orale et parfois s'y perpétuent au point que l'on perde de vue leur origine. Ce qui est arrivé pour la plupart des chansons populaires et folkloriques. Cependant, beaucoup d'écrivains à travers le monde se sont orientés vers une tradition orale d'où leur art tire une partie de cette sève. La voix déborde la parole. La voix On ne saurait la réduire à sa fonction de porteuse de langage. Le langage, elle ne le porte pas, il transite par elle, dont l'existence physique s'impose à nous avec la force que possède le choc provoqué par un objet matériel. La voix ! Timbre, ampleur, hauteur… en Inde, un conteur récite et chante plusieurs épisodes d'épopées, en jouant d'un tambour et d'un luth à trois cordes, dont la caisse de résonance formée d'une demi-calebasse est recouverte d'une peau de salamandre. Cet instrument rustique est généralement fabriqué par le chanteur lui-même. Celui-ci est accompagné par deux joueurs de tambour, d'un harmonica et d'un chanteur qui lui donne la réplique. Le retour en force de la voix est favorisé de nos jours par la technologie des médias. Nous assistons donc à une résurgence des énergies vocales de l'humanité, au sortir d'une ère où elles étaient dévalorisées. On le constate de nos jours ce regain d'importance de la voix surtout à travers la radio, le radiocassette et les promeneurs en Walkman. Ou en MP3. La qacida Chant de l'incantation, chant de la nostalgie, de la gloire. Désir et exaltation, fantasme dans la magie des mots. La qacida, le temps, l'espace et la solitude dans le désert. Ce poème lyrique des Ouled Sidi Cheikh retrace la vie des nomades : «L'exode des pèlerins et l'aspect des montagnes émergeant à l'horizon m'emplissent de nostalgie. Le vent du Nord m'apporte de sa suave une odeur. Ô souffrance ! Ne pourrais-je recevoir l'un de ses messages ? Ne m'oublie pas, car ma tente se situe entre Mazzini et El Kébèche.» Dans la poésie populaire, le cheval a toujours été présent. Il était le messager, le compagnon qui peut réunir les amants : «Mon ami, ô mon cher ! Allons en voyage vers Fatna, ô mon esclave, cet or. Allons chez la gazelle, nous pourrons, si nous le voulons. Passer notre nuit sous la tente ou à proximité. Les chevaux vous conduisent chez Fatna et vous ramènent. Ils vous égaient et dissipent les tristesses de l'esprit. L'alezane t'amène vers l'œil de la beauté. Celle qui est ma part à la taille fine vers qui mon cœur s'envole.» Concernant la poésie orale féminine, le professeur Youcef Nacib avait écrit : «La poésie féminine se cristallise autour des temps forts de la vie : naissance, circoncision, mariage, pèlerinage, famine ou sécheresse…» Voici une berceuse enregistrée dans l'Est algérien qui révèle le caractère spontané et populaire de cette poésie : «Je compose chanson, chante la mère pour endormir son enfant : ‘‘Je te berce et je te retrouve. Tu es, je le sens, la joie de mon cœur. Comme est la joie des moissonneurs. Le blé s'il est belle moisson. Je te berce et je te recouvre. Ô fruit de mon cœur !''» Poètes et historiens L'écrivain et ethnologue Mouloud Mammeri avait écrit à ce propos : «La civilisation berbère est une civilisation du verbe. D'autres peuples se sont exprimés par la pierre, la musique, le commerce ou les mythes. Ici, la parole a une valeur éminente, voire despotique.» Cependant, tous ces poèmes, souvent transformés en chants, sont en quelque sorte une confidence faite de nos plaines, de nos montagnes, de nos villes et de nos villages. Il concerne autant les poètes, les sociologues que les historiens. De grands poètes algériens avaient marqué de leur empreinte la musique algérienne, de grandes voix, notamment grâce à celle d'El Hadj M'hamed El Anka, cheikh Hamada, Ahmed Wahbi… Ces poètes sont Sidi Saïd El Mandassi, Mohamed Ben M'saïb, Bensahla, Ahmed Ben Triki, Mostefa Ben Brahim, Ahmed Ben Guitoune, Sidi Lakhdar Ben Khlouf, Mohamed Belkheir et d'autres poètes moins connus. Le professeur A. Khelil avait écrit dans un article paru dans la revue Promesse qui a cessé de paraître : «A chaque fois qu'il a été nécessaire, nos poètes, qui se voulaient au cœur de la mêlée, ont élevé la voix. Les occupations turques et françaises, la lutte de l'Emir