Pour cette rentrée littéraire, un roman a attiré mon attention, c'est celui de Maïssa Bey, Surtout ne te retourne pas, qui est un récit fort, construit autour d'une psychologie de la mémoire et de la recherche de soi, avec une chute qui peut être elle-même toute une histoire. Dans ce roman, la matière et l'esprit s'entremêlent pour établir un impact sur l'être humain qui ne peut se défaire de ces deux données fondamentales de son existence. Lorsque cette existence est ancrée en Afrique du Nord, une dimension souvent tragique prend forme. Maïssa Bey, en fille du terroir, originaire de Ksar El Boukhari, du côté de Médéa, et qui réside aujourd'hui à Sidi Bel Abbès, exprime l'intériorité la plus intime de la femme algérienne avec dextérité. Ce qui m'a ému dans ce roman, justement, c'est cette recherche du moi, cette recherche des origines, cette quête de l'identité la plus profonde, quand tout s'effondre et que l'on est face à soi-même, quand la vie ne tient plus à rien. Quelques certitudes résistent, mais les doutes sont nombreux comme le dit Wahida, le personnage dédoublé de Amina dans ce roman à double voix : « Des images me reviennent par bouffées. Parfois très nettes, avec des détails d'une précision étonnante, parfois floues avec des interférences qui brouillent toute possibilité de reconstitution. Une sorte de va-et-vient dans lequel s'entrecroisent des personnages, des paroles, des cris, des paysages et des lieux aussi. » La mémoire de Amina la révoltée, comme cette terre algérienne qui gronde, est généreuse, car elle ne veut pas décevoir Dounya qui se révèle être sa mère biologique. La mémoire devient défaillante car Amina ne sait plus où elle doit se situer dans ce lieu qui ne cesse de trembler, qui ne cesse de bouger d'El Asnam à Boumerdès. Maïssa Bey part d'une catastrophe naturelle douloureuse, le tremblement de terre du 21 mai 2003 qui a secoué le nord-est d'Alger, et qui rappelle celui d'El Asnam en 1981 et d'autres encore. Secousse tellurique d'autant plus bouleversante que l'Algérie n'avait pas besoin de cela après les années sombres qu'elle venait de vivre à cause d'une idéologie d'un autre âge. Dire que le tremblement de terre est un prétexte serait probablement faux, en tout cas indélicat. La romancière montre par le biais d'une écriture réaliste surprenante, la souffrance des femmes principalement devant un tel cataclysme. Le roman est loin d'être un reportage journalistique, il n'est pas non plus un documentaire sur une région dévastée, même si Maïssa Bey dédie le roman aux victimes du tsunami du 26 décembre 2004, forçant le trait sur les catastrophes naturelles, et même si la narratrice est critique de la gestion de l'événement par les autorités en soulignant l'hydre islamiste qui réapparaît lors de telles détresses humaines : « Là où l'on attendait prières et recueillements, hommes et femmes unis dans le deuil, solidaires, dignes et mesurés, ce ne sont que superstitions, imprécations, menaces et débordements... Voici que la terre tremble ! Ne voyez-vous pas là un signe ? Le signe de la réprobation de Dieu ! » Celles que l'on culpabilise, ce sont bien entendu les femmes qui sont priées de se couvrir. Mais Maïssa Bey les décrit sous un autre jour. La sensibilité féminine de la narratrice note que la seule association qui a pensé aux femmes dans leur quotidienneté est une association internationale qui a fourni sans compter des serviettes hygiéniques jetables aux sinistrées. Une délicatesse relevée dans une société plutôt machiste et accusatrice. Les femmes sinistrées sont décrites avec subtilité, en situation, montrant que ce sont elles qui ont été les premières à avoir su s'organiser, à marquer le territoire du renouveau, lorsque les hommes n'étaient intéressés que par les caméras de télévision : « Ce sont les femmes qui les premières et très vite, ont pris possession des lieux, comme si elles avaient toujours vécu dans la même précarité, dans les mêmes conditions. Elles ont en quelques heures, marqué leur territoire avec une détermination qui a fait reculer les hommes les plus braves. » Et c'est là le paradoxe du discours de Maïssa Bey sur les femmes algériennes. La romancière ne pleurniche pas sur la situation des femmes en Algérie, elle les montre en action, elle décrit leur témérité, leur détermination à vouloir gérer leur vie, coûte que coûte, comme cette description de Dadda Aïcha, représentant à elle seule le courage et la solitude, la volonté et la lucidité des femmes, comme lorsqu'elle raconte à Wahida d'un temps lointain où les fleurs étaient appréciées, alors qu'aujourd'hui on ne construit que des hauts murs, des maisons sans arbres, sans fleurs, que du béton, un béton qui sent l'arnaque puisque tant de ces maisons nouvellement construites s'écroulent comme des châteaux de cartes dès que la terre bouge : « Dadda Aïcha n'a jamais su son âge. Elle est certainement très âgée... Il suffit pour s'en convaincre de regarder son visage complètement parcheminé et ses mains aux articulations noueuses. De plus, en l'écoutant, en écoutant les bribes de son histoire, celles qu'elle consent à nous confier, on peut remonter très loin dans le temps. Elle a cependant une démarche assurée, le dos bien droit, un corps étonnamment souple et une énergie... Et surtout elle ne se plaint jamais. On sent en elle une résistance très grande face à l'adversité et aux souffrances. » On sent à travers le récit, une affection de la part de Maïssa Bey pour ce personnage authentique, vrai, généreux qui agit, protège et se bat pour que Nadia, sa jeune protégée, continue à étudier dans le camp des sinistrés. Elle joue des coudes afin d'exister dans ce monde féroce où même la nature n'est plus clémente. Les personnages féminins de Maïssa Bey sont un mélange de celles qui réussissent par la résistance au quotidien comme Khadidja la coiffeuse qui a « tenu bon, malgré les menaces, allant jusqu'à ouvrir un salon de coiffure clandestin chez elle quand ses activités ont été déclarées illicites par un groupe de jeunes de la cité, vêtus de tenues afghanes, barbus et débraillés, les yeux soulignés de khôl. » Tout n'est pas idyllique. Il y a celles qui sont broyées par un système de non droit. La réalité du tremblement de terre se mêle à la réalité du séisme de l'histoire personnelle de l'héroïne Amina-Wahida qui quitte sa famille, qui part, sans se retourner au grand désespoir d'un père qui ne cherche qu'à sauver l'honneur, qu'à sauver les apparences. Le tremblement de terre eut lieu et Amina-Wahida se retrouve dans une situation où tout s'écroule, mais où tout peut se reconstruire. Le séisme naturel se mêle au séisme de l'âme et c'est là, par la force du récit et de l'écriture, que la symbolique prend forme : « Tout se tait, et s'élève enfin cette voix poussée par un vent venu des territoires les plus sombres enfouis en moi, cette voix née d'une infime mais terrifiante contraction de la terre, qui se faufile à travers toutes mes peurs, tous mes silences et qui me dit, avance, oui, avance. Surtout ne les regarde pas, surtout ne te retourne pas. Avance et va jusqu'au bout de toi. » Optimiste ? Maïssa Bey l'est, car dans ce roman remuant et dans lequel l'humour est aussi présent, elle restitue la parole aux femmes, à Dadda Aïcha, à Amina-Wahida, à Dounya, à Nadia, à Sabrina, à Khadidja, personnages principaux d'une intrigue au dénouement bouleversant que je vous laisse découvrir en lisant ce roman. Ce dernier roman de Maïssa Bey qui écrit pour se « sauver de la déraison » démontre une fois de plus le talent d'une vrai conteuse qui a commencé à raconter des histoires en 1996 avec Au commencement était la mer, quel beau titre aussi ! Maïssa Bey, Surtout ne te retourne pas, Paris : Editions de l'aube, 2005, et Alger : Editions Barzakh, 2005.