Abdelkader, ainsi que de nombreuses insurrections algériennes ne manquèrent pas de leur fournir de riches thèmes d'inspiration et des sujets de fierté.» Le poète Sidi Lakhdar Ben Khlouf est l'un des premiers poètes à avoir évoqué avec talent dans une longue qacida, la bataille de Mazagran (Mostaganem), qui eut lieu en 1558 et qui opposa les troupes du comte d'Alexandre, gouverneur d'Oran, à l'armée du pacha d'Alger. C'est sans aucun doute grâce aux textes des grands poètes que certaines chansons ont résisté au temps et aux modes. Adaptés musicalement dans le genre andalou, hawzi, chaâbi ou bédoui, ces poèmes se sont prêté aux «jeux artistiques»… Leur force est l'immortalité. Ces poètes sont El Hadj Mohamed Ben M'saïb, Mostefa Ben Brahim, Abdallah Ben Kerriou, Sidi Lakhdar Ben Khlouf, Ben Triki, Ben Guitoune connu surtout par Hizia, Abdelkader El Khaldi… Mais ces poètes sont devenus inoubliables grâce aux grands maîtres de la chanson algérienne, tels que El Hadj M'hamed El Anka, Ahmed Wahbi, Blaoui El Houari, Mohamed Tahar El Fergani et autres adeptes de la musique andalouse et hawzie. Les paroles demeurent Si dans le cinéma il est surtout question du choix du meilleur scénario et de casting, la réussite d'un chanteur est aussi une question de choix de texte et de musique à interpréter… C'est d'ailleurs comme à la vie où tout est question de choix. Sur ce volet, El Hadj M'hamed El Anka est sans aucun doute parmi ceux qui avaient bien compris cette «règle» et c'est pour cette raison qu'ils ne meurent jamais. Cependant, l'interprétation y est pour beaucoup. El Hadj n'interprétait pas seulement la chanson sur un ton chaâbi, il est allé au-delà avec sa voix enrouée, engorgée aux couleurs du blues. Puis, les autres ont suivi, chacun d'eux avait apporté sa touche personnelle, comme récemment Rédha Doumaz qui interprète ces chansons avec une voix en «cascade», notamment la chanson Ya ahl ezzine El Fassi. On comprend aussi pourquoi ces poèmes écrits il y a plus d'un siècle ont une telle description de profondeur, de métaphore et de musicalité, tout simplement parce que ces poètes sont des lettrés et ont écrit pour l'art, rien que pour l'art. Ils n'ont pas écrit pour s'enrichir ou pour les princes, car les princes meurent, mais les paroles demeurent. Prenons l'exemple de Mostefa Ben Brahim, né en 1800 à Sfisef, dont voici l'un de extraits de ses poèmes écrits lors de son exil : «Mon cœur se souvient du berceau de ma famille. Envahi par l'inquiétude. Il a perdu de sa sérénité. Il est ulcéré par la nostalgie. Ô étranger, pourquoi tu m'as appelé ?» Cheikh Mohamed Ben M'saïb a aussi donné pour le patrimoine algérien. Natif de Tlemcen au début du XIIe siècle et originaire d'une famille de l'Andalousie, plusieurs de ses textes ont été interprétés par de grands chanteurs. Quant à Ben Triki, il disait dans un de ses poèmes : «Les gens sont occupés à leurs affaires. Moi, je n'ai d'yeux que pour la gazelle. L'étudiant ne pense qu'à son livre. Il parcourt le monde à la recherche de la science. De même le cavalier fait son choix parmi les chevaux de différentes races. Et moi la cause de mon trouble, c'est ma voisine du quartier. Ah ! Comme je suis malheureux !» Aussi, un très beau poème targui, plein de rêves, d'images et de métaphores, il s'intitule Ma prière : «Je m'étais endormi sur la dune brûlante. Ton nom était dans mon cœur. Mon rêve a porté ton nom de mon cœur à mes lèvres. Comme je ne pouvais embrasser ton nom. J'ai embrassé le sable sur lequel il était écrit.» Plusieurs poètes marocains ont aussi contribué à l'enrichissement de la musique maghrébine, comme cheikh Mohamed Ennadjar et Sidi Kaddour El Alami. Ce dernier est l'un des plus anciens et des plus grands auteurs moralistes et mystiques (1742-1850), connu notamment par El Maknassia et Ya Krim El Kourama, reprise par plusieurs chanteurs et récemment par le groupe El Ferda. Cheikh El Maghraoui est aussi un grand maître de la poésie melhoun. Sa grande taille, son savoir et sa piété ont donné lieu au proverbe suivant : «Tout ce qui est long est vide, excepté le palmier et El Maghraoui.» («Koul touil khaoui, siwa ennakhla oua El Maghraoui»). Il a laissé derrière lui un grand diwan.